Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

8 |planète MERCREDI 4 MARS 2020


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É P I D É M I E D E C O V I D ­ 1 9


En Iran, le virus


révèle l’incurie


des autorités


Le régime aurait minimisé les


risques pour ne pas gêner la tenue


des législatives du 21 février


D

es trottoirs déserts,
des rues habituel­
lement saturées par
la circulation qui se
trouvent à présent vides, des éco­
les fermées, des rassemblements
annulés, et, dans tous les esprits,
l’inquiétude et la défiance. L’épi­
démie de Covid­19, considérée
comme le résultat d’un « complot
de l’ennemi » selon les plus hautes
autorités du pays la semaine der­
nière, s’est abattue sur les Ira­
niens dans leur quotidien. Sa réa­
lité s’est imposée au régime, qui
avait tenté d’en minimiser l’am­
pleur après avoir été accusé d’en
cacher l’émergence. Cernés par
les crises, les dirigeants de la Ré­
publique islamique sont accusés
d’avoir voulu sauver les apparen­
ces pour l’anniversaire de la révo­
lution de 1979, le 11 février, et sur­
tout pour tenter de favoriser la
participation aux élections légis­
latives du 21 février. Le ton a
changé depuis que, les uns après
les autres, déjà quinze dignitaires
et personnes liés au pouvoir ont
contracté le SARS­CoV­2.
Cinq en sont morts, dont Mo­
hammed Mirmohammad, un
membre du Conseil de discerne­
ment – une assemblée chargée de
conseiller le Guide de la révolu­
tion –, décédé lundi 2 mars. La vi­
ce­présidente de la République is­
lamique, Masoumeh Ebtekar, a
également été contaminée.
Or, si l’épidémie est bien là, sa vé­
ritable ampleur reste inconnue,
cachée derrière des chiffres offi­
ciels dont de nombreux soignants
doutent et que des députés contes­
tent ouvertement, accusant les
autorités de mentir. Le ministère
iranien de la santé a annoncé lundi
523 cas et 12 nouveaux décès por­

tant le nombre total de morts de­
puis le début de l’épidémie à 66.
« Leurs bilans sont faux. Je n’ai pas
de doute sur cela. Nous avons des
malades qui ont contracté le Co­
vid­19 dans notre hôpital, qui ne
figurent pas dans les chiffres offi­
ciels », a confié au Monde un méde­
cin du nord du pays.
Dans le Gilan, une province du
nord bordant la Caspienne, la si­
tuation serait particulièrement
critique. Lundi, Gholam­Ali Jafar­
zadeh Imenabadi, député de
Rasht, le chef­lieu de cette région, a
ainsi qualifié les chiffres officiels
de « blague », indiquant que la si­
tuation y était plus grave
qu’ailleurs avec des hôpitaux
« remplis de patients suspects ». Les
hôpitaux et les cliniques, débor­
dés, ne seraient plus en me­
sure d’assurer des soins ordinai­
res. « Dans notre hôpital, toute
opération chirurgicale considérée
comme non urgente a été annu­
lée », a indiqué au Monde un méde­
cin de la région du sud de l’Iran.
L’ensemble du territoire serait dé­
sormais touché.

Les intérêts du clergé
Pour de nombreux représentants
du corps médical, des obstacles
politiques ont considérablement
retardé la prise en charge du pro­
blème par les autorités. « Dans le
service des maladies infectieuses
où je travaille, les premiers cas sus­
pects ont commencé à apparaître
autour du 10 février, décrit une in­
terne de Téhéran. Je suivais bien sûr
ce qui se passait en Chine, et j’ai
commencé à porter un masque. Ma
responsable m’a ordonné de l’enle­
ver, il ne fallait pas faire paniquer
les gens. » L’étudiante en médecine
raconte une très forte tension

chiite de Fatima Masoumeh, que
sont apparus les premiers cas.
Une telle mesure serait entrée en
contradiction avec les intérêts du
clergé dont certains représentants
parmi les plus fondamentalistes
rejettent toute mesure de restric­
tion d’accès sur la base d’argu­
ments religieux. Le mausolée de
Fatima Masoumeh, à Qom, est un
lieu de pèlerinage où de nom­
breux fidèles chiites iraniens et
étrangers se pressent chaque jour,
touchant ou embrassant les uns
après les autres le moucharabieh
qui enclot sa tombe. L’accès des
fidèles a été encadré, mais il reste
ouvert, et la mise en quarantaine
de Qom reste exclue.

Une modélisation inquiétante
Entre l’irruption de l’épidémie
dans le pays et le sursaut des auto­
rités, suivi d’un changement de
ton des responsables politiques,
le Covid­19 iranien a eu le temps
de devenir un problème interna­
tional, avec une multiplication
des cas de personnes infectées
après un voyage en Iran, à des ni­
veaux incohérents au regard des
chiffres officiels. Le 24 février, une

étude de modélisation menée par
des scientifiques de l’Université
de Toronto avait été réalisée sur la
base des trois cas répertoriés de
Covid­19 exportés d’Iran entre le
19 et 23 février et des données sur
les voyages en provenance et en
direction de l’Iran. Les auteurs
concluaient que pour que trois
cas de Covid­19 aient été exportés
d’Iran, il fallait que le nombre de
cas à cette période, dans le pays,
tourne autour de 18 000. A l’épo­
que, les chiffres officiels du gou­
vernement iranien faisaient alors
état de 43 cas et de 8 décès.
Depuis, les annonces de cas ve­
nant d’Iran se succèdent à un
rythme soutenu dans les pays voi­
sins et au­delà. Lundi, le gouver­
neur de l’Etat de New York, Andrew

Cuomo, a pour sa part indiqué que
la première personne atteinte
de Covid­19 sur ce territoire avait
été contaminée en Iran. D’autres
cas liés à des déplacements dans
le pays ont aussi été rapportés
en Afghanistan, au Pakistan, au
Koweït, à Bahreïn, en Irak, au Qa­
tar, à Oman, aux Emirats arabes
unis, au Liban ainsi qu’au Canada,
selon l’Organisation mondiale de
la santé (OMS). Par ailleurs, au
moins un cas enregistré en France
concerne une personne ayant
voyagé récemment en Iran.
Mardi 25 février, le président,
Hassan Rohani, promettait que
l’épidémie ne serait plus un pro­
blème à la fin de la semaine. L’Iran
doit désormais se résoudre à ac­
cepter l’aide internationale. Lundi,
l’OMS a annoncé l’arrivée à Téhé­
ran d’une équipe d’experts char­
gés de soutenir les efforts du gou­
vernement iranien et l’envoi
d’équipements et de kits de tests
supplémentaires. La France, l’Alle­
magne et le Royaume­Uni ont pro­
mis une aide de 5 millions d’euros
à la République islamique.
ghazal golshiri
et allan kaval

Désinfection du mausolée de l’imam Reza, à Machhad, le 27 février. WANA NEWS AGENCY/VIA REUTERS

L’épidémie ne bouleverse pas l’agenda politique allemand


Les autorités sanitaires du pays, troisième foyer européen du nouveau coronavirus avec 170 cas, se veulent rassurantes


berlin ­ correspondant

F


ace à l’épidémie de Co­
vid­19, le respect des consi­
gnes de précaution peut
donner lieu à des scènes cocas­
ses. Angela Merkel en a fait les
frais, à l’occasion d’une confé­
rence consacrée à lutte contre le
racisme et la xénophobie, lundi
2 mars à Berlin. A son arrivée, la
chancelière allemande a tendu la
main à son ministre de l’inté­
rieur, Horst Seehofer, lequel a re­
fusé de la lui serrer. Les deux diri­
geants se sont ensuite regardés
en éclatant de rire. Samedi soir,
lors d’une réunion publique
dans son fief électoral de Stral­
sund, au bord de la mer Baltique,
Mme Merkel s’était pourtant juré
de donner l’exemple : « Ce soir,
je ne serrerai aucune main »,
avait­elle prévenu.
Lundi soir, 170 cas de contami­
nation avaient été recensés en Al­
lemagne, selon l’Institut Robert­
Koch, l’établissement public fédé­
ral chargé de la lutte contre les
maladies infectieuses, faisant du
pays le troisième foyer en Europe.

Aucun mort n’a pour l’instant été
signalé. L’ouest du pays est parti­
culièrement touché, avec 90 cas
identifiés en Rhénanie­du­Nord­
Westphalie et 20 dans le Bade­
Wurtemberg. Dans ces deux
Länder, qui rassemblent 35 % de la
population allemande, se trou­
vaient 70 % des cas de contamina­
tion recensés lundi dans l’ensem­
ble de l’Allemagne.
L’est du pays, en revanche, est
encore largement épargné. Cinq
cas seulement y avaient été dé­
tectés lundi soir : deux à Berlin,
un dans le Brandebourg, un en

Saxe et un en Thuringe. Inter­
rogé par Le Monde sur les raisons
de cette différence observée à ce
stade entre les Länder de l’est et
ceux de l’ouest, Tomas Goucha,
médecin à Leipzig (Saxe), avance
une hypothèse : la moindre in­
tensité du trafic aérien dans l’est
du pays, limitant les contacts
avec l’étranger. Sur les cinq
aéroports les plus fréquentés
d’Allemagne, quatre se trouvent
dans les Länder de l’ouest.

Manifestations annulées
Contrairement au gouvernement
français qui a interdit, samedi,
tous les rassemblements de plus
de 5 000 personnes en milieu
confiné, le gouvernement alle­
mand n’a pas pris de mesure
comparable. Une position assu­
mée par le ministre de la santé,
Jens Spahn, qui, lors d’une confé­
rence de presse, lundi, a laissé aux
autorités de santé locales le soin
de décider ou non d’annuler telle
ou telle manifestation. Ces der­
niers jours, les partis d’opposi­
tion avaient pourtant réclamé
des décisions plus radicales : à

gauche, Die Linke souhaite une
interdiction globale des grands
rassemblements publics ; à l’ex­
trême droite, Alternative pour
l’Allemagne plaide pour des
contrôles accrus aux frontières.
Malgré l’absence de consigne
générale, plusieurs grandes ma­
nifestations ont été annulées, à
l’instar du salon international du
tourisme de Berlin, le plus grand
rendez­vous au monde des pro­
fessionnels du secteur, qui de­
vait se tenir du 4 au 8 mars. C’est
en Rhénanie­du­Nord­Westpha­
lie, région la plus touchée par
l’épidémie, que les annulations
sont les plus nombreuses, du sa­
lon de la quincaillerie de Cologne
(1er­4 mars) à la grande foire aux
reptiles d’Hamm (14 mars), en
passant par la foire aux vins de
Düsseldorf, où 50 000 visiteurs
étaient attendus, du 15 au
17 mars. En Bavière, la foire inter­
nationale de l’artisanat, prévue
à Munich du 11 au 15 mars, a éga­
lement été annulée.
De part et d’autre du Rhin, les
autorités ont fait des choix de
communication différents. Ainsi,

à la différence de son homologue
français, Olivier Véran, le minis­
tre allemand de la santé ne tient
pas de conférence de presse quo­
tidienne, même s’il est très pré­
sent dans les médias. Un point
d’information est en revanche
organisé, chaque jour, par l’Insti­
tut Robert­Koch.

Mesures de précaution
Alors qu’Emmanuel Macron a
décidé, lundi, d’annuler plu­
sieurs déplacements prévus
cette semaine pour « se concen­
trer pleinement sur le suivi et la
gestion de la crise » du coronavi­
rus, selon les termes de l’Elysée,
Angela Merkel n’a pas bouleversé
son agenda. « La chancelière sera
présente aux rendez­vous qui ont
été fixés », a assuré un porte­pa­
role, lundi. Parmi les manifes­
tations auxquelles Mme Merkel
doit assister figure notamment
l’hommage aux victimes de l’at­
tentat raciste perpétré à Hanau
(Hesse) le 19 février. La cérémo­
nie doit avoir lieu mercredi
4 mars, dans le palais des congrès
de cette ville proche de Francfort.

Plusieurs entreprises alleman­
des ont déjà pris des mesures de
précaution après la découverte
de cas d’infection au Covid­
parmi leurs employés. La prin­
cipale concerne le constructeur
automobile BMW, qui a mis en
quarantaine 150 membres de
son centre de recherche et de dé­
veloppement, à Munich, après
qu’un membre de l’équipe eut été
détecté positif au coronavirus.
A l’inverse, le club de football
RB Leipzig a admis avoir fait
preuve d’un excès de zèle après
l’expulsion du stade de la ville
par son service de sécurité d’une
vingtaine de spectateurs japo­
nais venus assister, dimanche,
au match de Bundesliga oppo­
sant le club saxon au Bayer Leve­
rkusen. « La grande inquiétude
qui nous habite en ce moment
[à cause du coronavirus] nous a
conduits à commettre une faute à
l’égard de nos hôtes japonais.
Pour cette faute, nous souhaitons
présenter nos excuses », a déclaré
le RB Leipzig, lundi, dans un
communiqué.
thomas wieder

LE CONSTRUCTEUR 


AUTOMOBILE BMW A MIS 


EN QUARANTAINE 


150 MEMBRES DE SON 


CENTRE DE RECHERCHE 


ET DE DÉVELOPPEMENT, 


À MUNICH


dans le service à l’approche de la
fête nationale et des élections,
alors même que les cas suspects se
multipliaient, et une pression ve­
nant « d’en haut » s’étendant à tous
les échelons : « C’est une chaîne... Le
message était clair : pas de corona­
virus avant les élections. »
Le pouvoir espérait une partici­
pation forte. Pourtant, même en
bannissant les références à l’épi­
démie jusqu’à l’avant­veille et en
prolongeant le vote de six heures,
elle sera la plus basse de l’his­
toire de la République islamique,
à 42,6 %. « En refusant de reconnaî­
tre pendant plus de dix jours que
c’était bien le Covid­19 qui arrivait,
les autorités ont fait des soignants
des vecteurs de transmission, es­
time l’interne de Téhéran. Nous
étions exposés, puis nous retour­
nions dans nos familles, auprès de
nos amis. Nous avons pu contami­
ner des dizaines de personnes. »
Des médecins iraniens estiment
également que la situation ac­
tuelle est le fruit du refus des auto­
rités de mettre en quarantaine
Qom, épicentre de l’épidémie
dans le pays. C’est dans la ville
sainte, qui abrite le sanctuaire

« LE MESSAGE ÉTAIT 


CLAIR  : PAS DE 


CORONAVIRUS AVANT LES 


ÉLECTIONS », RACONTE 


UNE INTERNE DE TÉHÉRAN


▶▶▶

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