Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 17


­biberonnés au nucléaire, c’était accepter la fin
de la centrale.» Il dénonce aussi «un projet
fou» de technocentre qui traiterait les déchets
métalliques issus de la déconstruction de
centrales. Le président de l’association Stop
Fessenheim donne rendez-vous sur la digue
du canal – «au village c’est un petit peu tendu».
Alors qu’un rassemblement contre la ferme-
ture est prévu samedi, les antinucléaires se
contenteront d’une conférence de presse à
Colmar : «On ne va pas déployer nos bande­-
roles au nez de ceux qui ont peur pour leur em-
ploi.» Mais Hatz rappelle le discours de 1977,
«une centrale pour vingt ans, prorogeable à
trente» : «Ils ont rêvé d’une centrale éternelle.»

«Risque». Dans les rues du village, on en-
tend parler de «tristesse» et de «dégoût», de
«pincement au cœur». Quand on vit de la cen-
trale, on fait avec, en y voyant «une usine
comme une autre» et en intégrant le risque. De
l’avis de tous, la fermeture résulte d’une «déci-
sion politique», ce qui n’est pas un compli-
ment. Près du stade, quatre retraités jouent
aux boules. Pierre, ancien mécano, n’a «rien
contre la fermeture, mais moi, je suis vieux! Il
y a un risque, quoi qu’on dise, et à un moment,
on doit bien changer les modes de production».
Mais son partenaire de pétanque, Jean-Marc,
ne perçoit pas plus de danger «qu’à côté des
­sites Seveso le long du Rhin» : «Si ça vit encore
ici, c’est grâce à la centrale. Plus loin, les ma-
gasins ont fermé, les services publics, j’en parle
pas. Je vis à 10 km et c’est le jour et la nuit.»
Laure Equy
Envoyée spéciale à Fessenheim

L’


expert Yves Marignac coordonne le
pôle nucléaire au sein de l’Institut
négaWatt. Pour lui, la fermeture de
la centrale alsacienne n’est qu’une étape
d’un long processus en cours.
Que symbolise à vos yeux la mise à
­l’arrêt du premier réacteur de la
­centrale de Fessenheim?
C’est le jalon symbolique d’un changement
profond, historique dans la relation que la
société française entretient avec le nuclé-
aire. Depuis des décennies, l’atome était de-
venu le pilier de la politique énergétique

Désormais, la minorité agissante, ce ne
sont plus les Verts qui se battent contre le
nucléaire, mais l’industrie nucléaire qui re-
fuse l’idée d’un déclin et résiste. «EDF est
comme un cycliste qui doit pédaler pour ne
pas tomber», a dit en 2018 son président,
Jean-Bernard Lévy. Cette phrase est lourde
de sens. EDF s’enferme dans un mouve-
ment perpétuel qui devient une fuite en
avant. Le lobby nucléaire a construit pen-
dant des décennies l’image d’un système
pérenne, où l’activité continue, où de nou-
veaux réacteurs remplaceront les anciens,
où on gérera tranquillement le démantèle-
ment des ­installations... Mais cette péren-
nité n’est plus de mise. Nous entrons dans
une nouvelle ère, où le système énergétique
évolue et où, on l’a vu lors des deux der­-
nières élections présidentielles, chaque
grande échéance politique risque de modi-
fier la politique nucléaire.
A terme, le nucléaire gardera-t-il ou
non une place dans notre paysage
­énergétique?
La suite de l’histoire, dont l’enjeu pour la
France est moins énergétique que géopo­-
litique, n’est pas écrite. Mais un déclin est
­inéluctable : même si en 2023 l’Etat décidait
de lancer la construction de six EPR, on ne
reviendra pas à un grand programme nu-
cléaire comme celui des années 70. Dans ce
nouveau contexte, la question de la maî-
trise des risques nucléaires se posera très
différemment et l’implication de l’ensem-
ble de la société dans la gouvernance de ces
risques sera plus importante.
Pensez-vous vraiment que la société
s’emparera de ces questions?
Je l’espère. Car, quoi qu’il arrive, se profile,
à terme, l’arrêt et le démantèlement des
58 réacteurs nucléaires du pays et le repli
de tout le complexe industriel associé, dont
l’usine de retraitement de La Hague (Man-
che). J’espère un vrai débat sur la gestion
de ce démantèlement, des matières et des
déchets radioactifs... Avec une vision
­positive de cette transformation, qui s’ac-
compagne de vraies opportunités : la transi-
tion énergétique peut créer de nombreux
­emplois.
Celle-ci a pris du retard, qu’il s’agisse du
déploiement des renouvelables ou de
la rénovation thermique...
Bien sûr, car le réflexe dominant reste le
«tout nucléaire, tout électrique». Le report
par le gouvernement de l’objectif de 50 %
de nucléaire dans le mix électrique
de 2025 à 2035 est révélateur d’une incapa-
cité à agir liée à ce vieux réflexe. Et les arbi-
trages rendus sur la future réglementation
environnementale des bâtiments réou-
vrent la porte au chauffage électrique peu
performant, une absurdité motivée par la
seule nécessité de maintenir le parc nuclé-
aire. L’absurdité consiste aussi à raisonner
de façon statique, dans un
système figé, et non en dyna-
mique. Il ne s’agit pas de re-
garder la photo actuelle et de
dire «fermer Fessenheim im-
plique de produire l’équiva-
lent avec du charbon», mais
de savoir dans quoi il faut
commencer à investir au-
jourd’hui pour remplacer à
terme les 58 réacteurs à fer-
mer. Pour rester «bas carbone», il n’y a que
trois options : la maîtrise de la demande,
les renouvelables ou le nouveau nucléaire.
Ne restons pas trop enfermés dans un
schéma de pensée hérité des années 70. Je
suis ­persuadé qu’une mutation profonde
est à l’œuvre, dont le symbole est la ferme-
ture de Fessenheim.
Recueilli par
Coralie Schaub

française, il représentait aussi l’image de la
France, pour les Français comme à l’interna-
tional. Je suis convaincu que cette page est
tournée. Une façon de le per-
cevoir est qu’avant, dès qu’on
parlait d’énergie en France, au
bout d’une phrase on parlait
d’électricité et au bout de deux
phrases de nucléaire. Alors
qu’aujourd’hui, ce qui vient à
l’esprit, ce n’est plus le nuclé-
aire, mais les énergies renou-
velables. Ouverture du marché
de l’électricité, évolution du
statut d’EDF, concurrence des renouvelables
en termes d’offre compétitive d’électricité
bas carbone... Que l’on aime cela ou pas, le
monde a changé. L’arrêt de Fessenheim n’est
que le marqueur de cette transformation. Le
fait qu’on ne va pas se retrouver dans le noir,
ni payer l’électricité deux fois plus cher à
cause de cet arrêt va accélérer ce processus.
Quelles sont les conséquences de cette
transformation?

«L’industrie


nucléaire refuse


l’idée d’un déclin»


Pour l’expert Yves Marignac,
la page de l’atome symbole
de la puissance énergétique
de la France est tournée et la
fermeture programmée
de Fessenheim marque
cette mutation.

Interview


AFP

Fessenheim, jeudi. Vincent Rusch, délégué syndical CFDT de la centrale.

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