Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 33


Anthony Perkins et Stéphane Audran. Photo BHQL

DVD / «Le scandale», obscur objet du délire


Sous influence
hitchcockienne,
entre meurtre
et machination,
le vrai-faux polar
de Chabrol imagine
un véritable traité
philosophique
sur la folie.

«I


l y a toujours
quelque chose à
voir, à condition
de savoir regar-
der», lance Paul Wagner
(Maurice Ronet), au cours
d’une réception bourgeoise,
à une amie que ses frasques
de noceur aviné ennuyaient.
Survenant au premier tiers
du Scandale (1967), faux po-
lar à machination et vrai
traité philosophique sur la
folie, l’aparté presque anec-
dotique semble donner au
spectateur les clés du film.
C’est autant une phrase de
­cinéphile que d’entomolo-
giste, de grand architecte du
monde, ayant le don de dou-
ble vue ou le sens de l’obser-
vation, pour déceler ce qui se
cache derrière les apparen-
ces. Mais elle dit surtout que
le monde n’est pas un, il y a
toujours une autre histoire,
une logique qui échappe à la
logique, et que tout est af-
faire de regard, d’interpréta-
tion, donc de délire. Tel est le
sujet occulte que dissimule
ce treizième long métrage
sous ses airs de polar retors,
dont Chabrol ne respecte pas
vraiment les codes – des cri-
mes mais pas d’enquête, pas
de fin mot de l’histoire, puis-

que rien n’est univoque. Un
peu comme si tout se passait
dans la tête et le cerveau ma-
lade d’un personnage à la
raison chancelante. L’intri-
gue joue d’ailleurs sur cette
ambiguïté : suite à un trau-
matisme crânien lors d’une
agression, où une prostituée
fut étranglée sous ses yeux
avant qu’il ne perde connais-
sance, Paul Wagner (Ronet,
magistral en héros puéril et
perturbé) est parfois sujet à

des absences. Quand d’au-
tres femmes de son entou-
rage sont assassinées, tout
porte à croire qu’il peut être
le meurtrier, à moins qu’il ne
soit victime d’une machina-
tion, qu’on imagine ourdie
par sa cousine Christine
(Yvonne Furneaux), riche
négociante en champagne,
mariée à Christopher (An-
thony Perkins), un ancien gi-
golo, qui désire vendre le do-
maine dont Paul est encore

p ro p r i é t a i re d u n o m e t
exerce sur lui pressions et
chantage. Mais la présence
d’une vamp blonde (Sté-
phane Audran, beauté de
sphynx insaisissable), han-
tant les lieux, laisse planer
d’autres mystères...
On est loin de l’idée initiale
du producteur Raymond
Eger – un meurtre dans un
camp de nudistes. Aux «sans-
pagne», Chabrol et son com-
plice des premières heures,

Paul Gégauff, jamais avares
de jeux de mots lacaniens,
auront préféré le «champa-
gne». Un vin putréfié, à
l’image en somme de la
grande bourgeoisie que le ci-
néaste brosse au vitriol dans
leurs soirées décadentes. La
plume cynique de Gégauff
insuffle au film une atmos-
phère de folie destructrice
qui fait écho aux partis pris
formels de la mise en scène.
Dès le générique aux cou-

leurs diaprées, Chabrol ac-
crédite l’idée d’un film men-
tal en multipliant les plans
étirés jusqu’à l’abstraction,
les mouvements circulaires
fluides, la lenteur, le motif de
la spirale – clin d’œil au
­Vertigo de Hitchcock, qu’évo-
quent aussi le rôle de la
femme double brune / blonde
et la présence d’Anthony
­Perkins.
Chabrol dira souvent avoir
été influencé par la pensée
du philosophe Alfred Kor-
zybski, la sémantique géné-
rale et la logique non aristo-
télicienne, à savoir l’idée
qu’un sujet est toujours pri-
sonnier de ses représenta-
tions. Partant d’un point in-
décidable – est-ce Paul qui
est fou ou le monde qui l’en-
toure, ou les deux? –, le film
semble constamment s’ajus-
ter à la perception vacillante
du héros, souvent sous l’em-
prise de l’alcool, et cette dis-
torsion de la réalité se tra-
duit visuellement par des
audaces formelles, des jeux
de miroirs et transparences,
des décors touffus de statues
et objets hétéroclites, et jus-
qu’à la gestuelle rampante
de Ronet. Un plan final sidé-
rant, prenant de la hauteur,
replacera le cinéaste dans la
position de l’entomologiste
démiurge, observant ses per-
sonnages, corps emmêlés, se
(dé) battre comme trois ver-
misseaux dans une boîte.
Nathalie Dray

Le Scandale de Claude
Chabrol (1967), Blu-ray
19,99 € (BQHL).

Série / «Hunters» sert aryens


Q


uel nom regarder sur l’affiche? Celui de
Jordan Peele, réalisateur en vue de Get
Out ici cantonné au rôle de producteur
exécutif, job dans lequel il brille
­mollement (cf. le fadasse remake de Twilight Zone)? Ce-
lui d’Al Pacino, qui effectue tardivement son saut dans
l’univers de la «peak TV» après un come-back plutôt
doublement en grande forme chez Tarantino (Once
Upon a Time in Hollywood) puis Scorsese (The Irish-
man)? Ou celui de David Weil, créateur de la série étran-
gement en vue pour avoir réécrit le populaire navet Bird
Box pour Netflix? Grosse production Amazon «basée
sur des faits réels», Hunters met en scène la chasse aux

nazis orchestrée dans l’Amérique de la fin des années 70
par une sorte de Bruce Wayne juif (Pacino donc). Après
un pilote long comme un film et plutôt sur la retenue,
la série est prise de ridicules convulsions grindhouse
façon Tarantino (re) pour les nuls, surjouant le côté ba-
dass de son commando formica (avec pseudo Angela
Davis et Bruce Lee) lancé après des nazis de cinéma. Des
aryens complotistes trentenaires (sérieux ?) au sourire
maléfique qui pourraient tout aussi bien être des illu-
minatis reptiliens...
Marius Chapuis

Hunters disponible sur Amazone Prime Video. Amazon Prime Video

Le Néerlandais Koos Breukel photographie son fils Casper depuis
sa naissance en 2000. C’est cette série de dix-huit années qu’expose
le Centre de photographie Rouen Normandie sous des formes diverses :
planche contact, portraits serrés, grands tirages. Devant l’objectif
paternel, le bébé devient petit garçon, puis adolescent renfrogné et
enfin magnifique jeune homme à la boucle d’oreille. Solennel et attentif,
le regard du père sur le petit homme se pose avec une forme de

tendresse mais surtout une empathie pleine de gravité. Derrière
l’objectif, on devine aussi un homme qui vieillit doucement. Né à
La Haye en 1962, Koos Breukel, charge ses images d’une dramaturgie
silencieuse depuis un grave accident de voiture et la mort de proches
qu’il a photographiés jusqu’à la fin. Etrangement, dans la contemplation
des autres s’ouvre une béance qui ressemble au sentiment de perte
alors même que l’appareil enregistre la vie. Photo Koos Breukel

Photo Fils de Koos breukel au Centre de photographie Rouen Normandie, jusqu’au 23 mai
Free download pdf