Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 21


par une vie humaine à d’autres
formes de vie, dans le sens où ce
corps deviendra malheureusement



  • ou bienheureusement – le repas
    de vers, de bactéries, de champi-
    gnons, et que cette vie se transfor-
    mera dans d’autres corps.
    La vie serait la même dans le
    corps d’un homme, d’un ver ou
    d’une fleur? C’est vertigineux!

    Mais c’est aussi libératoire. Quoi-
    qu’il arrive, cela continuera, avec ou
    sans moi, et malgré mes échecs. Il
    ne s’agit pas que de moi, c’est la
    vie passée et future qui me traverse,
    comme une force tellurique. Moi, ça
    m’apaise énormément!


phore ne dit pas que nous ne man-
geons que du vivant, qu’on ne peut
pas manger du non vivant. A chaque
fois que nous mangeons, nous con-
templons l’identité absolue de la vie

du mangeur et du
mangé. Cela ne veut
pas uniquement dire
qu’il y a du vivant dans
la tomate. C’est qu’il y a
de la tomate en moi, et
donc que l’espace de
partage n’est pas seule-
ment énergétique mais
aussi métaphysique.
L’acte de manger est un
acte de multiplication
du vivant et de partage
intégral de la vie. Un
être disparaît mais il ne
disparaît pas vraiment
car cela permet à une
vie de poursuivre son
cours.
Il y a là une critique forte du vé-
ganisme et de la cause animale?
L’antispécisme est valide dans le
sens où il n’y a pas d’espèces, toute
espèce est un patchwork, un mé-
lange d’autres espèces. Dès lors, on
ne peut considérer que l’humain est
plus digne que les autres parce que
l’humanité n’existe pas, c’est juste
un Frankenstein d’autres vivants.
C’est un état d’agrégation tempo-
raire d’une vie qui est la même par-
tout. L’humain a donc le droit de
tout manger, comme un virus a le
droit de tout détruire. En voulant
dépasser l’anthropocentrisme, cer-
tains ont étendu les droits octroyés
aux humains à la totalité des ani-
maux. Mais la question animale est
en fait un problème «humain, trop
humain». On criminalise un acte,
manger, qui est la source de la vie.
Les animalistes ont au fond une
conception petite-bourgeoise, hy-
perlibérale de la vie. Chacun doit
rester avec ce qui lui appartient et
ne pas toucher aux autres. Une vi-
sion qui se base sur l’idée de la pro-
priété de la vie et d’une identité
stricte, définie, qui est aux antipo-
des de l’idée de métamorphose
que je défends.
Si notre vie «n’a rien d’indivi-
duel ni d’exclusif», comme vous
l’écrivez, comment mener notre
bout de chemin, et quelle philo-
sophie créer sans la notion du
«moi»?
Dire que la vie n’est pas personnelle
ne signifie pas qu’il n’y a pas de moi.
La vie est forcément singulière pour
chacun d’entre nous. Mais le fonde-
ment de ce moi n’est pas borduré,
la source et la forme de ce moi ne
coïncident pas. Le moi n’est qu’un
véhicule, quelque chose qui trans-
porte toujours autre chose que lui.
Prenons un exemple concret : cha-
cun de nous est le fils ou la fille de
quelqu’un d’autre. Je suis la chair de
ma mère. Je suis ma mère, littérale-
ment, redoublée et contrainte de vi-
vre hors du corps de ma mère, diffé-
remment d’elle. C’est ce décalage-là
qui fait l’individualité, la singula-
rité. Cela explique peut-être aussi

pourquoi la vie est si
dif ficile, pourquoi nous
vivons si maladroi -
tement : j’étais pro-
grammé pour vivre la
vie de ma mère, et pas
une autre. Ce singulier
est né d’un accident. Il
faudrait étendre ces ré-
flexions à notre huma-
nité : ce qu’on appelle
les espèces, c’est cet
ensemble d’accidents
qui permettent de dis-
tinguer ces jumeaux
siamois que sont les
hommes et les prima-
tes, les virus et les
champignons... Nous
nous sommes éloignés, nous tra-
çons des lignes différentes mais
nous sommes la même vie.
«Notre maison brûle», dit-on
souvent pour alerter sur le chan-
gement climatique. Mais selon
vous, la maison n’est pas une
image opérante pour parler de
cette vie commune. Pourquoi?
C’est même une image dangereuse!
L’écologie repose sur une base pat -
riarcale dont il faudrait désormais
s’éloigner. Penser la maison comme
un ordre idéal et absolu n’a rien de
très joli. La maison abrite certes une
coexistence pacifique entre les indi-
vidus – et encore, pas toujours –
mais elle est surtout, par définition,
un instrument d’exclusion : je suis
chez moi et les autres sont dehors.
Le nom d’écologie lui-même repose
sur cette image [il a été inventé
en 1866 par le biologiste allemand
Ernst Haeckel, à partir du grec
oikos , «maison», et logos, «science»,
ndlr].
Historiquement, le premier à avoir
voulu penser la totalité des espèces
vivantes sur terre a été Carl
von Linné (1707-1778), alors qu’on
croyait que les espèces étaient fixes.
Dans un univers fixiste, en effet, où
l’on ne dresse aucun lien de parenté
entre les espèces, le seul point de
vue possible pour embrasser la tota-
lité du vivant, c’est Dieu. On ne peut
blâmer les naturalistes de l’époque,
ils ne pouvaient pas faire autre-
ment : Dieu étant le père de tous, ils
étaient contraints de concevoir le
monde comme la maison où ce père
gouverne, règne. Mais c’est un ima-
ginaire littéralement patriarcal : la
maison est un espace où chacun
a son utilité, à une place donnée.
L’écologie, c’est la science qui pense
les vivants comme éternellement
assignés à domicile. Or nous démé-
nageons en réalité sans cesse en oc-
cupant la vie et les corps d’autres,
c’est pourquoi on devrait rayer le
mot écologie et préférer l’imagi-
naire de la ville. Or il nous faudra un
Ibsen de l’écologie qui dénonce les
horreurs de la famille et de la vie
domestique !•

EMANUELE
COCCIA
MÉTAMORPHOSES
Ed. Rivages,
240 pp., 18 €.

L’acte de manger est selon vous
crucial dans la métamorphose
de la vie. En quoi est-ce une ma-
nifestation de l’universalité?
L’expérience la plus réjouissante
de l’alimentation est là : on vit la
même vie que l’être mangé. Ce lien
de parenté entre tous les vivants est
aux fondements de l’écologie,
au XVIIIe siècle. Au début, cela a
entraîné un grand scandale, car cela
véhiculait l’idée d’une guerre de
tous contre tous. Une façon de
neutra liser cette guerre a été la tra-
duction thermodynamique du phé-
nomène : manger comme un
échange d’énergie. Mais cette méta-

«Dire que la vie n’est
pas personnelle ne
signifie pas qu’il

n’y a pas de moi.
La vie est forcément

singulière
pour chacun.»
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