Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

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SAMEDI 22 FÉVRIER 2020 idées| 27


L


a scène se déroule dans un maquis de l’ouest algérien
en novembre 1958, quatre ans après le début de la
guerre de libération lancée par le Front de libération
national (FLN). « Si jamais nous en sortons vivants,
que ferez­vous après l’indépendance? », demande Abdelaziz
Bouteflika à trois de ses compagnons. Le premier souhaite
poursuivre ses études de chimie, le deuxième se lancer
dans les affaires, le troisième envisage une carrière mili­
taire. « Et toi, Abdelaziz? », lui demande l’un d’eux. « Moi?
Président de la République! », répond­il sans hésiter. Abde­
laziz Bouteflika a 21 ans... et une ambition dévorante.
Quarante et un ans plus tard, en 1999, Abdelaziz
Bouteflika accède en fanfare au pouvoir suprême dans les
habits du sauveur d’une Algérie meurtrie par une décen­
nie de guerre civile. Après deux décennies de règne, il est
contraint d’abdiquer, chassé du palais présidentiel d’El­
Mouradia par une révolte populaire mas­
sive et inédite dans l’histoire du pays. Sous
la pression de la rue, l’armée, qui avait fait
appel à lui vingt ans plus tôt, le somme
d’abdiquer.
Bouteflika, l’histoire secrète (éditions du
Rocher), écrit par le journaliste Farid Alilat,
nous plonge dans la vie et la personnalité
d’un personnage hors norme dans l’his­
toire du pays avec, en filigrane, l’histoire de
l’Algérie contemporaine. La trajectoire per­
sonnelle et politique de l’ancien président
en est l’incarnation depuis les années de
guerre et les luttes fratricides qui marquè­
rent les premiers mois de la jeune nation
indépendante jusqu’aux coups d’Etat, in­
trigues et révolutions de palais qui ont fa­
çonné le régime.
Conquérir le pouvoir et surtout le garder
est l’obsession de la vie d’Abdelaziz
Bouteflika. « L’Algérie n’a connu qu’un seul
grand homme : l’émir Abelkader. Et moi je
lui ressemble un peu », affirmera­t­il un
jour au général Rachid Benyelles, qui rap­
porte cette anecdote à l’auteur du livre. « Je m’en vais, je ren­
tre chez moi », avait pourtant coutume de dire, quand il
était contrarié, l’homme qui, une fois président, ne rentra
jamais chez lui...

Revanchard, calculateur, suspicieux
C’est aussi un Bouteflika revanchard, calculateur, suspi­
cieux et sans état d’âme que Farid Alilat décrit d’une
plume alerte avec force détails dans une succession de
scènes, anecdotes, confidences puisées depuis les coulis­
ses du régime algérien. Les rapports tumultueux qu’a tou­
jours entretenus celui qui refusait d’être « les trois quarts
d’un président » avec les très ombrageux généraux de l’ar­
mée algérienne sont dignes d’un thriller politique.
L’homme, plutôt paresseux, n’aimait ni le travail ni l’ef­
fort intellectuel. « La lecture des dossiers ennuyait
Bouteflika », assure l’auteur de la biographie. « Il n’a jamais
consulté une note », abonde un ancien ministre. Aux com­
mandes du pays, Abdelaziz Bouteflika préférait, selon de
nombreux témoins, discourir des heures durant sur sa vie
et son passé.
Journaliste depuis 1991, Farid Alilat a notamment dirigé
les rédactions des quotidiens Le Matin et Liberté pendant
la « décennie noire » algérienne (1991­2002). Il couvre l’Al­
gérie depuis 2004 pour l’hebdomadaire Jeune Afrique à
Paris. Son livre est le fruit d’une très longue enquête qui
mène le lecteur à Oujda, au Maroc, sur les traces de l’en­
fance et de l’adolescence de l’ex­président. Mais aussi à Al­
ger, Paris, Genève et aux Emirats arabes unis... Partout où,
au gré de sa tumultueuse vie politique, Abdelaziz
Bouteflika a posé ses valises. Aux temps du pouvoir
comme pendant les années de disgrâce. De ministre des
affaires étrangères, flamboyant et noceur, protégé de l’an­
cien homme fort du pays, Houari Boumédiène, aux an­
nées de traversée du désert quand, écarté de la succession
à la mort de son mentor en 1978, il se contraint à l’exil en
attendant son heure.
« Dans les faits, j’ai commencé à travailler sur Abdelaziz
Bouteflika dès 2002 mais c’est un travail de vingt ans,
souligne Farid Alilat. Vingt ans, c’est sans doute ce qu’il faut
pour écrire la biographie de ce personnage. Bouteflika, c’est
quatre­vingts ans de vie, dont soixante ans de carrière
politique. »
Son livre est nourri par des dizaines de sources inédites
et de confidences : anciens officiers supérieurs de l’armée
et des renseignements, diplomates, anciens ministres de
Bouteflika, proches, amis comme ennemis. « J’ai recherché
des témoignages de première main. Ces gens parlent, mais
à la condition, pour certains, de ne pas être cités. Les cercles
du pouvoir algérien ont le culte de la confidentialité », ex­
plique l’auteur.
Ouvrage essentiel, Bouteflika, l’histoire secrète l’est aussi
par la description des dernières années du règne. Avant
d’échouer entre les murs de la résidence d’Etat médicali­
sée de Zéralda, veillé par sa seule sœur Zhor, celui qui vou­
lait mourir au pouvoir aura surtout laissé au crépuscule
de soixante ans de vie politique le souvenir d’un homme
malade et affaibli, entouré d’un clan prédateur qui a dila­
pidé une décennie de revenus pétroliers pour ne laisser
qu’un champ de ruines.
madjid zerrouky

DES JEUNES 


INTELLECTUELS 


SE SONT IMMERGÉS 


DANS LA 


PROTESTATION EN 


TANT QU’ACTEURS, 


OBSERVATEURS, OU 


LES DEUX À LA FOIS


cherche sur la Chine et ses « nouvelles routes
de la soie », s’immerge aussi souvent que
possible dans le Hirak pour décrypter les
discours du mouvement, chroniquer les
arrestations, etc. Khadidja Boussaïd, cher­
cheuse en sociologie urbaine au Cread d’Al­
ger, ne rate pour sa part aucune manifesta­
tion, observant avec passion la « réappropria­
tion de l’espace public par les Algériens ». Mais
elle le fait à titre personnel et sans mandat
particulier de son institution.

UN NOUVEL ENGOUEMENT SCIENTIFIQUE
D’autres parviennent mieux à articuler le Hi­
rak à leurs projets de recherche. Ainsi, Farida
Souiah, chercheuse à l’université d’Aix­Mar­
seille, qui a consacré sa thèse de doctorat aux
harragas (littéralement, « ceux qui brûlent les
frontières » et optent pour la migration clan­
destine), prolonge sa réflexion dans les rues
du Hirak en observant comment les « figures
symboliques » – celles des candidats à l’émi­
gration ou de personnages historiques de la
lutte pour l’indépendance tel Ali la Pointe –
sont mises au service de la parole contesta­
taire. A Oran et Mostaganem, Farida Souiah
est retournée sur son « terrain » scientifique,
celui de la « jeunesse masculine précarisée »,
où elle avait déjà testé ses hypothèses sur le
phénomène des harragas, mais pour « inter­
roger cette fois le Hirak ». « Je travaille sur les
imaginaires politiques autour de la contesta­
tion, explique­t­elle, en revisitant notamment
les icônes des mouvements contestataires al­
gériens. Je cherche à voir si elles se croisent, si
elles sont réinterprétées au fil du temps, si de
nouvelles figures sont réappropriées. »
Awel Haouati, doctorante en anthropolo­
gie à l’EHESS, décrypte de son côté com­

ment la « décennie noire » – son sujet de re­
cherche initial porte sur les images de cette
période – se fait sentir dans le mouvement.
« Le message des manifestants à l’adresse du
pouvoir est en substance : “Vous ne nous ra­
mènerez pas à la décennie noire, on n’a pas
peur.” » Quant à Layla Baamara, chercheuse
à Sciences Po Aix, dont la thèse de doctorat
portait sur la jeunesse du Front des forces
socialistes (FFS), elle interroge le rôle des
militants historiques dans cette mobilisa­
tion d’un nouveau genre et la manière dont
ils tentent de la servir « sans apparaître
comme des récupérateurs ».
Ce réveil se déroule sous le regard intéressé
et bienveillant des chercheurs des pays voi­
sins. Dans un Maghreb politiquement éclaté
où chaque Etat – et la population avec – est
très autocentré, les connexions transversa­
les sont faibles, dans l’univers de la recher­
che comme dans bien d’autres domaines. En
Tunisie, toutefois, la révolution de 2011 a fa­
vorisé l’émergence d’initiatives visant à

dresser des passerelles. En avril, une rencon­
tre de chercheurs maghrébins ou originaires
du Maghreb autour du Hirak s’est tenue à
Tunis, sous la houlette d’Amin Allal, chargé
de recherche au CNRS et spécialiste des mou­
vements sociaux. Les participants ont pu
croiser leurs approches, leurs travaux,
échanger leurs expériences.
Au carrefour des générations et des deux
rives de la Méditerranée monte ainsi un en­
gouement scientifique autour des lectures
possibles du Hirak, où les sciences sociales,
hier entravées, voire fossilisées, retrouvent
une nouvelle verdeur. « Mais il est encore
trop tôt pour parler d’effervescence scientifi­
que, pondère la linguiste Khaoula Taleb Ibra­
himi. S’il y a effervescence, elle est pour l’ins­
tant surtout dans l’action sur les campus,
avec étudiants et enseignants qui militent
pour structurer des coordinations. »
La publication d’ouvrages sur le Hirak com­
mence juste. A Alger, trois attirent l’atten­
tion : Vendredire en Algérie : humour, chants
et engagement, de Karima Aït Dahmane (éd.
El Ibriz, 2019) ; Libertés, Dignité, Algérianité.
Avant et pendant le Hirak, de Mohamed Meb­
toul (éd. Koukou, 2019) ; et Aux sources du
Hirak, de Rachid Sidi Boumedine (éd. Chihab,
2019). La revue Insaniyat, du Centre de re­
cherche en anthropologie sociale et cultu­
relle (Crasc) d’Oran, s’apprête à publier un
numéro spécial sur le Hirak. La liste est inévi­
tablement vouée à s’allonger. La « hirakolo­
gie », discipline d’avenir.
frédéric bobin

LE LIVRE


BOUTEFLIKA


OU L’OBSESSION


DU POUVOIR


BOUTEFLIKA,
L’HISTOIRE  SECRÈTE
de Farid Alilat
Editions du Rocher
400 p., 22,90 euros

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SERGIO AQUINDO
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