Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

26 |


IDÉES


SAMEDI 22 FÉVRIER 2020

0123


« LA RECHERCHE 


A ÉTÉ PLACÉE SOUS 


PERFUSION DE 


LA COMMANDE 


DES THINK TANKS 


INTERNATIONAUX 


OU DES BOÎTES 


DE CONSULTING »
AMEL BOUBEKEUR
sociologue

Le Hirak, source


de réflexion pour l’Algérie


Né il y a tout juste un an, le mouvement de protestation attire


l’attention de nombreux jeunes chercheurs algériens en sociologie,


en histoire ou en linguistique, qui se penchent sur la complexité de


leur pays, après des décennies de paralysie des sciences sociales


tunis ­ correspondant

H

irakologie » : le néologisme – un
rien narquois – est finement
trouvé. L’étude du Hirak (« mouve­
ment »), cette mobilisation contre
le « système » dont l’Algérie est le
théâtre sans relâche, commence à
chahuter les disciplines des sciences socia­
les dans le pays. Dans la clameur qui monte
de la rue, farandole de mots, d’images, de
chants, d’idées et de mémoires revisitées, le
besoin de comprendre cette Algérie en fu­
sion, qui célèbre samedi 22 février le pre­
mier anniversaire du mouvement, se fait
chaque semaine plus pressant. « La hirakolo­
gie est un discours raisonné sur un mouve­
ment social qui mérite d’être analysé », défi­
nit l’auteur de cette formule, Lazhari Rihani,
professeur de linguistique et de philosophie
du langage au département arabe de l’uni­
versité d’Alger­II.
Le néologisme a fait son apparition lors des

rencontres « Regards croisés sur le mouve­
ment du 22 février », fin juin, à Alger­II, sous
les auspices de la linguiste Khaoula Taleb
Ibrahimi. L’événement s’inscrit dans une flo­
raison d’initiatives similaires, à l’université
Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou ou au Cen­
tre de recherche en anthropologie sociale et
culturelle d’Oran. Des réseaux de chercheurs
se structurent, en Algérie ou dans la diaspora,
s’efforçant, pour commencer, de répondre à
l’urgence de conservation des archives d’une
histoire en mouvement, à l’instar de ce qui
avait été entrepris en Tunisie avec le « prin­
temps » de 2011.
Effervescence? « Il y a une précipitation légi­
time pour corriger quelque chose, faire mé­
moire pour compenser le blanc des années
1990 », explique Abderrahmane Moussaoui,
professeur en anthropologie à l’université de
Lyon­II. Et, au­delà de ce grand silence autour
de la « décennie noire », cette guerre entre
l’armée et les maquis djihadistes, qui a fait
entre 100 000 et 200 000 morts, c’est le po­
tentiel longtemps bridé des sciences sociales

en Algérie qui s’affranchit lentement, ici et là,
des carcans d’un pouvoir autoritaire.
Face une rue en ébullition, la tiédeur n’est
plus de mise dans les laboratoires. « La
mobilisation citoyenne du 22 février 2019 a im­
pulsé un basculement des représentations et
des discours qui impacte le positionnement
des sciences sociales jusqu’à présent timides,
sinon silencieuses », observe l’historienne Ka­
rima Dirèche, dans une contribution au der­
nier numéro de L’Année du Maghreb (« Quand
l’Algérie proteste. Le Maghreb au prisme du
Hirak algérien », sous la direction de Thierry
Desrues et Eric Gobe, CNRS Editions, 2019).
Mme Dirèche, qui a dirigé l’ouvrage L’Algérie
au présent, entre résistances et changements
(IRMC­Karthala, 2019), bouclé avant le début
du Hirak, relève que son appel à communi­
cation lors de la genèse du projet n’avait ren­
contré que peu d’échos dans les disciplines
de sociologie politique et d’histoire contem­
poraine. Selon elle, cette « maigre récolte »
n’avait rien de très surprenant au regard
d’une tradition universitaire « marquée par

le modèle développementaliste qui sacralise
les savoirs technologiques et scientifiques » et
aboutit in fine à « la marginalisation des
sciences sociales et humaines ». Cet atavisme
était particulièrement prononcé dans le cas
de l’institut­phare d’Alger, le Centre de re­
cherche en économie appliquée pour le dé­
veloppement (Cread), où les tentatives de
s’affranchir des impératifs techno­indus­
triels de l’Etat n’étaient pas franchement en­
couragées.
Ainsi l’Algérie avait­elle, au fil des années,
« disparu des radars de la recherche », ren­
chérit Ali Bensaad, professeur à l’Institut
français de géopolitique, à Paris. L’opacité
sur les sujets sensibles (le complexe mili­
taire, les élites politiques, les mouvements
sociaux...) désamorçait bien des vocations,
et ce pays était un peu devenu l’angle mort
de cette région du monde. L’Algérie figurait
comme un insondable mystère géopoliti­
que à côté de la Tunisie, s’ébrouant depuis
son « printemps » de 2011, et, dans une
moindre mesure, du Maroc.

MIROIR DÉFORMANT
Les productions de think tanks gravitant
autour de capitales européennes ou de pays
du golfe Persique ont parfois rempli le vide,
au grand dam de chercheurs soupçonneux à
l’égard des intérêts stratégiques servis par ce
nouveau « marché de l’analyse ». Parmi les
tropismes européens qui motivaient les ap­
pels à projet, les questions de sécurité fronta­
lière ou de migrations figuraient en bonne
place. En Algérie même, certains jeunes
chercheurs, mal à l’aise dans les circuits aca­
démiques officiels, ont pu se laisser aspirer
par ces nouveaux horizons. « La recherche a
été placée sous perfusion de la commande des
think tanks internationaux ou des boîtes de
consulting », se désole Amel Boubekeur, so­
ciologue résidant à Alger, affiliée à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales (EHESS).
Ce regard transitant par l’étranger a sou­
vent constitué un « miroir déformant, véhi­
culant nombre de poncifs sur la jeunesse, la
démocratie, les femmes, l’islamisme, observe
Mme Boubekeur. C’était l’Algérie fantasmée ».
Prise en étau entre pressions internes et
biais internationaux, la recherche algé­
rienne a singulièrement manqué d’air. Sur
le terrain sensible des sciences politiques,
des figures se sont néanmoins distinguées,
telle Louisa Dris Aït­Hamadouche, ensei­
gnante à l’université Alger­III, qui a main­
tenu l’exigence académique dans cet envi­
ronnement compliqué.
Le Hirak est­il en train de changer la
donne? L’implication d’une nouvelle géné­
ration de chercheurs au cœur du mouve­
ment le laisse penser. A rebours de leurs
aînés « cultivant une approche trop théori­
sée », ces jeunes chercheurs ont désormais,
avec le Hirak, « une plus grande facilité d’ac­
cès au terrain », note Mme Boubekeur. Ce
nouvel élan est, à bien des égards, dopé par
les connexions diasporiques ou la « forma­
tion transnationale » de certains d’entre
eux, qui les conduisent à « universaliser »
les problématiques du Hirak, pointe Raouf
Farrah, chercheur senior pour l’organisa­
tion Global Initiative Against Transnational
Organized Crime (Gitoc).
Les exemples abondent de jeunes intellec­
tuels algériens s’immergeant dans la protes­
tation, comme acteurs ou observateurs, ou
les deux. Le plus souvent, le Hirak a pris le
contre­pied des trajectoires de recherche déjà
entamées sur d’autres terrains, mais l’incon­
fort du grand écart ne dissuade pas. Ainsi,
Tinhinan El Kadi, chercheuse à la London
School of Economics, engagée dans une re­

« Il faut sortir de l’exceptionnalisme algérien »


Selon le professeur de sciences politiques Rachid Ouaïssa, pour analyser le Hirak,
les sciences sociales doivent le comparer avec d’autres mouvements, ailleurs dans le monde

ENTRETIEN


R


achid Ouaïssa, professeur de
sciences politiques, dirige la
chaire Politique du Proche et
Moyen­Orient au Centre des études
moyen­orientales de la Phillips Univer­
sité de Marbourg (Allemagne). Après
avoir consacré sa thèse de doctorat aux
« structures du pouvoir en Algérie de
1962 à 2004 », il a multiplié les travaux
sur les transformations sociales et poli­
tiques au Maghreb et au Moyen­Orient.

Comment les sciences sociales
algériennes se sont­elles emparées
du Hirak?
On se rend compte aujourd’hui des ra­
vages causés par les années 1990 (la
« décennie noire ») dans les universités
algériennes. On réalise à quel point ces
universités se sont vidées de leur ma­
trice académique. Cela fait mal au cœur.
Seule une petite minorité de la soi­di­
sant élite universitaire est restée vivante
du point de vue analytique et critique.
Heureusement, la nouvelle génération
d’étudiants est plus mûre que ses pro­
fesseurs, dont nombre sont restés des
enfants du système. Les jeunes cher­
cheurs veulent vraiment réfléchir sur la
société mais ils sont souvent bloqués. Il
leur reste à accéder aux responsabilités.
En Algérie, comme dans le reste du
monde arabe, les sciences sociales n’ont
jamais fait l’objet de beaucoup d’atten­
tion. Pour être un vrai scientifique, il
faut être ingénieur, médecin. On a peur
de produire des chercheurs qui réflé­
chissent sur la société. La société, c’est
l’affaire du pouvoir. Il faut réfléchir sur
les machines, mais pas sur les hommes.

Quelle est l’approche qui manque
le plus aujourd’hui dans les sciences
sociales algériennes?

C’est le comparatisme. Il faut pouvoir
comparer avec ce qui s’est passé ailleurs.
Cette réflexion s’amorce plus facile­
ment dans les milieux universitaires de
la diaspora. L’Algérie n’est pas le seul
pays à connaître une révolution du type
de celle qui se produit avec le Hirak.
Comment cela s’est­il passé en Améri­
que latine? Comment cela s’est­il passé
en Europe de l’Est? Et pourquoi dans les
pays arabes, y a­t­il eu des échecs? Loin
d’un exceptionnalisme algérien, il faut
comparer pour produire de la théorie.

Les chercheurs algériens sont­ils
trop marqués par cette idée
d’un exceptionnalisme algérien?
Pas seulement des chercheurs algé­
riens, beaucoup d’autres aussi. C’est dû
au manque d’accès au terrain. Déjà, la
guerre de libération a été peu explorée.
On a seulement travaillé le côté honora­
ble, l’héroïsme révolutionnaire. Mais
on n’a pas travaillé l’histoire par le bas.
Pareil pour la guerre civile des années


  1. On a dit : « C’est l’exceptionna­
    lisme algérien », « Le peuple algérien est
    violent ». C’est tout un discours du pou­
    voir qui se reproduit dans la production
    scientifique. Et puis ensuite, l’excep­
    tionnalisme algérien, cela a été de souli­
    gner que l’Algérie est restée à l’écart de la
    vague des « printemps arabes » de 2011.


Quelle est la grille de lecture qui
vous semble opérationnelle pour
décoder le Hirak?
Il faut travailler sur les deux précé­
dents en matière de transition. En Amé­
rique latine, c’était l’armée qui a tou­
jours eu les clés de la transition. En Eu­
rope de l’Est, c’était le parti unique et
son idéologie. L’Algérie réunit les carac­
téristiques de ces deux réalités. Elle
semble être un modèle autoritaire
bicéphale, dont la transition nécessite

donc un double effort. Mais il faut bien
comprendre que la clé de voûte de toute
transition, c’est l’économie. L’effondre­
ment de l’Europe de l’Est communiste
est dû à l’économie. Idem pour la crise
des régimes militaires en Amérique la­
tine. Sous cet angle, on peut apprendre
des deux expériences. C’est le seul
moyen de désarmer l’élite politique, de
donner plus de chance à la jeunesse et à
cette classe moyenne en gestation qui
veulent s’affranchir des liens de clienté­
lisme ou de patronage. La réflexion poli­
tico­économique est nécessaire pour
décrypter le projet porté par le Hirak.

L’armée est­elle prête à négocier
une transition?
Il faudra lui offrir des garanties. C’est
possible. Mais pour l’instant, le sys­
tème est plus dans une phase de recon­
figuration que de transition. Il change
pour que rien ne change. Il fait monter
des figures du troisième rang car les
premier et deuxième rangs ont été brû­
lés par le règne de Bouteflika. On va
donc chercher des figures moins com­
promises, moins connues, et l’on dit :
« Voilà, c’est la transition. »

En quoi le Hirak algérien enrichit­il
la théorie des mouvements sociaux?
Je vois trois caractéristiques. La pre­
mière, c’est que le Hirak est une révolu­
tion, non plus simplement de jeunes
hommes, mais des familles avec no­
tamment un élément féminin très im­
portant. Une révolution portée par les
classes moyennes. La deuxième, qui
est liée à la première, c’est sa non­vio­
lence. Et la troisième, c’est sa durée. Je
ne connais pas de mouvement protes­
tataire comparable qui ait duré un an.

Quelle est la principale faiblesse
de ce Hirak?

La non­structuration, la fluidité du
mouvement est une force apparente car
elle rend difficile l’intervention du pou­
voir, expert dans l’art de neutraliser les
protestations par la cooptation de diri­
geants. Le problème, c’est qu’aussitôt
que vous prononcez le mot « négocia­
tion », vous êtes brûlé. S’il y a une offre
sérieuse du côté du pouvoir, comment
désigner des représentants qui risquent
d’être dénoncés comme « ennemis du
peuple »? La force du Hirak, à savoir la
difficulté de le manipuler, devient ainsi
sa faiblesse. Ensuite, en dépit de cette
absence de structuration globale, il y a
des groupes qui, eux, sont organisés. Je
pense à certains groupes islamistes hé­
ritiers du Front islamique du salut (FIS).

Certains analystes redoutent une
manipulation des islamistes par
l’armée afin de contrer le Hirak.
Y croyez­vous?
C’est une menace. Le pouvoir est prêt à
jouer cette carte. La classe politique isla­
miste créée dans les années 1990 a été
brûlée, elle ne joue aucun rôle depuis un
an. Mais il y a un renouvellement de la
mouvance, avec des groupes qui ont de
bons contacts avec certains cercles de
l’armée. Cette option, elle est là. C’est ce
qui s’est passé en Egypte, où les salafis­
tes n’ont jamais été les ennemis des mi­
litaires. Les Frères musulmans étaient
jugés plus dangereux, il fallait les casser.
Les salafistes ont ainsi été cooptés par
l’armée afin de contrer les Frères musul­
mans. Il ne faut pas y voir un mariage
contre­nature. Les islamistes et les mili­
taires pensent au fond de la même ma­
nière. Ils viennent tous de la même
école idéologique. Leur perspective
idéologique sur la société, c’est que la so­
ciété est en panne et qu’il faut la réparer
à travers une dictature pédagogique.
propos recueillis par f. b.
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