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CULTURE
DIMANCHE 1ER LUNDI 2 MARS 2020
0123
C
ela devait finir par arri
ver. Les Césars – en
mode morituri te salu
tant – dissous dans les
jeux du cirque télévisuel. Cible
d’un feu nourri d’accusations et
de polémiques, tant au sein de la
profession qu’à l’extérieur – accu
sée ici pour son manque de
démocratie et son archaïsme, là
pour avoir distingué, en la per
sonne de Roman Polanski, un
homme au statut pour le moins
controversé –, l’Académie aura
ferraillé un mois avant de rendre
les armes, le 13 février, avec l’an
nonce laconique de la démission
de son comité de direction, Alain
Terzian en tête.
En attendant, une cérémonie
- on l’aurait presque oublié –
devait néanmoins se tenir ven
dredi 28 février au soir, quarante
cinquième du nom et ultime en
son genre peutêtre.
Présidée par Sandrine Kiber
lain, présentée par Florence
Foresti, on imagine sur quel air
de catastrophe elle dut être
préparée. Paradoxalement, l’im
plosion en plein vol de l’institu
tion aura ravivé les feux de
l’audimat (2,16 millions de télé
spectateurs, contre 1,6 l’année
dernière), sous les coups de fouet
de quelques interrogations sai
gnantes. Canal+, retrouvant sa
pose postmoderne, tournerait
elle en farce le désastre? Florence
Foresti assumeraitelle le rôle
badin assigné à sa fonction?
Devaiton craindre une chevau
chée de quelques Walkyries sur
le plateau? Assisteraiton à une
bataille rangée entre le clan
Roman Polanski, réuni autour de
J’accuse, et le clan Adèle Haenel,
devenue figure de proue de la
dénonciation des violences fai
tes aux femmes, réuni autour de
Portrait d’une jeune fille en feu, de
Céline Sciamma?
Un tournant symbolique
Sur cette dernière question du
moins, l’affaire fut réglée in
extremis par l’annonce de l’ab
sence de toute l’équipe de J’ac
cuse, consécutive à la déclara
tion du ministre de la culture,
Franck Riester, qui, fait inédit
dans les annales, déconseilla aux
votants de distinguer le réalisa
teur. Ainsi donc, sur la foi d’une
accusation réitérée de viol qui le
vise de nouveau, la pression
autour du réalisateur s’estelle
encore renforcée, laissant suppo
ser que ses contempteurs visent
ni plus ni moins que sa mort pro
fessionnelle. A cet égard, cette
quarantecinquième cérémonie
des Césars aura marqué un tour
nant symbolique.
Choisissant de mettre les pieds
dans le plat de la crise qui mar
quait cette cérémonie, Florence
Foresti a choisi d’élire le phallo
cratisme et les prédateurs sexuels
comme fil rouge de ses saillies.
Roman Polanski – rebaptisé « At
choum » – en fut la vedette
récurrente, encore que, selon
l’animatrice, « pas assez grand
pour faire de l’ombre au cinéma
français ». Humour qui n’est en
vérité à la mesure ni de sa stature
de cinéaste, ni de son destin tragi
que, et pas même de l’ignominie
dont il est accusé.
Le pas de deux de l’acteur Jean
Pierre Darroussin, évitant de citer
son nom, ou le départ courroucé
de toute l’équipe de Portrait de la
jeune fille en feu à l’annonce de la
récompense qui lui fut nonobs
tant attribuée (meilleure réalisa
tion), s’ils témoignent d’une
colère qu’on peut concevoir, ne
firent qu’ajouter à l’impression
malaisante que Roman Polanski
était ici désigné comme victime
sacrificielle d’une crise dont on
avait pourtant cru comprendre
qu’elle concernait également le
fonctionnement des Césars eux
mêmes, peu remis en question, ni
dans son fond ni dans sa forme,
alors que l’occasion s’y prêtait.
Traversée de telles tensions,
plus flottante et laborieuse que
jamais dans l’administration de
son spectacle, la cérémonie fut
donc brouillonne, à la fois pleine
de colère et d’espoir. La « parole
libérée » que sa présidente,
Sandrine Kiberlain, visiblement
émue, appelait de ses vœux fut
ainsi au rendezvous, mais ne se
donna pas toujours les moyens
de se faire bien entendre. L’inter
vention de l’actrice Aïssa Maïga
sur la sousreprésentation des
minorités visibles dans le
cinéma français en fut un autre
exemple, juste sur le fond, très
incertaine dans sa forme où
l’humour et l’agressivité ne fai
saient pas bon ménage.
A contrario, le palmarès édicté
par les 4 000 votants du collège
fit montre d’une étonnante
équanimité démocratique, refu
sant de se laisser infléchir par le
moindre diktat. Nulle razzia
cette année, mais un éclectisme
de bon aloi.
Ladj Ly, digne et juste
Les Misérables – quatre statuet
tes, dont celle du meilleur film –
rafle la mise, suivi de près par
J’accuse, qui en remporte trois
dont celle de la meilleure réalisa
tion, n’en déplaise aux autorités.
Sacré meilleur acteur, Roschdy
Zem, impérial dans Roubaix, une
lumière, d’Arnaud Desplechin,
permet à ce beau film de ne pas
repartir bredouille. Même chose
côté dames, où la subtile Anaïs
Demoustier permet de rétroé
clairer la chronique politique
douceamère d’Alice et le Maire.
L’outsider Papicha, film franco
algérien émancipateur de Mou
nia Meddour, remporte, quant à
lui, le César du meilleur premier
film ainsi que du meilleur espoir
féminin en la personne de Lyna
Khoudri. Le magnifique M, de
Yolande Zauberman, histoire
d’une prédation en milieu ultra
orthodoxe, remporte enfin, à
juste raison, le César du docu
mentaire.
Récipiendaire du seul César de la
meilleure photographie en la per
sonne de Claire Mathon, Portrait
de la jeune fille en feu, de Céline
Sciamma, film historique défen
dant le droit des femmes à dispo
ser de leur corps et de leur sexua
lité, n’a visiblement pas ému les
votants et est, parmi les favoris, le
grand perdant de cette édition.
La coloration de ce palmarès
éclectique n’en demeure pas
moins très engagée, comme il en
va d’ailleurs souvent aux Césars.
Deux polars sur fond de misère
sociale (Les Misérables et Roubaix,
une lumière), un film résolument
féministe (Papicha), une comédie
sur la politique (Alice et le Maire),
une œuvre qui rappelle les pires
errements de la France (J’accuse)...
Les mots posés par Ladj Ly, ori
ginaire de Montfermeil (Seine
SaintDenis), sur la situation
qu’il dénonce dans son film
furent à cet égard d’une dignité
et d’une justesse d’autant plus
fortes qu’ils étaient énoncés sans
la colère dont il aurait pu se pré
valoir : « Nous vivons dans un
pays blessé et c’est la pauvreté qui
divise les Français. (...) Il faut
s’unir, le seul ennemi, ce n’est pas
l’autre, c’est la misère. » Limpide
comme l’eau claire.
jacques mandelbaum
Florence Foresti
a choisi d’élire
le phallocratisme
et les prédateurs
sexuels comme
fil rouge de
ses saillies
Aux Césars, Roman Polanski récompensé
« Les Misérables » remporte la mise, tandis que « Portrait de la jeune fille en feu » a été boudé par l’académie
C I N É M A
LE PALMARÈS
César du meilleur film :
Les Misérables, de Ladj Ly.
César de la meilleure
réalisation : J’accuse,
de Roman Polanski.
César de la meilleure actrice :
Anaïs Demoustier, pour son rôle
dans Alice et le Maire.
César du meilleur acteur :
Roschdy Zem pour son rôle
dans Roubaix, une lumière.
César du meilleur acteur dans
un second rôle : Swann Arlaud
pour son rôle dans Grâce à Dieu.
César de la meilleure actrice
dans un second rôle : Fanny
Ardant pour son rôle dans La
Belle Epoque.
César du meilleur film
étranger : Parasite, de Bong
Joon-ho.
César du meilleur premier
film : Papicha, de Mounia
Meddour.
César du meilleur scénario
original : Nicolas Bedos pour
La Belle Epoque.
César des meilleurs décors :
Stéphane Rozenbaum pour
La Belle Epoque.
César des meilleurs costumes :
Pascaline Chavanne pour
J’accuse.
César du meilleur espoir
féminin : Lyna Khoudri pour
son rôle dans Papicha.
César de la meilleure photo-
graphie : Claire Mathon pour
Portrait de la jeune fille en feu.
L’actrice Adèle Haenel
quitte la Salle Pleyel,
vendredi 28 février, après
l’annonce de la remise
du César de la meilleure
réalisation à Roman
Polanski. BERZANE NASSER/ABACA