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JEUDI 12 MARS 2020 idées| 31
LES INFOX DEVIENNENT
LA MATIÈRE PREMIÈRE
D’ENTREPRISES
FLORISSANTES DONT
LES ÉTATS SONT
PARFOIS LES INGÉNIEUX
GÉNITEURS
Jacky Isabello Communiquer
sur le Covid-19, un défi
en pleine crise de l’attention
Le consultant en communication observe que la défiance
et l’emballement des réseaux sociaux modifient
la notion d’information, passée d’un régime de démocratie
d’opinion à celui d’une économie de l’attentionL
orsque éclate une crise de
l’ampleur de celle de l’épi
démie de Covid19, res
tonsnous rationnels?
Sommesnous prêts à entendre
et à comprendre ce qui est réelle
ment proféré, et non pas les pro
pos que nous fantasmons ou que
les « médias » sociaux falsifient?
Le risque est de voir l’utilisation
néfaste des réseaux sociaux
dans l’espace public faire muter
nos démocraties d’opinion vers
un modèle de démocratie de l’at
tention, dans laquelle les rap
ports sociaux violents devien
nent la norme.
A longueur de débats entre ex
perts médicaux, journalistes, res
ponsables politiques et commen
tateurs se forme un champ de ba
taille où s’affrontent deux
équipes : la « team » rouge des
« on veut nous faire peur », et la
« team » bleue des « on nous ca
che tout, on nous manipule pour
dissimuler des intérêts supé
rieurs ». Cette question est pri
mordiale pour ceux qui pilotent
la « communication sur les ris
ques en situation d’urgence » : il
s’agit de conserver la confiance
des populations, alors qu’une
émotion grandissante gagne les
foules. Or, un tropplein d’émo
tions empêche la rationalité de
prévaloir.Au cœur des conflits sociaux
Yves Citton, directeur de recher
che au CNRS et auteur de L’Econo
mie de l’attention. Nouvel horizon
du capitalisme? (La Découverte,
2014), explique que les questions
attentionnelles sont au cœur des
conflits sociaux parce que nos ré
gimes d’attention sont intrinsè
quement liés à nos régimes de va
lorisation. Il nomme cela un « cer
cle incestueux » : je fais attention à
ce que j’ai appris à valoriser, et je
valorise ce à quoi j’ai appris à faire
attention. Nul besoin d’indiquer
que notre santé, et notre survie,
sont éligibles à cette dynamique
circulaire de l’attention et de la
valorisation.
La crise financière de 2008 était
due elle aussi, comme la plupart
des bulles spéculatives qui se suc
cèdent depuis le XVIIe siècle, à
l’alignement des attentions (et
des inattentions) sur certains in
dicateurs plutôt que sur d’autres,entraînant ce que l’on appelle des
phénomènes de « cécité atten
tionnelle ». On concentre telle
ment son attention sur un phé
nomène précis qu’on rate quel
que chose qui devrait pourtant
nous sauter aux yeux, comme
l’explique le statisticien Nassim
Nicholas Taleb avec son concept
de « cygne noir » (The Black Swan,
Random House, 2007 ; Le Cygne
noir. La puissance de l’imprévisi
ble, Les Belles Lettres, 2011). A l’at
tention erratique de la société
gorgée aux excès des réseaux so
ciaux s’ajoute la défiance de la
population envers ses dirigeants :
57 % des Français pensent que
le gouvernement « a caché certai
nes informations » sur le corona
virus (sondage IFOP/Illicomed,
2 mars 2020).
Yves Citton rappelle que l’ex
pression « économie de l’atten
tion » a commencé à être utilisée
en 1996. Son origine remonte à
un article de l’économiste et so
ciologue américain Herbert Si
mon, publié en 1971, qui oppose
les sociétés du passé, « pauvres en
informations », à nos sociétés ac
tuelles, « riches en informations ».
La rareté se situe désormais du
côté de la réception des biens in
tellectuels, et non plus du côté de
leur production.
La principale difficulté, au
jourd’hui, n’est pas tant de pro
duire un film, un livre, un site
Web, que d’attirer l’attention
d’un public submergé de proposi
tions, parfois gratuites, plus at
trayantes les unes que les autres.
L’industrie des médias a vu son
modèle économique déstabilisé
par cette submersion. Comme
l’indique le sociologue Michel
Wieviorka dans Pour une démo
cratie de combat (Robert Laffont,
488 pages, 21 euros), les médias
privilégient l’information sensa
tionnelle qui attire davantage
l’attention mais sape les fonde
ments de la confiance.
Ce n’est à vrai dire pas nouveau.
La rhétorique développée dès
l’Antiquité, qui proposait aux ora
teurs des méthodes pour capter
et soutenir l’attention d’audi
teurs déjà prompts à se laisser
distraire, est sans doute la forme
la plus ancienne d’économie de
l’attention. C’est entre 1870 et
1920 qu’émerge véritablement le
sujet. Le sociologue Gabriel Tarde
(18431904) relève que l’industria
lisation entraîne une surproduc
tion de marchandises, dans la
quelle ce sont les questions atten
tionnelles (telles que commence
à les structurer la publicité) qui
jouent un rôle central dans l’éco
nomie. Mais si l’économie de l’at
tention a toujours existé, elle
tend à devenir hégémonique du
fait de la diffusion massive de
technologies telles que l’ordina
teur personnel, Internet, le
smartphone, et maintenant les
algorithmes de recommandationdes moteurs de recherche.
L’économiste américain Robert
Shiller démontre que l’attention
ou le fait d’être informé n’engen
dre pas mécaniquement un com
portement logique, et révoque la
théorie des « marchés efficients »
et l’hypothèse des « anticipations
rationnelles » des agents écono
miques, dominantes dans sa dis
cipline (« Do Stock Prices Move
Too Much to Be Justified by Subse
quent Changes in Dividends? »,
The American Economic Review
n° 71/3, juin 1981), et reçoit pour
cela le prix Nobel d’économie
en 2013. Il démontre que la volati
lité du marché boursier est trop
forte pour s’expliquer de manière
plausible par une vision ration
nelle du futur... Les hoquets erra
tiques actuels de la Bourse le dé
montrent encore.Impacts sur les comportements
Sur le coronavirus comme sur
tant d’autres sujets, l’économie
de l’attention est victime d’escro
queries quotidiennes dont les
impacts sur les comportements
sont inquiétants. Les infox de
viennent la matière première
d’entreprises florissantes dont les
Etats sont parfois les ingénieux
géniteurs, poursuivant leurs
guerres de déstabilisation par
d’autres moyens, pour paraphra
ser le théoricien de la guerre Carl
von Clausewitz (17801831).
Selon Citizen Lab (université de
Toronto, Canada), un institut spé
cialisé dans le contrôle de l’infor
mation, des termes tels que
« pneumonie inconnue de Wu
han » et « commission de la santé
de Wuhan » ont été retirés sur
plusieurs applications chinoises
lors des premières semaines de
l’épidémie. Au nom de la stabilité,
il est courant pour les géants de
l’Internet chinois d’épurer les
contenus considérés comme po
litiquement sensibles ou indési
rables. Citizen Lab indique que,
entre fin décembre et mifévrier,
plus de 500 motsclés et phrases
ont été bloqués sur la plateforme
de vidéos en direct YY et sur la
messagerie WeChat.
Nos démocraties de l’attention,
obèses de trop d’informations,
sont fortement défiées sur leur
rapport à la vérité. La crise du co
ronavirus pourrait être une for
midable opportunité de mesurer
si le système français de gestion
des crises parvient à protéger sa
population des nombreuses ten
tatives de contamination des es
prits qui pullulent sur les ré
seaux sociaux.Jacky Isabello
est cofondateur de l’agence
de conseil en communication
CoriolinkQ
ui est Daniel Kretinsky? Nombreux sont ceux à se poser
la question depuis l’entrée en force du milliardaire tchè
que sur le marché français de l’énergie, de la distribu
tion et, surtout, celui des médias, symbolisée par sa
prise de participation surprise dans le capital du Monde
en 2018. Journaliste spécialiste des médias à Libération, Jérôme
Lefilliâtre signe le premier livre jamais publié sur cet homme
d’affaires de 44 ans encore inconnu dans la plupart des capita
les européennes il y a quelques années.
Mister K est une enquête fouillée de 288 pages, enrichie de
deux longs entretiens accordés par le milliardaire. Elle dresse le
portrait d’« un homme d’affaires intelligent, ambitieux et déter
miné, mais aussi gourmand, opportuniste et intraitable ». Séduc
teur, amateur d’art, francophone, M. Kretinsky a de nombreuses
qualités. Mais Jérôme Lefilliâtre explore aussi toutes les zones
d’ombre de la richesse de cet « oligarque tchèque de la nouvelle
génération », désigné ainsi parce qu’il ne s’est pas enrichi,
comme ses prédécesseurs, lors des privatisations sauvages des
années 1990, mais au cours des années 2000.
Si l’auteur écarte la « piste russe », qui a longtemps fait jaser à
Paris sans véritable fondement, il raconte notamment com
ment M. Kretinsky, d’abord juriste brillant dans la banque J & T, a
gagné la confiance de ses patrons pour s’accaparer, avec leur
soutien et celui « de personnalités politiques ou d’hommes d’af
faires aux parcours jonchés de scandales », différents actifs éner
gétiques, notamment le gazoduc slovaque Eustream. Transpor
tant du gaz russe vers l’Europe de l’Ouest, celuici constitue, en
core aujourd’hui, l’actif le plus lucratif de sa holding, nommée
EPH. Occupant un immeuble du centre de Prague, EPH n’em
ploie qu’une « centaine de personnes » pour diri
ger un groupe industriel de près de 25 000 em
ployés, dont le siège social est au Luxembourg,
signe d’une préférence marquée pour les para
dis fiscaux dépeinte dans l’ouvrage.« L’empereur du charbon »
S’appuyant sur ces premiers actifs, M. Kretinsky
va ensuite multiplier avec succès les investisse
ments dans le secteur énergétique, et devenir
ainsi « l’empereur du charbon », qualificatif que
l’homme d’affaires réfute. Jérôme Lefilliâtre dé
crit comment, cependant, cette énergie est de
venue le moteur de son activité, à tel point
qu’on peut estimer que « EPH est le deuxième
producteur d’émissions de CO 2 » en Europe. In
terrogé à ce sujet, M. Kretinsky ne cache pas son
climatoscepticisme, refusant de reconnaître la
responsabilité de l’homme dans le changement
climatique. « Je suis assez fier de ce qu’on fait.
Nous opérons des actifs que quelqu’un doit opé
rer », défendil, au contraire.
En décrivant bien la proximité financière, amicale et idéologi
que avec l’ancien premier ministre tchèque conservateur Mirek
Topolanek, le journaliste rappelle aussi que le Praguois reste pro
che de ce camp politique. Dans l’ouvrage, M. Kretinsky salue le
« grand talent politique » d’Emmanuel Macron, tout en se décla
rant « un peu plus de droite que lui ». Il en profite pour critiquer la
ligne pro « gilets jaunes » adoptée par Natacha Polony, qu’il a pla
cée comme directrice de la rédaction de Marianne après le rachat
du titre en 2018. « Je préférerais que Marianne soit un peu plus ob
jectif avec Emmanuel Macron. »
Même reproche au Monde. « En privé, le Tchèque se dit déçu par
le manque d’objectivité et la partialité dont Le Monde aurait, se
lon lui, fait preuve à son égard. Il se demande à haute voix s’il a
bien fait d’investir dans ce groupe, si sa réputation d’intégrité est
bien méritée et va jusqu’à critiquer sa ligne éditoriale, qu’il trouve
trop antiMacron. Il se plaît même à complimenter Le Figaro, dont
il dit préférer la lecture », écrit ainsi Jérôme Lefilliâtre, qui revient
longuement sur le bras de fer qui a opposé le Tchèque au patron
de Free et actionnaire du Monde Xavier Niel, autour de la vente
de 49 % des parts de Matthieu Pigasse, dans le dos des journalis
tes d’une rédaction farouchement attachée à son indépendance.
L’auteur pointe aussi l’ambiguïté des investissements de
l’industriel tchèque dans les médias. Se présentant comme un
« parangon de démocrate, militant d’une souveraineté du peuple
éclairé par le journalisme » avec une volonté de constituer un
grand groupe paneuropéen, M. Kretinsky a acheté des médias à la
qualité inégale et aux lignes éditoriales parfois contradictoires. Il
revient notamment sur la dérive de son site Info.cz épinglé
en 2019 pour avoir « pris une ligne éditoriale sensationnaliste et ta
pageuse pour faire plus d’argent ». Il avait aussi servi à alimenter
une campagne proPékin payée secrètement par une entreprise
de l’homme d’affaires le plus riche de la République tchèque et
père de la compagne de M. Kretinsky. Face à ce que Jérôme Lefilliâ
tre qualifie de « mélange des genres absolument contraire à l’éthi
que de base des métiers de la presse », M. Kretinsky réplique s’être
senti « trahi » par la direction du site, qu’il a mis en vente.
Une chose est sûre, ces investissements ont définitivement
servi au milliardaire à se faire connaître en France et en Europe.
Désormais propriétaire dans l’Hexagone de deux centrales au
charbon et de parts dans le Groupe Casino, le Tchèque se prépare
à de nouvelles acquisitions. Bien vu à l’Elysée, il aurait ainsi envi
sagé d’acheter 10 % de TF1, mais se serait ravisé « après que Martin
Bouygues lui a fait savoir que cet investissement pouvait prêter à
confusion en France tant qu’il était actionnaire du Monde ».
Auprès de Jérôme Lefilliâtre, M. Kretinsky laisse planer le doute
sur l’avenir de son investissement dans le quotidien. « S’il trouve
un accord financier avec Xavier Niel sans perdre d’argent, il pour
rait envisager de sortir du capital », écrit le journaliste. Mais « si
l’on emploie la force contre moi, cela ne marche pas, jamais. Je pré
fère me battre et perdre », lui affirme aussi le Praguois.
jeanbaptiste chastand
(vienne, correspondant régional)LE LIVRE
LA STRATÉGIE
AMBIGUË DE DANIEL
KRETINSKY
MISTER K. PETITES
ET GRANDES AFFAIRES
DE DANIEL KRETINSKY
de Jérôme Lefilliâtre
Seuil, 288 p., 17,90 €