Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

4 |international DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020


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Le style de Boris Johnson hérisse et déconcerte


L’équipe du premier ministre britannique ne cache pas sa défiance à l’égard des hauts fonctionnaires


londres ­ correspondante

T


rop absent, mais en
même temps trop cen­
tralisateur et trop brus­
que. La manière de gou­
verner de Boris Johnson com­
mence à faire polémique, y com­
pris dans son camp conservateur.
Mercredi 26 février, Sajid Javid,
l’ex­chancelier de l’Echiquier, a
reproché au premier ministre,
dans une Chambre des commu­
nes comble, d’avoir agi « contre les
intérêts nationaux » en réclamant
qu’il se sépare de tous ses con­
seillers afin de mieux surveiller
son ministère.
C’est cette exigence qui a poussé
M. Javid à la démission, mi­fé­
vrier. Depuis Westminster, le dé­
puté de Bromsgrove (centre de
l’Angleterre) a estimé qu’« un
chancelier, comme tout autre mi­
nistre, doit pouvoir donner son
avis sincère à un premier ministre,
il doit pouvoir lui dire la vérité. (...)
L’arrangement proposé n’aurait
pas été dans l’intérêt national. »

« Psychopathe de carrière »
Les relations entre « Number 10 »
(Downing Street) et « Number 11 »
(la chancellerie) ont pu évoluer
avec le temps, a poursuivi M. Ja­
vid, mais doivent être basées sur
« le respect mutuel et la confiance,
pour permettre une tension créa­
tive et constructive entre les équi­
pes ». « Les conseillers conseillent,
les ministres décident et ils déci­
dent [du sort] de leurs con­
seillers », a­t­il conclu, dans une
allusion transparente à Dominic
Cummings, le conseiller en chef
de Boris Johnson.
Ce dernier peut s’enorgueillir
d’avoir mené avec succès la cam­
pagne du « Leave » en 2016, et
d’avoir encore eu raison, en dé­
cembre 2019 : avec son slogan ba­
sique (« réalisons le Brexit »),
M. Jonhson a remporté des dizai­
nes de bastions travaillistes du
nord de l’Angleterre aux élections
générales. Mais le projet de
M. Cummings de réformer de
fond en comble Whitehall (les
ministères) choque.
Réputé pour sa brusquerie et son
mépris des conventions, pestant
depuis des années contre une ad­
ministration publique jugée dys­
fonctionnelle, M. Cummings a ap­
pelé dans un billet de blog, début

janvier, à l’embauche à Downing
Street de quelques « cinglés et ina­
daptés » afin de bousculer son
fonctionnement. L’appel a surpris
dans un pays où les hauts fonc­
tionnaires sont réputés pour leur
intégrité et loués pour leurs com­
pétences. Celui que l’ex­premier
ministre David Cameron avait
traité un jour de « psychopathe de
carrière » a aussi exigé des con­
seillers des différents ministères
qu’ils lui rendent compte directe­
ment, à en croire le Times.
Sa défiance à l’égard de Whitehall
rejoint celle d’autres euroscepti­
ques, qui ont souvent critiqué, de­
puis le vote en faveur de la sortie
de l’UE en juin 2016, la supposée
mauvaise volonté des fonction­
naires à réaliser le Brexit – notam­
ment au ministère des finances et
aux affaires étrangères. Ils avaient
ainsi pris en grippe le très compé­
tent Olly Robbins, négociateur du
Brexit pour Theresa May. Interve­
nant à une conférence début 2020,

Liam Fox, ex­secrétaire d’Etat au
commerce et brexiter convaincu,
suggérait d’« introduire des nomi­
nations politiques au sein de l’ad­
ministration », en s’inspirant de la
pratique américaine.
Le malaise est aussi perceptible
au ministère de l’intérieur, où la
ministre Priti Patel, censée mettre
en œuvre une feuille de route de
rupture avec l’UE (avec la loi met­
tant fin à la liberté de circulation
des Européens) est soupçonnée
d’avoir poussé à la démission des

hauts fonctionnaires de son
équipe. Le Sunday Times a même
affirmé que les services du rensei­
gnement intérieur auraient res­
treint le niveau des informations
sensibles qu’ils communiquent à
la ministre, par manque de con­
fiance. Le gouvernement a immé­
diatement démenti l’information.
Jill Rutter, du think tank Insti­
tute for Government, relativise
ces tensions : « La volonté de cen­
traliser les pouvoirs n’est pas nou­
velle. Downing Street ne dispose
pas de tant de personnel que cela
et tente régulièrement de gagner
en compétences. Ce qui est nou­
veau, c’est cette relative intolé­
rance à l’égard d’autres points de
vue. » Dominic Cummings « a ten­
dance à penser qu’il a de meilleu­
res idées que les autres et que la
disruption est une bonne chose en
soi, ajoute l’experte. Mais mainte­
nir une atmosphère de peur cons­
tante n’est pas une manière très ef­
ficace de gouverner ».

Il faut dire que M. Johnson tente
de briser un des dogmes des con­
servateurs au pouvoir, en mettant
fin à plus de dix ans d’austérité
pour répondre aux attentes de ses
nouveaux électeurs du Nord, long­
temps fidèles aux travaillistes.
N’a­t­il pas déjà donné son feu vert
au projet de train à grande vitesse
HS2, dont le coût prévisionnel dé­
passe les 100 milliards de livres
(116 milliards d’euros)? Se décri­
vant comme un « conservateur
adepte de la faible pression fis­
cale », M. Javid a rappelé à M. John­
son qu’il est « indispensable » de
garder les dépenses publiques
sous contrôle.
Enfin, les absences du premier
ministre posent question égale­
ment. Omniprésent à l’automne
2019, il est resté cloîtré plus
d’une semaine en février à Che­
vening, une vaste demeure gou­
vernementale dans le Kent, sans
un déplacement pour les Britan­
niques victimes des inondations

catastrophiques dans le nord et
le sud de l’Angleterre, laissant le
secrétaire à l’environnement
George Eustice, en poste depuis
seulement quinze jours, gérer
seul cette situation de crise. Fin
décembre 2019, M. Johnson avait
déjà disparu dix jours sur l’île
Moustique, un paradis pour mil­
liardaires dans les Caraïbes. Des
vacances gratuites arrangées par
le businessman David Ross, un
important donateur du parti
conservateur.
Mercredi, le leader travailliste Je­
remy Corbyn a accusé M. Johnson
d’être un « p remier ministre à mi­
temps ». Le député conservateur
Craig Whittaker, dont la circons­
cription, Calder Valley, est en par­
tie inondée, s’est aussi dit « fu­
rieux » que le gouvernement ait
attendu « neuf jours » pour activer
un fonds d’aide aux victimes. Un
autre conservateur, Philip Davies,
représentant du sud du Yorkshire,
a trouvé « complètement inaccep­
table » que beaucoup d’habitants
de sa circonscription aient à nou­
veau les pieds dans l’eau, après
avoir déjà subi les énormes inon­
dations de Noël 2015.

« Décideur à mi-temps »
Cette position de retrait est déli­
bérée, estime Jill Rutter : « Le pre­
mier ministre veut montrer qu’il
dispose d’un cabinet compétent,
installé pour le long terme ». « Pour
comprendre M. Johnson, regardez
comment il fonctionnait avant. En
tant que maire de Londres ou ré­
dacteur en chef du Spectator, il
était déjà dans un rôle de décideur
à mi­temps ou très bon pour délé­
guer les responsabilités », relève
Philip Cowley, politiste à l’univer­
sité Queen­Mary de Londres.
Pour l’instant, ces critiques ont
peu d’effet sur un premier minis­
tre disposant d’une considérable
majorité à la Chambre et d’un ca­
binet désormais à 100 % Brexiter.
Mais elles pourraient peser sur sa
popularité, jurant un peu avec sa
promesse de campagne d’un
« gouvernement du peu­
ple ». Jeudi 27 février, 68 % des
personnes interrogées par un
sondage YouGov estimaient
que les responsables politiques
« devraient se déplacer dans les
zones affectées par des catastro­
phes naturelles ».
cécile ducourtieux

Hongkong : le magnat de la presse d’opposition arrêté


L’inculpation, vendredi, de Jimmy Lai, est vue comme une provocation, alors que la cité est aux prises avec le Covid­


hongkong ­ correspondance

T


rois figures du camp pro­
démocratie de Hongkong,
dont le véhément militant
milliardaire Jimmy Lai, ont été ar­
rêtées, chez elles, au petit matin,
vendredi 28 février, pour avoir
participé à une marche non auto­
risée, le 31 août dernier, contre le
projet de loi permettant les extra­
ditions, notamment vers la Chine.
La réforme, abandonnée depuis, a
donné lieu à un mouvement de
protestation d’une ampleur iné­
dite depuis que la ville est retour­
née dans le giron chinois.
Jimmy Lai, 71 ans, a également
été inculpé d’intimidation à
l’égard d’un journaliste d’un titre
du groupe de presse prochinois,
Oriental Daily, avec lequel il avait
eu une altercation verbale, le
4 juin 2017, lors de la commémora­
tion de la révolte de Tiananmen.
Les trois hommes ont été relaxés
sous caution, vendredi, en début
d’après­midi, et devront se présen­
ter à la cour le 5 mai. Les deux
autres interpellés sont également
des personnalités connues du
combat démocratique. Lee Cheuk­

yan, 62 ans, est un ancien syndica­
liste, ex­député, fondateur du Parti
travailliste et président du mouve­
ment qui, depuis 1989, organise
les veillées du 4 juin. Yeung Sum,
72 ans, est quant à lui un ancien dé­
puté du Parti démocratique dont il
fut également vice­président. Les
trois hommes avaient défilé côte à
côte pendant une partie de l’après­
midi du samedi 31 août.

« Attaques ciblées »
Ces arrestations ont surpris et cho­
qué. Elles arrivent à brûle­
pourpoint, alors que Hongkong
est encore aux prises avec l’épidé­
mie de Covid­19 (94 cas et deux dé­
cès dans la ville), dont on redoute
les conséquences sur l’économie,
et que le gouvernement semblait
avoir fait un geste d’apaisement
en annonçant lors du budget, cette
semaine, une généreuse distribu­
tion générale de 10 000 dollars
hongkongais (1 200 euros) à cha­
que résident majeur de la cité.
Amnesty International voit en
ces arrestations des « attaques ci­
blées contre des voix prodémocra­
tie à Hongkong ». Jimmy Lai est un
prospère self­made­man qui s’est

lancé dans le journalisme, en 1995,
quand il a dû renoncer à sa mar­
que de vêtements, Giordano, avec
laquelle il avait fait fortune, mais
dont la Chine bloquait le dévelop­
pement. Son groupe de presse,
Next Digital, est ouvertement fa­
vorable à la démocratie et opposé
au régime communiste. Il publie
notamment le quotidien le plus lu
de Hongkong, Apple Daily, en cou­
leurs, savant mélange de politique
et de ragots sur les célébrités loca­
les dont une version en ligne
payante a été lancée récemment.
M. Lai est l’un des bailleurs de
fonds du Parti démocratique de
Hongkong et est très proche de
son fondateur, l’avocat Martin
Lee, 82 ans. Catholique pratiquant,

il est également ami de l’ancien
évêque de Hongkong, le cardinal
Zen, le plus farouche opposant au
Parti communiste chinois de
toute la curie romaine. En mai der­
nier, avant que les manifestations
ne commencent, le patron de
presse avait déclaré que la lutte
contre la loi d’extradition serait
« la dernière bataille » de Hon­
gkong. Il avait également jugé
« malfaisante » la chef de l’exécutif
de la région administrative spé­
ciale, Carrie Lam. Mais, plus que
son franc­parler, c’est sans doute
l’influence considérable de ses
journaux qui lui valent l’hostilité
féroce de Pékin.
« Pourquoi eux et pourquoi main­
tenant? Cela n’a aucun sens », s’est
indigné Martin Lee au sujet des ar­
restations. « Le mouvement de pro­
testation se calmait, ce qui est une
bonne chose. Les gens sont très in­
quiets du nouveau virus, d’autant
que le gouvernement gère très mal
la situation. Pourquoi réveiller
l’hostilité de la population en ce
moment? », a demandé le vieux
compagnon de route de Jimmy
Lai. « Les équipes au journal sont
affligées et contrariées. Elles n’en re­

viennent pas que le gouvernement
puisse faire un geste aussi stupide.
C’est la cinquième fois que Jimmy
est arrêté. C’est grotesque. Aucun de
ces trois hommes ne présente le
moindre danger pour Hongkong.
Mais cela nous indique aussi claire­
ment que le nouvel homme de Pé­
kin à Hongkong [le nouveau direc­
teur du bureau de liaison, Luo Hui­
ning] n’a aucune intention d’être
conciliant » déclare au Monde
l’Américain Mark Simon, bras
droit de Jimmy Lai.
Le dernier gouverneur britanni­
que de Hongkong, Chris Patten,
cité par l’association britannique
Hong Kong Watch, a jugé ces arres­
tations « scandaleuses ». Le dépar­
tement d’Etat américain a appelé
les autorités de la région adminis­
trative spéciale à « traiter ces cas de
manière juste et transparente, en
respect de la justice et des droits
fondamentaux des Hongkongais
de se réunir et de s’exprimer libre­
ment ». Au total, la police a arrêté
plus de sept mille personnes pen­
dant les huit mois de manifesta­
tions. Il va falloir des années à la
justice pour traiter tous ces cas.
florence de changy

« Pourquoi
réveiller
l’hostilité de
la population
en ce moment? »
MARTIN LEE
avocat et opposant

Boris Johnson, le 26 février, à la Chambre des communes. JESSICA TAYLOR/AFP

Fin décembre,
M. Johnson avait
disparu dix jours
sur l’île
Moustique,
un paradis pour
milliardaires

É TAT S - U N I S
Un tribunal suspend le
renvoi des demandeurs
d’asile vers le Mexique
Une cour d’appel fédérale de
San Francisco a suspendu,
vendredi 28 février, le renvoi
au Mexique des migrants
demandant l’asile sur le sol
américain pendant l’examen
de leur dossier. Cette
politique s’applique à toutes
les personnes déposant une
demande d’asile en
provenance du Mexique,
mais pas aux Mexicains eux­
mêmes. Quelque 59 000 mi­
grants fuyant la pauvreté et
la violence en Amérique cen­
trale ont été renvoyés au
Mexique dans le cadre de ce
dispositif. – (AFP.)

G U I N É E
Report des élections
de deux semaines
Le président guinéen Alpha
Condé a annoncé, vendredi
28 février, un report de « deux
semaines » du référendum
constitutionnel et des élec­
tions législatives prévus di­
manche, après des mois de
protestations meurtrières
contre ce que l’opposition
considère comme une
manœuvre pour rester au
pouvoir. « Ce n’est ni une capi­
tulation ni une reculade », a
ajouté M. Condé. – (AFP.)
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