Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

6


0123
D I M A N C H E 1E R - L U N D I 2 M A R S 2 0 2 0

FINS DE MOIS


« J’ai bien gagné ma vie et j’ai tout perdu »


L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. Guillemette Faure ausculte la manière
dont les Français gèrent leur budget. Cette semaine, Françoise, 68 ans,
retraitée du service communication d’une mairie

L


a vie de Françoise se raconte avec beau­
coup d’histoires de toits : celui, trop petit,
de son enfance, celui, rêvé, qui l’a ruinée,
celui d’aujourd’hui, qui lui permet de vivre
grâce à Airbnb.
Ayant grandi dans une famille d’agricul­
teurs, elle a le souvenir de sa mère, enceinte de
son quatrième enfant, demandant aux religieu­
ses de la garder pour la nuit car la maison était
trop petite. Aujourd’hui, à 68 ans, un investisse­
ment immobilier foireux l’a mise sur la paille
ou presque. Entre­temps, des études, une vie
professionnelle réussie dans le service de com­
munication d’une mairie. « J’ai bien gagné ma
vie et j’ai tout perdu... »
Entendons­nous, Françoise, pendant sa
vie professionnelle, savait négocier un salaire,
demander une augmentation. Mais l’argent, elle
n’a pas su le gérer. Avec son éducation catholi­
que, croit­elle comprendre, elle était vulnérable.
« Ce n’était pas flatteur de s’occuper d’argent ; on
n’était pas supposé s’en préoccuper, mais quand
on n’en a pas, ce genre d’attitude pose problème.
Quand j’y repense c’était idiot de voir l’argent
comme le péché... »
Françoise vit seule, « divorcée depuis
toute petite ». Ses problèmes d’argent actuels,
elle n’en parle pas en famille. « Je me sentirais in­
grate. Ils se sont donné du mal, nous ont envoyés
dans des pensions catholiques qui coûtaient cher,
il s’agissait que je réussisse. J’ai gagné correcte­
ment ma vie, je n’aurais pas dû me trouver dans
cette situation. Ce serait douloureux pour eux de
voir qu’ils ont payé si cher mon éducation et que
j’ai si peu aujourd’hui. »
Sa famille devine qu’il y a quelque chose
qui ne va pas mais ne dit rien. « L’argent, c’est une
névrose familiale... Un fardeau qui vient de loin. »

le pouvais à cause de ça, j’ai fermé mon assu-
rance-vie pour pouvoir rembourser plus vite
mon emprunt, afin que ma dette ne me pèse
pas jusqu’à la fin de mes jours. Là, j’en ai en-
core jusqu’à mes 70 ans. Cela m’a beaucoup
affectée. Une psy m’a aidée à vivre avec ça, à
accepter que je ne récupérerais pas cet argent.
Après un passage par la sobriété malheureuse,
je suis maintenant dans la sobriété heureuse.

La meilleure décision que j’ai prise en matière
d’argent
Acheter à l’approche de la cinquantaine
le petit logis dans lequel je vis aujourd’hui.
J’ai mis l’une des chambres sur Airbnb.
C’est grâce à cela que je peux manger.

Mon vrai bon plan
Quand je dois faire de la route, je prends
des passagers en Blablacar. Tout ce que j’ai
est de seconde main : on m’a donné un tapis,
j’achète des vêtements d’occasion. Je réutilise
tout. Je ne jette pas de nourriture, je mets ce

qui ne se garde pas au congélateur et si ça ne
peut pas se conserver – comme une bouteille
de vin entamée –, je l’apporte à mes voisins.

Le piège dans lequel je ne tombe pas
Je ne mets pas les pieds dans les hyper-
marchés, on finit toujours par s’y laisser
tenter. Mon supermarché de quartier est plus
petit et j’achète le basique. A la fin du livre
La Cuisine de Marguerite, il y a la liste
des 25 ingrédients de base qu’il fallait que
Marguerite Duras ait dans sa cuisine...
J’en achète quand même un peu plus qu’elle.

Le sujet sur lequel on se dispute en famille
Mes parents se disputaient beaucoup autour
de l’argent. Ils en avaient peu, ils se querel-
laient autour de chaque dépense. Un jour
où ils avaient touché de l’argent, ma mère,
pour remercier Dieu, en a mis la moitié dans
le tronc d’une église.

La folie que je ne regrette pas
D’aller chaque année une semaine en Irlande
avec des amis. Mes proches connaissent
ma situation et savent ne pas me mettre dans
l’embarras. Il y a d’autres voyages que je ne

fais pas, d’autres amis que je ne vais pas voir
aussi souvent...
Pour la nourriture, je continue à manger bio.
Je vais à la coopérative. C’est quelque chose
de paysan, il y a un honneur à ne pas se priver
de nourriture. Mon plaisir, cela reste d’inviter,
de faire un grand apéro avec des bonnes cho-
ses que j’ai préparées moi-même, puis un
tagine – c’est bon et pas trop cher. Il y a en gé-
néral toujours quelqu’un qui apporte un des-
sert. C’est mon bonheur et mon luxe d’inviter.

La dernière dépense que j’ai regrettée
Un sommier rapport qualité-prix pas terrible.

La dépense que je ne devrais pas faire mais que
je fais quand même
Un petit restaurant chaque vendredi midi
avec mes copines. Elles connaissent mes
ennuis donc on va dans des endroits pas
chers. Avant, j’achetais du parfum, maintenant
je n’en achète plus jamais à cause de cette
histoire. J’achète encore des livres pour
en offrir, mais plus pour moi.

Ce que je ferais si j’avais besoin d’argent
Je serais honteuse. Peut-être que
je demanderais quand même à un ami.

Ma façon de faire mes comptes
Je regarde mon relevé pour voir si tout va
bien, pour savoir combien il me reste.

Apéros, Blablacar et sobriété heureuse


Le truc qui m’a mis dedans


En 2008, un copain m’a proposé un inves-


tissement immobilier. Je me suis dit que


ce serait bien pour ma retraite. Par son inter-


médiaire, j’ai acheté sur plan une petite


maison dans un coin perdu. L’entreprise devait


me rembourser mes intérêts, et à partir


du moment où la maison serait construite, elle


devait être louée à des locataires que l’entre-


prise s’engageait à trouver. J’aurais dû toucher


le loyer et voir mes impôts réduits. J’étais


naïve quand j’y pense! J’ai emprunté la totalité


de la somme, 160 000 euros... Deux ans plus


tard, la maison qui devait être construite ne


l’était pas et je versais toujours 760 euros par


mois. Je suis allée voir un avocat et j’ai fait un


procès en annulation de la vente. Je l’ai mal-


heureusement gagné. Malheureusement, car


l’entreprise a aussitôt fait faillite... Les autres


acheteurs ont eu une petite maison construite


par l’entreprise caution, moi rien du coup.


J’étais supposée revendre la maison en 2017


et pouvoir m’installer dans ma ville d’origine


avec ce capital. Au lieu de quoi, je n’ai rien


et je rembourse chaque mois 900 euros... Je


n’ai pas pris ma retraite à 62 ans comme je


Solde
à la fin du mois
300 euros... à peu
près que je mets de
côté pour des extras.

Revenus
2 400 euros.

Dépenses
préengagées
Près de 1 500 euros
environ, dont
900 euros de rem-
boursement d’em-
prunt, 180 d’impôts,
150 de charges
pour mon immeuble,
100 d’assurances,
40 d’abonnements
au câble et au télé-
phone, 25 de gym
et 30 de dons à
Médecins du monde
et à la Fondation
Abbé-Pierre.

MARIO WAGNER
Free download pdf