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D I M A N C H E 1E R - L U N D I 2 M A R S 2 0 2 0
N O U V E L L E L U N E E T F É M I N I N S A C R É
Classe aux
sorcières
E
n chaussettes ou pieds nus, assises en cercle
autour d’un drap rouge. A la lueur des bou
gies et dans l’odeur de la sauge brûlée, his
toire de purifier l’air. Une fois par mois, à la nou
velle lune, Juliette participe à une « tente rouge »,
l’un de ces cercles de parole féminins inspirés
d’un bestseller américain sorti en 1997, vendu à
plus de 3 millions d’exemplaires dans vingtcinq
pays. La Tente rouge, d’Anita Diamant (Charleston
éditions, 2016, pour la version française), vérita
ble ode à la féminité, raconte l’histoire de Dinah,
un personnage biblique qui partage secrets et ri
tes avec les autres femmes de sa tribu, sous un
tipi écarlate, un endroit interdit aux hommes.
Aujourd’hui, la banale salle d’un cours de
yoga ou d’un centre culturel sert de cadre à ces
rassemblements réservés aux femmes, où cha
cune des participantes (moins d’une douzaine en
général par session) dépose à tour de rôle et en
cinq minutes ses préoccupations et réflexions du
moment sans être interrompue et sans que per
sonne ne lui réponde. « Pour ne pas être prise
pour une folle », la quadragénaire parisienne, ca
dre dans une grande association et mère de trois
ados, préfère rester discrète, hors du cercle fami
lial, sur sa participation à ces réunions, qui em
pruntent ellesmêmes à des rituels ancestraux,
amérindiens notamment. Pas évident en effet de
parler de « féminin sacré », de « rythme lunaire » et
de « reconquête de sa puissance personnelle » à ses
collègues de la comptabilité ou des ressources
humaines, au risque d’être cataloguée comme la
perchée de l’open space.
« Le désir de grossesse, les enfants, le con
joint, le travail... ces thèmes sont souvent abordés
spontanément », explique Camille Sfez, psycho
logue, auteure de La Puissance du féminin (Leduc,
2018), qui a contribué à l’essor de ces réunions en
France. « Mais aussi des sujets plus prosaïques. Il
ne s’agit pas d’un espace de thérapie, juste d’un
endroit sécurisé où les femmes peuvent dire ce
qu’elles ont sur le cœur, déposer les armes, s’en re
mettre à la confiance des autres. » Une sorte de
bulle spatiotemporelle programmée de préfé
rence les soirs de pleine lune ou de solstice, où il
est de bon ton de porter un vêtement ou un ac
cessoire dans les tons
rouges, en référence aux
menstrues. « Ce n’est pas
la même chose d’être face
à un thérapeute ou de
vant des femmes. Je ne
viens pas chercher des ré
ponses mais être juste en
tendue, c’est extrême
ment libérateur », expli
que Leslie, 37 ans, qui a
quitté le monde de la
production audiovisuelle
pour celui de l’accompa
gnement pré et postnatal
et fréquente depuis deux
ans ces réunions.
De Roubaix à
MarlyleRoi, en passant
par AixenProvence ou
Bouguenais, dans les villes comme dans les vil
lages, les tentes rouges s’ouvrent le temps d’une
soirée. Il suffit de regarder le site (Tentesrou
ges.fr), qui recense les rencontres s’engageant à
s’abstenir de tout prosélytisme, dérives sectai
res et tarif prohibitif, pour s’en apercevoir. On y
nettoie les énergies à grands coups de sauge, on
y parle, on y rit et on y pleure, on y danse et on y
médite au son du tambour... Ce bain « de bien
veillance » permettrait de se reconnecter à la na
ture et à sa propre nature, et d’en ressortir plus
forte. Le tout, selon les endroits et les organisa
teurs pour quelques euros ou dizaine d’euros,
rarement plus.
N’en déplaise aux cartésiens, en ces
temps de quête de soi et de lendemains qui dé
chantent, un vent de spiritualité païenne souffle
sur les réseaux sociaux comme dans la vraie vie.
Tentes rouges mais aussi expérience chamani
que, pouvoirs des cristaux et des plantes, célébra
tions de la lune, hymne aux sorcières ou aux
druidesses, on ne compte plus les propositions
plus ou moins ésotériques et abracadabrantes
ques. Sous le charme, audelà de la cible tradition
nelle des « new age » et autres hippies de longue
date, des femmes surtout, urbaines et éduquées,
prêtes à tomber dans le chaudron d’une potion
magique qui s’appuie sur le florissant business
du développement personnel.
Communiquer avec les arbres, se connec
ter avec son animal totem, puiser dans un joyeux
bazar celte, mongol ou amérindien, tout est bon
pour éviter ou compléter le psy. Souvent aussi
pour simplement prendre soin de soi et se faire
du bien. Au mieux la parenthèse sera enchantée,
au pire douloureuse et teintée de charlatanisme.
Socioanthropologue de la santé à l’université de
Lorraine, Déborah KesslerBilthauer travaille sur
les guérisseurs et tous ceux qui se situent à la
marge de la médecine conventionnelle. Pour la
chercheuse, le recours à des expériences « hors les
clous » perdure et s’amplifie. « Dans la société ac
tuelle, se soigner consiste à faire des choix dans un
marché concurrentiel, et très divers, souligne
Mme KesslerBilthauer. Sans état d’âme, on passe
d’une offre à l’autre, on teste des dispositifs alter
natifs, et ce d’autant plus facilement que des prati
ques autrefois considérées comme charlatanes
ques, à l’image de l’hypnose, ont été réhabilitées. »
Défiance à l’encontre des thérapies tradi
tionnelles? Vague écolo, soif d’un retour à une
nature que l’on a contri
bué à détruire, désir irra
tionnel en temps de crise
de se raccrocher à une
oreille ou à des rituels ré
confortants? Autant de
raisons qui participent
aussi à ce revival ésoté
rique. Une tendance
nourrie par l’émergence
de l’écoféminisme, un
mouvement qui met en
relation deux formes de
domination, celle des
hommes sur les femmes
et celle des humains sur
la nature. Sortie de son
bois, la sorcière incarne
désormais la puissance
des femmes. « La sor
cière, c’est vous, c’est nous, c’est la voisine, cette
femme dans le métro, sur un banc ou dans les
bois !, harangue Aurélie Godefroy, journaliste et
auteure de Toutes des sorcières (Larousse, 2019).
Réveillez la sorcière qui sommeille en vous et
reconnectezvous avec la femme merveilleuse et
libre que vous êtes déjà! »
Célébrée par les féministes, totem de la fi
gure indépendante qui bouscule les normes so
ciales et le patriarcat, la figure de la sorcière coche
toutes les cases. Activiste quand elle se réunit no
tamment à New York pour lancer des sorts à Do
nald Trump (sans succès), écolo avec ses décoc
tions de plantes médicinales et ses connexions
avec les forces de la nature! Fascinante et ensor
celante. Sur Internet, ces drôles de dames de l’oc
culte se rallient sous des balais magiques, en
forme de hashtag. #Witchesofinstagram fédère à
lui seul près de 4 millions de publications. Sur la
plateforme TikTok, les tutos sur les bougies,
sorts, magie et autres cristaux cumulent 585 mil
lions de vues et se déclinent à l’envi. De retour
dans les librairies aussi avec le colossal succès de
l’essayiste Mona Chollet et son ouvrage Sorcières,
la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018)
déjà écoulé à près de 150 000 exemplaires, qui
continue, un an après sa parution, à pointer en
tête des ventes. Une réhabilitation, de la BD au
guide de développement personnel, à tous les
rayons. Même les séries s’y mettent, en propo
sant des versions « inclusive » et « féministe » de
Charmed et de Sabrina, l’apprentie sorcière.
Catherine Rollot
Voilà aussi qui « plaît beaucoup »
à la sociologue (désormais retraitée) des
mouvements féministes, Christine Del
phy, aux premières loges des réunions
en nonmixité du MLF dans les années
- « La mixité est une illusion, tranche
telle. Elle n’est pas un gage d’avancée vers
l’égalité. C’est très bien que les femmes fas
sent ce que les hommes font depuis des
siècles... Elles vont pouvoir se dire libre
ment ce qu’elles ont sur le cœur, dans la
compréhension mutuelle ».
Comme elle, Christine Bard, pro
fesseure à l’université d’Angers, spécia
liste de l’histoire des femmes et du
genre, distingue la nonmixité subie,
« qui était la règle jusqu’au milieu du
XXe siècle », de la nonmixité choisie, « à
dimension émancipatrice et protectrice,
face à la domination masculine et à la
violence ». Une nonmixité progressiste?
Voilà qui peut paraître paradoxal, ad
metelle. « Mais pas si l’on prend en
compte les espérances déçues de la
mixité. Elle s’est imposée dans un temps
assez rapide, grâce au combat féministe,
au nom de la modernité, mais on n’a pas
vu qu’elle ne permettrait pas d’emblée à
l’égalité de s’imposer, ni même qu’elle
pouvait être dangereuse, reproduisant les
rapports de domination. »
L’entresoi prisé par les jeunes
femmes en dit long, conclutelle, sur
l’état des relations entre les sexes
comme sur l’intensité inédite du combat
féministe. « Les jeunes filles ont un seuil
de tolérance plus bas. Elles s’autorisent à
dire et à en tirer les conclusions, peutêtre
parce qu’elles ne sont pas encombrées par
la politique. Elles ont moins de scrupules à
balancer la mixité proclamée comme va
leur fondamentale de la République. »
Habitante du LotetGaronne, tra
ductrice et célibataire, la petite soixan
taine, Caroline Bergue trouvait ses filles
vingtenaires « un peu paranoïaques » de
considérer « le moindre compliment, le
moindre regard flatteur comme une agres
sion ». N’empêche. Depuis fin 2018, elle
fréquente assidûment les soirées Dam
Dam Dames du domaine de Château
Rouge, à SainteBazeilles. Entre femmes,
l’on vient y écouter de la bonne musique
et discuter culture en grignotant. « C’est
agréablement novateur! On n’a pas besoin
de s’habiller, de se défendre, on ressent une
liberté extraordinaire! On n’est plus la co
pine ou l’épouse mais une femme. »
Oublier un temps l’autre moitié de l’hu
manité fait du bien, sembletil, même
dans une commune de 3 000 habitants.
P
eut-on défendre l’égalité
entre les sexes et vouloir
faire classe « à part »? Se dire
féministe et scolariser fillettes
d’un côté, petits garçons de l’autre?
Aux Etats-Unis, où la non-mixité
n’a jamais totalement disparu du
paysage scolaire, ces questions
ne choquent pas (ou peu)
la communauté éducative.
En France, quarante-cinq ans
après la loi Haby qui a rendu
obligatoire la mixité dans l’ensei-
gnement primaire et secondaire,
elles font naître le soupçon.
Celui d’un retour en arrière,
d’un repli sur soi idéologique,
voire communautaire.
Des familles poussent pourtant
la porte d’établissements qui
dérogent à la règle de la mixité. Et
pas seulement pour des raisons
religieuses, assurent-elles, ni pour
que les filles y soient éduquées
« comme des filles », et les garçons
« comme des garçons ». Dans la
bouche de ces parents, il est aussi
question d’une « entrée dans
l’adolescence pacifiée », de la
recherche d’un climat scolaire
« apaisé ». Quelques-uns y voient
simplement une « autre » option.
D’autres, un moyen d’échapper
au collège de secteur. Tous – ou
presque – avancent un même
argument : la mixité, introduite
en France plus pour des raisons
pratiques que sociales ou
pédagogiques, n’implique pas
une égalité de traitement sur
les bancs de l’école, où les stéréo-
types sexistes, comme partout
ailleurs, perdurent.
« Ces familles ont envie que leur
enfant se sente bien, ce qui est
louable, mais élever son enfant
dans un cocon le prépare mal à af-
fronter un monde mixte diversifié
multisocial et multiculturel », fait
valoir Francette Popineau, porte-
parole du syndicat majoritaire de
professeurs des écoles publiques.
Dans le public, justement, en
dehors des maisons d’éducation
de la Légion d’honneur – création
napoléonienne réservée aux
jeunes filles –, on ne recense
aucun projet de ce type. Et pour
cause : la non-mixité y est perçue
comme un choix à contre-courant
du « vivre-ensemble » défendu
par l’école de la République. Voire
comme une option interdite,
ce qu’elle n’est pas tout à fait, un
texte de loi « passé relativement
inaperçu » permettant, depuis
2008, d’organiser des « enseigne-
ments par regroupement des élèves
en fonction de leur sexe », rappelle
l’historien Claude Lelièvre.
C’est d’abord dans l’enseignement
privé hors contrat que ce choix
est offert. « La demande d’établisse-
ments où la mixité est aménagée est,
aujourd’hui, plus forte que l’offre »,
avance Diane Roy, de la Fondation
pour l’école, qui promeut le déve-
loppement d’établissements pri-
vés hors contrat. Dans ce réseau
de 1 530 établissements accueillant
75 000 élèves (sur un total de
12,7 millions), 39 structures
n’accueillent que des filles, 48 que
des garçons. Treize se définissent
comment « partiellement non mix-
tes ». Quelques-uns relèvent
de courants religieux « durs », mais
« ce ne sont pas eux qui attirent
aujourd’hui », souligne Mme Roy.
Dans l’enseignement privé sous
contrat avec l’Etat, une poignée
d’établissements (comme Saint-
Jean de Passy et Stanislas, à Paris,
historiquement réservés aux
garçons, ou les écoles du réseau
Madeleine Daniélou, pour
les filles) ne désemplissent pas.
La plupart, chapeautés par
des congrégations, accueillent des
enfants des deux sexes, mais
ont gardé une « approche » et des
« codes » qui font leur réputation.
« Cette offre se compte sur les doigts
d’une main, observe Yann Dirai-
son, du secrétariat général de l’en-
seignement catholique. Souvent,
ces établissements proposent quel-
ques classes séparées ou des temps
pédagogiques durant lesquels gar-
çons et filles ne sont pas mélangés. »
Pour quels bénéfices? La question,
en France, est presque un tabou.
Difficile de savoir, dans les résul-
tats obtenus par ces écoles, ce qui
relève des choix pédagogiques
assumés ou du « tri social ».
La sociologue Marie Duru-Bellat
a mis les pieds dans le plat
en 2010 en publiant dans la revue
de l’Observatoire français
des conjonctures économique
(OFCE), « Ce que la mixité fait aux
élèves ». L’article a fait grand bruit.
Aujourd’hui encore, elle pense
que les situations de non-mixité
peuvent être profitables, aux filles
notamment, qui se libèrent ainsi
de la « menace du stéréotype », à
condition qu’elles soient tempo-
raires. « A prolonger l’expérience sur
toute une scolarité, on finirait par
développer des pédagogies différen-
tes et des contenus différents, ce qui
serait très discutable », conclut-elle.
Mattea Battaglia
La non-mixité à l’école, une option pédagogique encore taboue
« La sorcière,
c’est vous,
c’est nous,
c’est la voisine,
cette femme
dans le métro »
Aurélie Godefroy, auteure
de « Toutes des sorcières »
Atelier vélo
La Cycklette
en « mixité choisie »,
c’est-à-dire réservé
aux femmes.
A Paris, le 28 janvier.
FLORENCE BROCHOIRE