Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1
0123
DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020 sports| 15

Accusations d’abus sexuels dans le cyclisme


Plusieurs coureuses ont fait état d’agressions et de harcèlement en Belgique. Deux enquêtes ont été ouvertes


ENQUÊTE


D


u cyclisme belge, elles
convoitaient les con­
trats professionnels et
les classiques pavés.
Maggie Coles­Lyster et Sara You­
mans n’en ont aperçu que l’arrière­
cuisine, sordide. Les récits qu’ont
faits ces deux coureuses nord­
américaines, aujourd’hui âgées de
21 et de 24 ans, témoignent des
abus de certains hommes dans
des équipes féminines de
deuxième division, un angle mort
du cyclisme où l’amateurisme des
encadrements rencontre la naï­
veté et la peur, chez certaines aspi­
rantes, d’être écartées du peloton.
Ces situations sont minoritaires,
assurent les coureuses rencon­
trées, voire inexistantes dans
l’élite que constitue le World Tour.
Mais, neuf mois après l’ouverture
d’une enquête sur l’équipe belge
Health Mate, Le Monde révèle
qu’une autre équipe belge, Doltci­
ni­Van Eyck, fait l’objet d’une pro­
cédure ouverte par la commission
d’éthique de l’Union cycliste inter­
nationale (UCI).
Maggie Coles­Lyster était en Bel­
gique lorsqu’elle a été abusée. En
avril 2017, la Canadienne vient
d’avoir 18 ans. Elle intègre la ré­
serve de l’équipe belge Lares­
Waowdeals (depuis renommée
Doltcini­Van Eyck). L’assistant y
est responsable des massages.
« C’était mon premier massage
avec lui. Il est monté le long de mes
jambes, très haut, et a passé son
doigt sur mon sexe, tout du long. Je
portais une culotte, ce n’était pas
sur ma peau, mais cela m’a semblé
une pratique étrange. »

« J’étais mal à l’aise »
Les agressions sexuelles durant
les massages se répéteront les
jours suivants. La Canadienne
comprend, de ses rares échanges
avec ses coéquipières, que
d’autres ont vécu la même situa­
tion. Maggie Coles­Lyster n’inter­
rogera pas l’assistant à ce sujet et
mettra plusieurs années avant de
considérer ces massages comme
autant d’agressions sexuelles.
« J’étais mal à l’aise mais je ne vou­
lais pas passer pour celle qui se
plaint alors que je venais d’arriver.
Il a commencé à prendre des pho­
tos de moi pendant les repas collec­
tifs et à me les envoyer. Il me pre­
nait par le bras avant les courses,
m’envoyait des messages plus inti­
mes. Quand je suis rentrée au Ca­
nada, chez mes parents, je n’ai pas
osé leur parler des massages. Dans
un e­mail à la directrice sportive,

j’ai seulement raconté que je me
sentais mal à l’aise avec lui, qu’il
avait dépassé les bornes, que je ne
voulais plus vivre dans la même
maison que lui ni recevoir de mas­
sages de sa part. »
En réponse, le manageur de
l’équipe, Marc Bracke, assure avoir
demandé à son soigneur de « pren­
dre ses distances avec les coureu­
ses », et prié Coles­Lyster de ne
« pas en avoir peur » et de l’infor­
mer d’une éventuelle récidive. Il
n’aborde pas la question des mas­
sages ni de la future colocation qui
s’annonce dans la « team house »
où cohabitent parfois manageur,
assistant et coureuses. Pour la Ca­
nadienne, le manageur a « mis la
poussière sous le tapis. Il aurait dû
agir de manière beaucoup plus
forte ». Après de nouvelles plaintes
auprès du manageur de coureuses
de l’équipe élite – aucune ne men­
tionnant des faits d’ordre sexuel –,
l’assistant a été écarté. Il a ensuite
pratiqué dans une structure fémi­
nine de haut niveau. Maggie Co­
les­Lyster n’a pas, pour l’heure,
émis de signalement à l’UCI.
Pour Sara Youmans, l’aventure
belge s’est arrêtée à une conversa­
tion sur la messagerie Facebook
Messenger. Au moment où ce
même Marc Bracke, qui lui propo­

sait un contrat, lui a demandé des
photos « en culotte et soutien­
gorge ». Leurs relations, jus­
qu’alors, s’étaient limitées à une
conversation téléphonique de
trente minutes. Dans l’échange de
messages d’octobre 2019, que
Le Monde a consulté, le manageur
de l’équipe Doltcini­Van Eyck de­
mande à voir les jambes de la cou­
reuse. Mais il la trouve trop cou­
verte sur ses clichés. « Envoie­moi
une photo de toi en bikini. Ne sois
pas timide... C’est le début d’une re­
lation de confiance », continue­t­il.
Malgré plusieurs refus de l’Amé­
ricaine, se disant « pas à l’aise »,
Marc Bracke se fait insistant. En

vain. Il enverra malgré tout une
proposition de contrat non rému­
néré, standard à ce niveau de com­
pétition. « Je ne voulais pas me
mettre dans une situation dange­
reuse, n’ayant ni ami ni famille en
Europe, explique Sara Youmans.
S’il était prêt à se comporter
comme cela par Internet, j’avais
peur d’être dans un camp d’entraî­
nement où le rapport de forces
aurait été en sa faveur. »
Une autre coureuse au moins,
qui n’a pas souhaité être identi­
fiée, dit avoir fait l’objet de requê­
tes similaires de la part de Marc
Bracke lorsqu’elle a candidaté
auprès de Doltcini­Van Eyck. La
Suédoise Sara Penton, qui court
pour l’équipe britannique Drops,
affirme « avoir vu des conversa­
tions de ce genre sur Internet avec
plusieurs filles ».
Contacté, Marc Bracke, 51 ans, n’a
pas souhaité s’entretenir par télé­
phone en raison de la barrière lin­
guistique. Prié de dire s’il sollicitait
des images de coureuses en sous­
vêtements, il a répondu par écrit :
« Pour des raisons professionnelles,
oui, mais seulement les jambes. Je
ne suis pas intéressé par des photos
de femmes en sous­vêtements. »
Aucune des cyclistes interrogées,
passées par plusieurs équipes, n’a

fait mention d’une telle pratique
pour jauger leur état de forme.
« Pour savoir si quelqu’un est af­
fûté, on lui demande des examens
sanguins ou ses fichiers d’entraîne­
ments. Cela m’est arrivé, mais pas
avec lui », s’étonne Sara Youmans.
En octobre 2019, l’Américaine a
porté l’affaire devant la commis­
sion d’éthique de l’UCI ainsi qu’à la
fédération belge de cyclisme, la­
quelle a formulé un avertisse­
ment à Marc Bracke, le rappelant
« au strict respect de l’intégrité »
des coureuses. La commission
d’éthique a depuis ouvert une
« procédure formelle » concernant
l’équipe Doltcini­Van Eyck, an­
nonce l’UCI au Monde.
Aucune autre des cyclistes con­
tactées n’a fait état d’agression ni
de harcèlement sexuel de la part
de Marc Bracke. « J’ai vécu deux
mois dans la maison collective et
n’ai jamais vu ni entendu quoi que
ce soit », dit la Britannique Alice
Cobb. « Il prenait garde d’éviter les
contacts et de respecter l’intimité
des filles. Sans doute parce qu’il a
mauvaise réputation », constate la
Belge Sarah Inghelbrecht.
Plusieurs rapportent un mana­
gement autoritaire, dans lequel
contredire un ordre implique
d’être, au mieux, mise provisoire­
ment sur la touche, au pire, limo­
gée. « 85 % des coureuses sont heu­
reuses de travailler avec moi, le
reste est déçu ou en colère, comme
dans toutes les entreprises, dit
Marc Bracke. Je traite mes coureu­
ses avec respect. » Sa relation con­
jugale avec une coureuse âgée de
22 ans – il en avait 47 – est aussi ci­
tée comme un élément perturba­
teur par d’anciennes coéquipières.
« L’amour n’est pas un crime, s’in­
surge le manageur. Regardez tou­
tes les équipes féminines, vous ver­
rez beaucoup de relations. »
Disparue à l’issue de la saison
2019, l’équipe belge Health Mate a
fait l’objet d’une enquête ouverte
en juin 2019 par la commission
d’éthique de l’UCI. Les tentatives

présumées du manageur Patrick
Van Gansen de flirter avec ses cou­
reuses sont au cœur de l’enquête.
Entre février et mai 2019, la Fran­
çaise Chloë Turblin, la Finlandaise
Sara Mustonen et l’Israélienne Es­
ther Meisels ont dénoncé le com­
portement du dirigeant belge à
l’UCI, citant notamment des pro­
pos déplacés sur leur physique.
Depuis, une dizaine d’autres ont
corroboré leurs propos dans la
presse.
Chloë Turblin, restée une saison
en 2018 chez Health Mate, dit
avoir « toujours repoussé les tenta­
tives de Patrick [Van Gansen] de
[l]’embrasser ». « Sa manière de
faire, ajoute­t­elle, ce fut de m’éloi­
gner de mes proches, en disant
qu’ils étaient toxiques pour ma
réussite sportive. Son obsession,
c’était que je quitte mon compa­
gnon. » Elle s’en veut d’être « en­
trée dans le jeu de séduction » de
son manageur, de n’avoir « pas été
assez ferme face à ses avances,
pour obtenir les places sur les
meilleures courses ».
Patrick Van Gansen affirme
avoir eu une brève relation amou­
reuse avec la jeune Française. De­
puis, abandonné par son sponsor,
il dit avoir été « dragué » par Chloë
Turblin et avoir coupé court à une
relation inappropriée. « La vérité
est le complet opposé de ce que ces
filles ont écrit à l’UCI », déclare­t­il,
évoquant des vengeances quant à
ses décisions sportives. M. Van
Gansen dit avoir transmis à l’UCI
plusieurs témoignages de coureu­
ses allant dans son sens.

« Deuxième chance » pour l’UCI
La commission d’éthique de l’UCI
a reçu les conclusions des enquê­
teurs du cabinet Sport Resolu­
tions et fait une recommandation
à la commission disciplinaire, pré­
cise la fédération : « Son rapport en
vue d’une sanction, le cas échéant,
a toutefois été mis en attente, dû au
dépôt d’une nouvelle dénonciation
par une athlète, les faits allégués
faisant l’objet d’une enquête com­
plémentaire. » L’ancienne cou­
reuse Iris Slappendel, à la tête du
syndicat Cyclists’ Alliance, consi­
dère ce cas comme « capital, car, si
le manageur est sanctionné, cela
encouragera d’autres coureuses à
parler. Si ce n’est pas le cas, plus
aucune n’osera. C’est déjà la
deuxième chance de la commis­
sion, qui n’avait rien fait contre
Thomas Campana. » Ce manageur
suisse de l’équipe Bigla avait fait
l’objet d’une plainte de plusieurs
coureuses – dont Iris Slappendel –
pour mauvais traitements en 2016
mais n’avait pas été sanctionné.
« Le harcèlement sexuel n’est pas
un gros problème aujourd’hui,
poursuit Iris Slappendel. Mais le
harcèlement moral, la pression sur
le poids, l’humiliation, c’en est un.
Ce devrait être une priorité numéro
un de l’UCI. » La fédération interna­
tionale met en avant la mise à jour
de son code éthique en novem­
bre 2018, « pour mieux protéger les
athlètes en cas de harcèlement et
d’abus » et « garantir notamment
l’anonymat du plaignant pour pro­
téger la vie privée de la victime ».
L’UCI travaille à la création, dans
les prochains mois, d’un « système
d’alerte afin de rapporter des cas
d’abus ou de harcèlement ».
clément guillou

« C’était mon
premier massage
avec lui. Il est
monté le long
de mes jambes,
très haut, et a
passé son doigt
sur mon sexe »
MAGGIE COLES-LYSTER
cycliste canadienne

les récits qui émergent sur les cas de
harcèlement, en Belgique, aux Pays­Bas, en
Italie, révèlent à quel point la précarité du
cyclisme féminin, au­delà des huit meilleu­
res équipes mondiales, installe un rapport
asymétrique entre les patrons d’équipe et
leurs coureuses. Outre la place dans
l’équipe, c’est la participation aux épreuves
les plus visibles qui se joue : sans ces cour­
ses, impossible pour les jeunes femmes
d’être repérées et de progresser à l’étage du
dessus, celui du professionnalisme.
La mainmise sur la sélection pour les
courses facilite les abus de pouvoir, d’un
côté, et l’acceptation, de l’autre, de remar­

ques déplacées ou de comportements dé­
gradants. Selon les témoignages recueillis
par Le Monde, les plus jeunes cyclistes, à
peine majeures, sont les plus exposées.
« UCI : ces trois lettres, c’était mon rêve, avant
d’en être écœurée. On n’ose pas se plaindre
parce qu’on sait que beaucoup de filles rêve­
raient d’être à notre place », relève Chloë
Turblin, qui a fait partie en 2018 de l’équipe
Health Mate. « Le problème, c’est qu’on veut
toutes y arriver, confirme la Suédoise Sara
Penton, de l’équipe Drops. On prend des
seaux de merde parce qu’on n’a aucun droit,
mais on continue dans l’espoir d’un meilleur
contrat. Tu cours et t’encaisses. »

Les cyclistes qui parviennent au niveau
supérieur – 106 coureuses en World Tour –
sont davantage protégées par la présence
de clauses sur le harcèlement dans leurs
contrats, l’existence, depuis cette année,
d’un salaire minimum et la professionna­
lisation d’un encadrement souvent
mixte. « Le problème intervient quand le
manageur est à la fois directeur sportif, en­
traîneur, kiné, estime la Française Audrey
Cordon, de l’équipe Trek­Segafredo. La
nouvelle génération de directeurs sportifs
me semble faire davantage attention à ces
problématiques. »
cl. gu.

Des sportives précaires et des patrons d’équipe tout-puissants


Ils ont tué le messager. Ils ne tuerontpas le message.
Dimanche 1ermars à20.

Projet Green Blood


à (re)voir sur

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