Libération - 22.02.2020

(Brent) #1

Libération Samedi 22 et Dimanche 23 Février 2020 u 35


sif, friand d’imagerie évocatrice et
théâtrale avec Yes, Genesis et Pink
Floyd (leur premier client, facile à
décrocher puisque Powell et Thor-
gerson étaient condisciples de Syd
Barrett et de David Gilmour à l’uni-
versité de Cambridge). Ou avec des
artistes sans image (qui connaît le
visage ou le nom du chanteur de
10 cc ou de UFO ?) pour mieux com-
bler cette absence avec un concept :


«La recette d’une bonne pochette est
de vous faire penser, de vous provo-
quer», explique Powell.
En 1976, l’arrivée du punk, avec ses
pochettes à l’arrache, sonna un
­premier coup de semonce pour
­Hipgnosis, abonné à ceux qu’on al-
lait appeler «les dinosaures du
rock», terme qui hérisse Powell : «Di-
nosaures ou pas, David Gilmour, Ro-
bert Plant et Peter Gabriel sont tou-

jours en activité.» Aujourd’hui, ces
pochettes se dépliant, avec moult
détails sur les deux faces, ­relèvent
aussi de l’archéologie, témoignages
d’une ère d’avant Photoshop, à base
de collages et de trucages photogra-
phiques à la main, où les artistes
pouvaient dépenser des fortunes
pour créer une image bizarre :
«C’était l’époque où on pouvait tout
faire et être aventureux, raconte le

graphiste. Si j’allais voir Led Zeppelin
et leur disais que je voulais faire une
photo à Tombouctou, ils répon-
daient : “Ok, mais ne rate pas ton
coup.” On travaillait pour les artis-
tes, jamais avec les labels qui ne nous
aimaient pas beaucoup parce qu’on
était arrogants et bien éloignés de
l’employé typique de maison de dis-
que, qui portait une blouse de den-
tiste et des lunettes comme à l’usine.»

Pour Libération, Andrew Powell
commente quelques-unes de ces po-
chettes qui ont marqué l’imaginaire
pop rock, par-delà leur époque.
Léo Soesanto

Vinyl, Album, Cover, Art,
The Complete Hipgnosis
Catalogue de Aubrey
Powell éd. Thames and Hudson.
Et sur Lenouvelopera.com.

Houses
of the Holy
Led Zeppelin
(1973)
«Elle a été conçue d’après un
roman de science-fiction
d’Arthur C. Clarke intitulé les
Enfants d’Icare. Initialement, ça
devait être une famille, mais je
n’ai gardé au final que deux
enfants. On les a mis sur ces
rochers [la Chaussée des
géants, en Irlande] et on les a
multipliés en faisant un collage
qui nous a pris six semaines. Le
plus difficile était de teindre la
photo à la main, parce que je
voulais rendre hommage aux
cartes postales victoriennes qui
étaient peintes ainsi, et parce
que le cliché d’origine était en
noir et blanc, qu’il pleuvait et
que je n’avais pas eu le coucher
de soleil que je voulais. A
l’époque, la pochette fut
considérée comme élégante,
d’avant-garde et, pour moi, c’est
une image d’innocence. Google
l’a retiré du Web l’an dernier,
puis l’a remise, et ça a été un
scandale, autant pour ceux qui
la détestaient que pour les
défendeurs de la liberté
d’expression. Cela révèle assez
bien le changement de
perception de ce qui peut être
acceptable à une époque
et ne plus l’être ensuite. Je reste
très fier de cette image.»

Melt
Peter Gabriel (1980)
«Peter Gabriel n’avait pas peur d’avoir un look
grotesque et se fichait du côté superficiel du rock ou de
jouer à la star avec une belle gueule. Il était davantage
cérébral. Il est venu à cette session photo [réalisée à
partir de Polaroid trafiqués lors du développement du
film, ndlr], s’est ensuite assis et s’est mis à bavarder. Lui
et Storm discutaient pendant des heures d’art, de
psychiatrie, de petites amies, et c’était assez violent. Ils
n’étaient jamais d’accord. Peter était lui-même indécis
sur tout, sur le choix de la photo de la pochette, Storm
et moi jouions les médiateurs. Mais c’était drôle de
travailler avec lui, tout comme avec Paul McCartney
même si, lui, était plutôt du genre “j’aime bien votre
idée mais j’en ai une qui est meilleure”.»

Elegy
The Nice
(1971)

«On dépensait plus
d’argent que les
photographes de mode,
dont certains étaient des
amis, comme Guy
Bourdin ou David Bailey
[pour cette pochette,
Powell et Thorgerson ont
été dans le Sahara pour
photographier cinquante
ballons rouges sur une
dune]. Eux payaient
les modèles mais, à
l’époque, Vogue ne
déboursait rien tandis
que je recevais
50 000 dollars pour
faire une pochette.
Ils me demandaient
comment je faisais
et je répondais «c’est
l’idée qu’ils achètent,
pas les mannequins».
Les pochettes de Roxy
Music n’étaient pas
ma tasse de thé, même
si je les appréciais et
qu’elles collaient à leur
image. Mais ce n’était
pas mon genre et je n’ai
jamais essayé d’imiter
ça – des jolies filles sur
un lit avec Las Vegas
derrière. Il n’y a aucune
profondeur dans un truc
pareil.»

Atom Heart Mother
Pink Floyd (1970)
«Pink Floyd nous a demandé ce qu’on voulait faire.
Storm et moi avons répondu : “Pourquoi pas une image
très ordinaire, banale, presque ennuyeuse, mais qui stimule,
comme une œuvre de Marcel Duchamp ?” On a pris
la voiture pour aller au champ le plus proche hors de
Londres, et il y avait ces vaches, dont ce beau spécimen.
Je prends la photo, développe la pellicule et la montre aux
gens de Pink Floyd qui me font “voilà Atom Heart Mother”.
Ça n’a aucun lien avec la musique, ni avec les paroles,
le titre ou le nom de groupe. Ce n’était pas notre
responsabilité en tant que graphistes de décider
de ça : notre responsabilité était de créer une image
intéressante, que nous pensions stimulantes,
drôle et excentrique.»
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