Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

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IDÉES


DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020

0123


Karl Eychenne


Heurs et malheurs


d‘un tradeur en panique


L’analyste financier décrit les réactions successives,
et pas forcément rationnelles,
des marchés confrontés au risque pandémique

I


l n’y a guère de tabous en finance. Les
épidémies, comme les guerres, se
traitent aussi bien que les récessions
économiques. Dans tous les cas, la
démesure opère et la feuille de route de
l’investisseur en panique se décline en
deux volets : l’illusion du portefeuille
immun ; le fantasme d’un simple trou
d’air économique.
Premier constat : un investisseur use de
toute son expertise (ou de sa roublar­
dise...) pour traverser les crises sans pertes
ni fracas. Celle du coronavirus n’échappe
pas à la règle. Dès les premières secondes,
l’apparition du virus suscite une réaction
binaire consistant à vendre tous les actifs
financiers supposés souffrir d’un ralentis­
sement brutal de la croissance économi­
que (actions, etc.) pour se porter sur des

marchés réputés « refuges » (emprunts
d’Etat, etc.). Cette réaction est aussi pri­
maire, car elle ne s’attarde pas sur la na­
ture du risque en question. Elle est la
même qu’il s’agisse d’un Tweet agressif de
Donald Trump ou de la publication d’un
chiffre économique décevant. Il s’agit
d’une forme de réflexe...
Il faut ensuite circonscrire la zone à ris­
que. Les investisseurs se tiennent à l’écart
des pays, des secteurs et des valeurs sus­
ceptibles de subir un impact économique
important de par leurs liens particuliers
avec le malade. Dans le cas du corona­
virus, ils évitent les secteurs liés au
transport, à la consommation de biens
durables et à l’énergie. En fait, il s’agit
même de constituer une liste de valeurs à
proscrire. De la même façon, il existe
une liste de valeurs à privilégier, comme
celles liées à l’e­commerce ou à la santé
puisque, désormais, notre avenir en dé­
pendrait. Enfin, il existe aussi des straté­
gies dites « alternatives », proposant un
rendement réputé insensible aux risques
traditionnels : cela fonctionne si la crise
est grave... mais pas trop.
Une fois immunisé, l’investisseur guette
la moindre nouvelle sur l’écran qui lui fait
face, afin d’aiguiser sa conviction. Désor­
mais en position latérale de sécurité finan­
cière, l’investisseur passe alors à l’étape du
stimuli « Jabberwocky », par référence au
poème de Lewis Caroll où le lecteur attribue
un sens à des néologismes inventés par
l’écrivain uniquement en fonction de la
syntaxe employée (« les slictueux torvent
bourniflaient »). Le psychologue cognitiviste
Stanislas Dehaene remarque que « certaines

régions du cerveau s’activent même lorsque
les phrases n’ont aucun sens, simplement
parce que leur syntaxe est juste » : c’est ce que
font les investisseurs dès qu’ils voient le
mot « coronavirus » apparaître sur leur ter­
minal. De la même manière que Michel
Desmurget, dans La Fabrique du crétin digi­
tal (Seuil, 2019), s’interroge sur l’excès de
temps passé par les enfants sur les écrans,
ne faudrait­il pas s’alarmer de celui passé
par les investisseurs?
Second volet de la posture de l’inves­
tisseur : le fantasme du trou d’air éco­
nomique. L’idée du trou d’air est toujours
séduisante, car elle signifie qu’il suffirait
de fermer les yeux et de les rouvrir plus
tard, comme si rien ne s’était passé. Elle
est parfois pertinente car les chocs sont
souvent ponctuels, affectent la crois­
sance un temps avant que cette dernière
rattrape le temps perdu car le potentiel
n’a pas été entamé.

« Une douce torpeur »
Il est vrai que, depuis les années 1990,
l’économie mondiale gère mieux les
imprévus (certes pas les crises) : les fluctua­
tions de la croissance sont moins fortes,
les stocks des entreprises plus faibles. Et il
est probable que les banques centra­
les n’hésiteront pas à proposer un « coro­
nav­easing ». Ainsi, les économies revien­
draient à la normale une fois l’onde de
choc dissipée. Il suffit d’imaginer l’élasti­
que que l’on tend, que l’on relâche, et qui
revient à l’état initial.
Sauf que, depuis quelques années, l’éco­
nomie mondiale ressemble davantage à un
bonbon crocodile qu’à un élastique. Si vous

tendez un bonbon crocodile, il revient len­
tement, mais jamais complètement, à l’état
initial. Concernant l’économie mondiale,
cette mollesse mutante a deux explica­
tions. D’une part, une plus grande défiance
des entreprises lorsqu’il s’agit de « remettre
les gaz » après chaque choc – il subsiste une
forme de prime à l’incertitude inhibante.
D’autre part, depuis la crise de 2008, la
vitesse de croisière des économies n’est
jamais revenue à son rythme d’antan car
les entreprises n’ont pas, ou peu, rattrapé le
retard d’investissement.
En fait, nos économies sont plutôt deve­
nues des coquilles Saint­Jacques, véritables
« sentinelles des océans » financiers,
comme celles de la rade de Brest décrites
par le chercheur Laurent Chauvaud, qui
portent encore en elles les stigmates de
politiques de soutien que l’on crut suffi­
santes pour relancer leur production natu­
relle, mais qui finalement se sont traduites
par ce qu’il appelle « une douce torpeur »
(La Coquille Saint­Jacques, sentinelle des
océans, Equateurs, 2019). Voilà qui s’appli­
que assez bien à la croissance économique
depuis 2008, et à l’efficacité toute relative
des politiques ultra­accommodantes des
banques centrales, appelées d’ailleurs une
fois de plus à la rescousse pour contrer
les effets attendus du Covid­19 sur les
angoisses financières.

Karl Eychenne est analyste financier
dans une société de gestion d’actifs

Anne Rasmussen


Aux frontières de l’épidémie


L’historienne montre comment l’idée de « faire
barrière » aux maladies contagieuses a évolué
au fil des siècles, au gré de l’imaginaire médical

O


n pourrait s’étonner que la
quarantaine, ce dispositif sani­
taire qui date des origines
médiévales de la lutte contre
les épidémies, figure encore,
au XXIe siècle, en bonne place
dans l’arsenal déployé par les politiques
publiques contre le Covid­19. Les restric­
tions des libertés de circuler et de com­
mercer qu’elle engendre avaient pour­
tant été dénoncées depuis la seconde
moitié du XIXe siècle, dans les arènes
sanitaires internationales, comme un
moyen d’action qui pouvait se retourner,
par ses effets pervers, contre les sociétés
qu’elle devait protéger. Derrière l’enjeu
de la quarantaine se profile toute l’his­
toire, politique autant que sanitaire, de
l’usage que les Etats ont fait de leurs fron­
tières, à l’échelle nationale et internatio­
nale. Qu’elle soit barrière de protection
contre les importations pathogènes,
front pionnier de civilisation hygiéni­
que, ou dispositif mondial de sur­
veillance de la santé publique, la fron­
tière a été, depuis deux siècles, un pivot
du gouvernement de la circulation des
hommes, des maladies et des germes.
C’est au XIXe siècle que la gestion des
épidémies prend une acuité nouvelle en
Europe. L’irruption de la fièvre jaune en
Catalogne au début des années 1820, puis
les pandémies meurtrières de choléra,
mettent en cause les systèmes de défense
traditionnels. Ceux­ci, fondés sur les laza­
rets portuaires et terrestres et les quaran­
taines qui leur étaient associées, devai­
ent rompre les chaînes de contamination
en provenance du Levant, où la peste
était réputée régner. Les vagues successi­
ves du choléra mettent en défaut ce
système de protection qui, au milieu du
XIXe siècle, cumule les critiques : ineffi­
cace, coercitif, anti­économique.
Ponctuant les crises cholériques, les
conférences sanitaires internationales
qui voient le jour en 1851 à Paris et dont


une douzaine se tient jusqu’à la Grande
Guerre, œuvrent pour réguler, avec des
moyens limités, le contrôle de la triade
épidémique alors dominante : choléra,
peste, fièvre jaune. Si elles sont quali­
fiées d’internationales, ces instances
réunissant médecins et diplomates sont
en fait dominées par les puissances
européennes, alors préoccupées de leur
expansion coloniale, et elles­mêmes en
rivalité nationale. La question d’Orient,
déclinée sous ses aspects sanitaires, y
est centrale : l’Orient lointain est perçu
comme l’horizon des « maladies exoti­
ques », qui transitent par la Méditerra­
née orientale. Alexandrie et Constanti­
nople sont le siège des « Conseils sanitai­
res », incluant les Etats de la région qui
s’imposent progressivement comme
des acteurs de la sécurité sanitaire. Dans
cet espace méditerranéen se forgent des
pratiques de coopération internationale
en matière de santé.

Exclusion médicale
Tandis que les nations européennes
renoncent aux quarantaines en les rem­
plaçant par l’« English System » – l’ins­
pection à bord des bateaux, le dépistage
individuel rendu possible à la fin du siè­
cle par l’outillage sanitaire issu de la
théorie microbienne, l’hospitalisation
et le suivi de l’itinéraire des malades –,
elles repoussent leur frontière sanitaire
à l’extérieur. Pour assurer la « défense de
l’Europe contre le choléra », selon le titre
de l’ouvrage de 1892 de l’hygiéniste fran­
çais Adrien Proust, il s’agit de déplacer le
système de protection aux sources de la
contagion. Où? Aux frontières du pèle­

rinage de La Mecque qui, dans le dernier
tiers du XIXe siècle, fait figure, en
Europe, de plaque tournante des épidé­
mies. Identifiant les pèlerins comme le
groupe à risque par excellence, la politi­
que sanitaire internationale fait du
contrôle du pèlerinage le point nodal de
la lutte anti­épidémique, en même
temps qu’un front de civilisation hygié­
nique et de stigmatisation culturelle. La
quarantaine aux frontières, abandon­
née en Europe, s’y exerce dans de nou­
veaux lazarets situés dans le Hedjaz et
sur les rives de la mer Rouge qui, bien
que modernisés à la fin du siècle, n’en
sont pas moins coercitifs pour les popu­
lations qui y sont assujetties.
Au­delà du bassin méditerranéen, les
immigrants européens qui, en masse,
font le voyage transatlantique vers les
Etats­Unis, doivent, à partir des années
1890, satisfaire à l’examen médical du
port new­yorkais d’Ellis Island. A l’arri­

vée, ils subissent le triage sanitaire de
l’« Inspection Line » en quête des mala­
dies contagieuses, comme le trachome,
qui leur vaudront exclusion du territoire,
et des handicaps « susceptibles de rendre
une personne incapable de gagner sa
vie ». Si les autorités sanitaires américai­
nes ont de fait très peu pratiqué l’exclu­
sion pour raison médicale, c’est parce
qu’elles ont aussi externalisé leur fron­
tière sanitaire en assignant aux compa­
gnies maritimes le soin de contrôler au
départ la bonne santé des passagers...

Menaces intérieure et extérieure
Au début du XXe siècle, deux événe­
ments contribuent cependant à remo­
deler en profondeur la définition de la
frontière sanitaire.
Le premier est l’émergence de la
notion de « porteur de germes », mise
en valeur par le bactériologiste alle­
mand Robert Koch en travaillant à la
protection des militaires contre la fièvre
typhoïde. Cette nouvelle catégorie épi­
démiologique, qui désigne « les indivi­
dus sains, capables de propager une
maladie dont ils ne présentent pas de
symptômes », éclaire des phénomènes
de contagion jusque­là inexpliqués.
Dans le cas de la typhoïde, elle réoriente
les moyens de lutte anti­épidémique
vers le dépistage des individus suspects,
mis à l’isolement. Il n’est plus besoin de
protection aux frontières : c’est à proxi­
mité que la frontière sanitaire doit
désormais passer, afin de se protéger du
prochain plutôt que du lointain.
Le second événement est la pandémie
mondiale de grippe « espagnole »
en 1918, dont on parvient difficilement
à suivre les trajectoires de contamina­
tion compte tenu de son extrême conta­
giosité. Bien des pays renoncent à fer­
mer les frontières face à une maladie
qui « saute par­dessus toutes les barriè­
res », comme le constate la commission

sanitaire des pays alliés. En France, les
mesures individuelles et locales d’isole­
ment et de désinfection sont jugées
plus utiles que les quarantaines ou les
restrictions de circulation. La grippe
n’apparaît plus comme une infection
d’importation, mais comme une patho­
logie locale, à l’état latent, susceptible de
se réactiver dans certaines conditions.
Face à elle, les institutions internationa­
les renoncent à gendarmer l’espace de
circulation des microbes.
Ainsi, passée du danger d’importation
pathogène, dont la nation se protège
telle une citadelle assiégée, à un risque
extérieur dont on peut se prémunir en
externalisant ses frontières sanitaires,
l’épidémie est de plus en plus perçue,
dans les années 1920, comme une me­
nace intérieure.
Dans l’entre­deux­guerres, alors que la
santé publique s’internationalise au sein
des instances de la Société des nations,
celles­ci privilégieront les grandes ques­
tions sociales de santé, et reprendront la
régulation classique des épidémies héri­
tée du XIXe siècle. Mais elles délaisseront
la gestion des pathologies respiratoires
comme la grippe, jugée vaine et laissée
au cadre national. Il faudra attendre les
réseaux de surveillance institués à
l’échelle mondiale à la fin du XXe siècle
par l’Organisation mondiale de la santé
pour repenser les frontières sanitaires à
l’échelle globale, quitte à en revenir à des
moyens d’action hérités du passé
comme la quarantaine, aux contraintes
toutefois bien allégées.

Anne Rasmussen est directrice d’étu-
des à l’EHESS, à la chaire « Sciences,
médecine et territoires : une histoire
sociale et politique, XIXe-XXIe siècles »

L’ÉCONOMIE FACE AU CORONAVIRUS


Arrêt des échanges, baisse de la consommation, perte d’exploitation...


Au-delà de ces impacts directs, l’épidémie de Covid-19 révèle la fragilité


d’un monde interconnecté, où la peur devient un agent économique


DERRIÈRE L’ENJEU


DE LA QUARANTAINE


SE PROFILE TOUTE


L’HISTOIRE DE


L’USAGE QUE LES


ÉTATS ONT FAIT


DE LEURS FRONTIÈRES


UN INVESTISSEUR


USE DE TOUTE SON


EXPERTISE POUR


TRAVERSER LES


CRISES SANS PERTES


NI FRACAS

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