Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

28 |idées SAMEDI 22 FÉVRIER 2020


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Alain Policar


Il existe un idéal communautaire


qui ne mérite pas l’opprobre


La lutte contre l’islamisme en France conduit à ne voir dans


l’acception du terme de « communauté » qu’un lieu de soumission


de ses membres à une identité collective, regrette le sociologue


L


es annonces récentes du pouvoir
confirment les craintes qu’il était
lucide d’entretenir : le communau­
tarisme (rebaptisé « séparatisme »,
ce qui est mal nommer la supposée me­
nace) est un nom d’emprunt, et la lutte
contre lui semble surtout dirigée contre
l’islam, compris comme la source de la
radicalisation islamiste et, dès lors, érigé
en figure de l’altérité.
Le succès du terme « communauta­
risme » s’est bâti sur une ambiguïté : la
communauté renvoie aussi bien à la
contrainte que les traditions font peser
sur la liberté individuelle qu’à l’idée que
nous ne réalisons notre pleine humanité
que dans l’intersubjectivité. D’un côté,
une communauté fermée exigeant la
soumission de ses membres à une iden­
tité collective considérée comme pre­
mière ; de l’autre, l’adhésion volontaire à
une communauté de valeurs, une com­
munauté ouverte qui n’exige nullement

la monoappartenance identitaire mais
qui, au contraire, fait de la multipli­
cité des affiliations un instrument de
l’autonomie du sujet.
Le communautarisme peut donc se
présenter comme un exclusivisme, lors­
qu’il prétend subordonner la loi de la Ré­
publique à l’autorité d’une commu­
nauté, ou, au contraire, comme l’expres­
sion d’une inquiétude devant les
difficultés du vivre­ensemble.

Concept diabolisé
On a pourtant, en France, systématique­
ment privilégié la première acception. Le
communautariste, c’est toujours l’autre,
nonobstant l’existence de plus en plus
préoccupante d’un identitarisme répu­
blicain qui, au moins implicitement,
adopte une posture exclusiviste. On
construit ainsi, sans vergogne, le mythe
d’un modèle « républicain » attentif à in­
tégrer les minorités et, dans le même

mouvement, on diabolise à la fois le
concept de communauté (lorsque cel­
le­ci n’est pas nationale) et le fait com­
munautaire en tant que tel. Pourtant,
lorsque les communautés se présentent
comme des communautés de vie
n’ayant aucune visée politique, pures
communautés émotionnelles, elles relè­
vent du droit des citoyens de s’associer li­
brement en référence à divers critères.
On peut citer d’innombrables commu­
nautés qui ne constituent aucunement
une menace pour l’unité du corps social :
les communautés de mémoire, d’inté­
rêts et de goûts, de valeurs, de croyances,
de langue, de travail solidaire, de partici­
pation à un même projet, etc. Il existe
ainsi un idéal communautaire qui ne
mérite pas l’opprobre dont il est frappé.
L’insistance sur les héritages, les signi­
fications et les valeurs partagées, sur la
solidarité et la fraternité, sur les liens af­
fectifs, sur la participation active au

groupe, voilà ce qui peut être positive­
ment mis au compte de cet idéal.
La communauté renvoie donc large­
ment à la chaleur des rapports directs en­
tre des individus réunis autour d’un pro­
jet ou d’une histoire, que cette dernière
soit réelle ou largement mythique. En
outre, nous ne devrions avoir aucune dif­
ficulté à reconnaître que l’individu n’est
pas capable de manifester une psycholo­
gie humaine complète sans cette mé­
diation­là. Dès lors, le droit d’appartenir
volontairement à des communautés
ouvertes constitue l’un des droits les plus
fondamentaux de l’individu moderne.
Il est significatif que, dans la tête du pré­
sident de la République, l’appartenance à
l’islam ne soit pas interprétée ainsi. Les
raisons tiennent largement à notre héri­
tage colonial. On parle ainsi, trop sou­
vent, non du rapport à l’islam, mais de
notre rapport à l’islam, autrement dit on
pose l’islam et, bien évidemment, ceux
qui en sont les fidèles, en position d’exté­
riorité. Il y aurait, comme certains n’hési­
tent pas à l’écrire indignement, d’un côté
la « civilisation française » et de l’autre
l’islam, comme si l’histoire de la France
n’était pas aussi celle de ses colonies.
L’ignorer, c’est fabriquer une question
sans le moindre fondement, celle de la
compatibilité entre la citoyenneté et la
foi musulmane. On présuppose ainsi une
exception et on se propose d’aller cher­
cher ses causes dans la nature de l’islam,
généralement décrit comme monoli­
thique et rétrograde. C’est oublier que,
comme tous les textes religieux, le Coran
n’a jamais cessé d’être interprété, d’abord

parce que la langue arabe, comme toutes
les langues, évolue, et aussi parce que les
musulmans du monde ont des langues
et des cultures différentes et qu’il a bien
fallu interpréter pour établir des dénomi­
nateurs communs.
La lutte contre le véritable communau­
tarisme, celui qui exclut et ne préserve
pas la valeur fondamentale de l’autono­
mie individuelle, ne peut être séparée
(c’est le cas de le dire !) des politiques so­
ciales pour lutter contre les discrimina­
tions et les inégalités (à travers des méca­
nismes de redistribution à réinventer), et
des politiques culturelles contre les assi­
gnations identitaires et les dominations
communautaires.
Ce n’est pas la voie choisie par le pou­
voir, entièrement occupé à nourrir les
passions tristes et à construire une
image de la France « débarrassée des
créations de l’esprit venues de l’étranger et
de la pensée des Autres, ces symboles par
excellence de l’Ailleurs, de ceux­là aux­
quels nous ne pouvons plus guère nous
identifier, et que l’on doit, dans tous les
cas, empêcher de se glisser dans nos for­
mes de vie, puisqu’ils finiront tôt ou tard
par nous empoisonner » (Achille
Mbembe, « Pourquoi ont­ils tous peur du
post­colonial? », AOC, 21­1­2020).

Alain Policar est sociologue
au Centre de recherches politiques
de Sciences Po (Cevipof)

Rachid Benzine De l’usage périlleux


du terme « séparatisme »


Pour l’islamologue, l’expression « séparatisme islamiste »,
utilisée par Emmanuel Macron, pourrait
être récupérée par certains groupes de musulmans,
qui se sentent en rupture dans notre société
M

aintes fois annoncée depuis deux
ans et toujours reportée, la prise
de parole solennelle du président
Macron sur la place et l’organisa­
tion de l’islam en France a enfin eu lieu, ce
mardi 18 février, à Mulhouse. L’événement
ne s’est pas produit sous la pression d’at­
tentats ni en raison de la présence de jeu­
nes Français sur les terrains d’affronte­
ments proche­orientaux du djihad, mais il
était devenu politiquement urgent à l’ap­
proche des élections municipales, après
qu’ont paru plusieurs études sociologi­
ques sur l’emprise très prégnante d’un is­
lam obscurantiste sur toute une partie de
notre société, et du fait de l’inquiétude
grandissante de nombreux élus à ce sujet.
Après de nombreux débats sur le bien­
fondé, ou non, de désigner par le vocable
« communautarisme » – terme qui ne re­
couvre pas forcément des choses néga­
tives, en particulier dans les pays anglo­
saxons – les phénomènes d’emprise
religieuse sectaires en plein développe­
ment, le terme « séparatisme » avancé
par certains de ses interlocuteurs a séduit
le président et, en quelques jours, il est
devenu comme un mot magique qui
expliquerait tout.
De fait, certains groupes musulmans
fondamentalistes, particulièrement ceux
qui se réclament du salafisme wahhabite,
sont dans une démarche de rupture avec le
fonctionnement du reste de la société, en
particulier avec les mœurs modernes do­
minantes et notre modèle démocratique.
Cependant, le mot et son contenu sont
loin de pouvoir nommer toute la réalité.
Ainsi, les Frères musulmans ne promeu­
vent pas une séparation d’avec la société,
mais une islamisation – selon leur concep­
tion particulière – de plus en plus impor­
tante de cette société. Leur islam très poli­
tique ne se présente pas comme une rup­
ture avec la société dominante, mais il est
porteur d’une volonté de transformer
cette société selon leurs vues.
Il existe, par ailleurs, une puissance des
mots. Nommer, c’est désigner... mais c’est
aussi faire exister. A­t­on, dans l’entou­
rage du président, bien mesuré toutes les

conséquences possibles du lancement du
vocable « séparatisme » sur la scène publi­
que? Jusque­là, on parlait dans notre pays
de « séparatisme breton », de « sépara­
tisme basque », de « séparatisme corse »,
c’est­à­dire de mouvements plus ou
moins populaires agissant pour une sé­
cession à la fois territoriale, politique
et culturelle avec la « République une et
indivisible ». En introduisant cette nou­
velle terminologie, ne prend­on pas le ris­
que que celle­ci soit, de fait, intégrée par
des groupes de la population musulmane
qui sont de plus en plus en rupture avec
notre société du fait des influences idéolo­
giques reçues, mais aussi en raison des
discriminations subies?

Exercice d’équilibriste étrange
Ce qui frappe une fois de plus, c’est la diffi­
culté, largement partagée par tous, de
nommer ce qui arrive à notre société et de
cibler le mal dont les effets sont ressentis.
Le président de la République a ainsi cru
pouvoir accuser l’« islam consulaire »
comme étant un des problèmes. Ce fai­
sant, il a enfourché un cheval de bataille
qui était déjà celui de Tariq Ramadan et de
ses partisans depuis les années 1990, et
que l’on trouve exposé depuis longtemps
dans les travaux de certains sociologues. Il

l’a fait, de surcroît, dans un exercice
d’équilibriste étrange, montrant du doigt
l’Algérie, le Maroc et la Turquie comme re­
présentant des puissances étrangères
dont il fallait réduire l’influence sur l’is­
lam de France... mais tentant en même
temps de remercier le président algérien
et le roi du Maroc pour leur compréhen­
sion, conservant ses plus gros reproches
pour le président Erdogan.
La dénonciation d’une stratégie d’in­
fluence turque fondamentaliste nocive
sur l’islam de France correspond certaine­
ment à une réalité. En revanche, est­il juste
de vouloir mettre « hors jeu » de l’islam de
France l’islam officiel de l’Algérie et du
Maroc, pays dont restent originaires la ma­
jorité des musulmans français? Ces pays,
que l’on sache, ne sont pas des puissan­
ces ennemies. En revanche, le président
s’est tu sur les influences saoudiennes et
qataries, qui sont pourtant celles qui trans­
forment depuis quarante ans l’islam tradi­
tionnel mondial en islam résolument
antidémocratique.
Il est juste de se préoccuper de la forma­
tion des imams de France. Mais qui, dans
notre pays, va les former, et où? Qui en a
aujourd’hui les moyens... en dehors des
cercles des Frères musulmans et en dehors
des institutions musulmanes turques de
France (les seules qui soient réellement or­
ganisées et fortes intellectuellement et fi­
nancièrement)? Certes, les « imams déta­
chés » algériens et marocains présentent
souvent le désavantage de mal parler le
français, mais ils ont bénéficié durant au
moins trois ans d’une formation sérieuse
en sciences religieuses dont on connaît le
contenu et les conditions d’apprentissage.
Ce n’est pas le cas pour beaucoup d’imams
de nationalité française qui sont partis
d’eux­mêmes se former en Arabie saou­
dite, en Syrie, en Egypte, au Yémen, en
Mauritanie ou au Pakistan.

On ne saurait, de plus, oublier qu’en is­
lam il y a d’abord besoin d’imams (« ceux
qui sont devant ») pour guider les prières
liturgiques quotidiennes, et que ceux­ci
n’ont pas besoin d’être des « imams profes­
sionnels » formés pour être choisis par les
communautés de fidèles.
Pour mener à bien le programme qu’il a
esquissé, Emmanuel Macron a dit vouloir
s’appuyer sur le Conseil français du culte
musulman (CFCM). Il peut, en effet, profiter
du fait que celui­ci a à sa tête, pour deux
ans, le sage universitaire franco­marocain
Mohammed Moussaoui. Mais quelle li­
berté de manœuvre vont laisser à celui­ci
ses partenaires algériens et turcs du CFCM?
Surtout, le CFCM n’a qu’une influence
très faible sur l’islam de France tel qu’il s’est
progressivement organisé sur l’ensemble
du territoire français. Depuis quarante ans,
en effet, les pouvoirs publics cherchent à
organiser un islam de France « officiel » qui
aurait à sa tête des personnalités large­
ment reconnues et pouvant être considé­
rées comme des interlocuteurs efficaces.
Cette représentation officielle et opé­
rante de l’islam n’a pas pu voir le jour pour
de multiples raisons. En revanche, il y a
bien tout un islam « non officiel » très or­
ganisé à partir de vraies mosquées, de cen­
tres culturels, d’écoles privées hors contrat,
de réseaux commerciaux et d’associations
diverses. Un islam « non officiel » mais
qui constitue la réalité première de la
deuxième religion de France. Cet islam­là
peut­il être qualifié de « séparatiste »?
Dans la majorité des cas, non. Mais il ne
s’agit pas pour autant d’un islam en phase
avec les idéaux démocratiques et répu­
blicains français.

Rachid Benzine est islamologue
et écrivain. Coauteur avec Christian
Delorme de « La République, l’Eglise
et l’islam. Une révolution française »
(Bayard, 2016), il vient de publier
« Ainsi parlait ma mère »
(Seuil, 96 pages, 13 euros)

LE MOT ET SON


CONTENU SONT


LOIN DE POUVOIR


NOMMER TOUTE


LA RÉALITÉ


Le contexte
Lors d’un déplacement
à Mulhouse, mardi 18 février,
Emmanuel Macron
a dévoilé sa stratégie de
« reconquête républicaine »
contre l’emprise de
l’islamisme et de la
radicalisation. Au cours
de ses différentes inter-
ventions, le chef de l’Etat
a préféré employer
les termes « séparatisme
islamiste » plutôt que
« communautarisme ». Un
changement sémantique
qu’il a justifié par la volonté
de ne pas stigmatiser
l’ensemble des musulmans.
Afin de lutter contre les
« influences étrangères »,
la stratégie prévoit la sup-
pression des maîtres affec-
tés aux enseignements de
langue et de culture d’ori-
gine (ELCO), dispensés dans
les écoles primaires, ainsi
que la sortie progressive
du système des imams
détachés, soit quelque
300 imams formés, choisis
et payés par la Turquie,
l’Algérie et le Maroc,
pour exercer en France.
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