Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

32 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


E


n 1994, le label electro
anglais Warp lança une
série d’albums intitulée
Artificial Intelligence
produite par des humains. Aujour -
d’hui, c’est au tour de l’intelligence
artificielle (IA) de produire de la
musique. Enfin, c’est ce que répand
une idée reçue selon laquelle la ma-
chine finira ici aussi par remplacer
l’homme. En réalité, à ce stade, l’IA
tend plutôt à trouver sa place dans
l’aide à la création et à la produc-
tion. Dans ce domaine, les recher-
ches vont bon train, autant chez les
acteurs du privé que du public
comme en France à l’Ircam, le véné-
rable Institut de recherche et coor-
dination acoustique-musique fondé
en 1970 par Pierre Boulez.
L’IA, qu’est-ce que c’est? Pour résu-
mer, cela consiste à implémenter
dans l’ordinateur des comporte-
ments élaborés, habituellement im-
putés à l’humain. Apparue à la fin
des années 50, l’intelligence arti -
ficielle a connu des hauts et des bas.
«La première phase a consisté en

des techniques de programmation
pour reproduire le raisonnement hu-
main, explique Gérard Assayag,
chercheur à l’Ircam. A partir des an-
nées 70, elle a évolué vers les systèmes
connexionnistes, dont les fameux ré-
seaux neuronaux, porteurs d’espoir,
mais qui n’ont pas donné les résultats
escomptés. Ils ont repris de l’intérêt
depuis quinze ans grâce à la techni-
que du deep learning .» Cet «appren-
tissage profond» a offert à l’ordina-
teur l’historique de données qui lui
manquait pour déduire des règles et
prendre des décisions. Après avoir
avalé l’ensemble d’un répertoire, la
machine moulinera un morceau à la
manière d’un artiste qui n’avait rien
demandé, tel la chanson Daddy’s
Car de 2016 dans le style des Beatles,
qui sonnait comme une caricature
bizarre des Fab Four. «C’est une
manière de réaliser un morceau
proche d’un tube tout en contour-
nant le problème des droits d’auteur,
estime Frank Madlener, directeur de
l’Ircam. L’intérêt créatif est très li-
mité en dehors de la similarité.»

«Un monde gigantesque
s’ouvre»
Pour profiter de façon plus perti-
nente de cette révolution, Björk a

fait ingurgiter à la machine tout un
stock de ses propres chœurs. Bapti-
sée Kórsafn («collection de chora-
les»), son installation réalisée en
collaboration avec Microsoft pour le
hall d’un hôtel new-yorkais produit
une musique d’ambiance, qui varie
en fonction des saisons, de la météo,
de la présence d’oiseaux ou d’avions,
grâce aux informations d’une ca-
méra installée sur le toit.
«La puissance de l’IA et sa capacité
d’apprentissage ouvrent un monde
gigantesque. La machine va faire des
propositions à l’humain qui va les
écouter et pourra réagir», poursuit
Frank Madlener. Duo américain si-
gné sur le label DFA, Yacht a passé
trois ans à former un système basé
sur Magenta, l’IA développée par
Google, en lui livrant 82 de ses an-
ciennes chansons. «Ils ont ensuite
donné à la machine les pistes des
morceaux sur lesquels ils étaient en
train de travailler ainsi que des pa-
roles, explique Doug Eck, chercheur
du laboratoire parisien de Google.
L’IA les a utilisées pour bâtir un mo-
dèle qui a généré des mélodies, des
harmonies, des rythmes et des tex-
tes.» Google n’a pas vocation à in-
vestir le secteur de la musique mais
l’utilise comme terrain d’expéri-

mentation afin d’enrichir ses ser -
vices grand public comme YouTube
de nouvelles fonctions créatives et
ludiques. Tant mieux pour Yacht,
dont le septième album, Chain
Tripping, s’en trouve revigoré. Cette
expérience trippante, l’artiste amé-
ricaine Holly Herndon l’a aussi
réussie pour son album Proto paru
l’an dernier. Là, c’est surtout le trai-
tement des voix qui fascine, du ma-
riage entre chœurs réels et virtuels
jusqu’à l’étonnante création inspi-
rée du Sacred Harp, la plus an-
cienne chorale d’Amérique du Nord.
«Travailler avec l’IA m’a renvoyé aux
modes de collaboration classiques,
quand il faut organiser un groupe de
personnes pour chanter, à travers
des formes communes de langages et
de chants», décrit Holly Herndon.
Humain avant tout, donc.

Une IA dans ma guitare
Les recherches de l’Ircam tendent
actuellement au dialogue en temps
réel du musicien avec la machine.
«Notre dernier projet a pour objectif
de faire converger en un même outil
trois types d’improvisation : libre,
créative et structurée», décrit Gérard
Assayag. Ce qui signifie que l’ordi-
nateur va «jammer» et réagir en

direct au jeu d’un musicien tout
en suivant un scénario qu’il aura dé-
fini au préalable. Prochaine étape
pour ce chercheur, que le numé -
rique rejoigne le physique en
embarquant des algorithmes dans
des instruments acoustiques, telle
la guitare mise au point avec la
start-up française HyVibe : «Des
capteurs détectent les mouvements
ou les vibrations, puis envoient les
infos à une unité de calcul embar-
quée qui les analyse et prend des dé-
cisions. Un mécanisme peut ainsi
monter le volume, ajouter des effets
sonores, améliorer la qualité acous-
tique... S’ajoutera une dimension
créative afin que la guitare produise
l’harmonie ou l’orchestration en
complément du jeu du guitariste. On
est au début de ce projet fascinant,
tout reste imaginable.»
La révolution, Jean-Michel Jarre
y croit et y contribue. La dernière
création du musicien prend la
forme d’une application mobile
nommée EōN, développée avec
Sony CSL, le laboratoire de recher-
che du géant japonais. Avec elle,
il rejoint le rêve d’œuvre infinie
réalisé par Brian Eno en 2017 avec
l’album Reflection. «L’idée est que
l’algorithme réarrange, réorchestre

Par
PASCAL BERTIN
Illustrations
FRED PÉAULT

La musique


en bonne


intelligence


(artificielle)


De plus en plus de musiciens se lancent dans des


expériences avec l’intelligence artificielle, qui sait


déjà écrire seule des morceaux et sera sans doute à la


source de tubes de demain. Mais la vraie révolution


est à chercher ailleurs : dans la capacité de créer


ensemble, humains et machines, la musique du futur.

Free download pdf