Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

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IDÉES


VENDREDI 20 MARS 2020

0123


« Après le confinement, il nous faudra


entrer en résistance climatique »


Pour tenir l’objectif de neutralité carbone en 2050, un collectif de personnalités appelle à s’engager dans une décroissance énergétique mondiale


D


epuis deux ans, les mobili­
sations pour le climat se
multiplient sans être écou­
tées. La crise due au coro­
navirus vient démontrer qu’une
bascule rapide est possible et ne
nécessite que deux choses fonda­
mentales : de la volonté politique
et du volontarisme citoyen. Afin
d’y forcer nos dirigeants, après le
confinement, nous devons adop­
ter une stratégie plus ambitieuse.
Il faudra entrer en résistance cli­
matique. Il est possible de mainte­
nir une vie digne et heureuse sur
Terre. Nous nous battons contre
ce qui détruit le vivant. Nous agis­
sons pour ce qui le préserve. Nous
visons une victoire climatique à
travers une profonde transforma­
tion de nos vies et de nos sociétés.
Notre objectif : une neutralité
carbone effective en 2050 par le
biais d’une décroissance énergéti­
que mondiale perceptible dès


  1. Attendu sans succès depuis
    des décennies, le miracle techno­
    logique ne nous sauvera pas. Nous
    devons quitter le business as
    usual, synonyme de mort précoce
    pour des milliards d’êtres hu­
    mains et d’espèces vivantes. Nous
    travaillons à bâtir un rapport de
    force politique pour sortir du pro­
    ductivisme et du consumérisme
    destructeurs qui structurent le
    système économique. Etant sortis
    du déni, agissons ici et mainte­


nant. Arrêtons de nous attendre
les uns les autres de peur de nous
marginaliser en étant les pre­
miers. Devenons cette minorité
motrice, catalyseur d’une transi­
tion désirable capable de mettre
en œuvre le changement néces­
saire. L’atterrissage de nos socié­
tés doit être mené dans une pers­
pective de justice sociale mon­
diale. Cela impose de réduire nos
émissions en deçà de 2 tonnes de
CO 2 par être humain et par an (ce
qui équivaut à diviser par 6 l’em­
preinte carbone moyenne d’un
Français). La stratégie de résis­
tance climatique consiste en cinq
phases qui se cumulent.

Phase 1 : quatre actions Nous in­
vitons celles et ceux prêts à adop­
ter ce socle fondateur à nous re­
joindre. Ces quatre actions − non
exhaustives – sont indispensables
à la bascule vers un mode de vie à
moins de 2 tonnes de CO 2 dans les
cinq années à venir : repenser sa
manière de se déplacer et ne plus
prendre l’avion, redécouvrir les
transports doux et rouler moins
de 2 000 kilomètres par an en voi­
ture ; développer la cuisine végéta­
rienne et se nourrir d’aliments
biologiques, locaux et de saison,
avec de la viande au maximum
deux fois par mois ; réinterroger
ses véritables besoins pour limiter
les achats neufs au strict mini­

mum ; agir collectivement en por­
tant des actes politiques tradui­
sant ces choix à l’échelle de la so­
ciété. Par cette mutation à la
hauteur de l’enjeu, nous mettons
au cœur de l’action la décrois­
sance énergétique et matérielle.
Cette contrainte créative nous
conduit à développer de nouvelles
solidarités et à trouver collective­
ment les adaptations qui consti­
tueront les modes de vie postpé­
trole. Nous ne renonçons certai­
nement pas au bonheur, mais
montrons que ces changements
nécessaires sont désirables,
émancipateurs et moteurs de
joies souvent plus puissantes.
Dans notre combat, cohérence
personnelle et action collective se
renforcent l’une l’autre.

Phase 2 : alliances et influence
Notre approche − alliant action in­
dividuelle d’ampleur et politisa­
tion du discours − a vocation à
être diffusée en créant des liens
avec les acteurs du mouvement
climat. Cela passe notamment par
la construction d’un nouvel ima­
ginaire donnant à voir ce futur
frugal et désirable.

Phase 3 : conflictualité et pre­
mières victoires Cette bascule
semble impossible pour beau­
coup. La porter et l’incarner est
source de tensions avec son en­

tourage ou ses envies immédiates.
Cette conflictualité assumée et gé­
nératrice de débats s’incarne dans
des campagnes ciblées sur des
thèmes structurants. Pour com­
mencer : abolir l’aviation de
masse pour envoyer le message
que la crise climatique est réelle.
Cette victoire permettra de pulvé­
riser la norme sociale destructrice
à laquelle l’avion appartient. Nous
l’obtiendrons en créant des allian­
ces avec de nombreuses autres or­
ganisations pour accroître le rap­
port de force. Ce combat est aussi
impactant sur le plan de l’imagi­
naire que structurant sur le plan
de l’économie. Ces trois premières
phases sont déjà en cours, à l’ini­
tiative d’individus ou de collectifs.
Elles doivent gagner en ampleur
et se structurer afin de pouvoir
ensuite porter les deux dernières.

Phase 4 : décroissance énergéti­
que Elle devra être coordonnée,
massive et rapide. Elle devra s’ap­
puyer sur un effort de pédagogie
de la vérité, une revitalisation des
solidarités à toutes les échelles et
la mise en place d’alternatives
dont la plupart existent déjà. Le
volet législatif pourra inclure quo­
tas carbone, limitation de la puis­
sance, du poids et du nombre de
véhicules... Cela permettra une re­
fonte de nos sociétés en accompa­
gnant les plus fragiles.

Phase 5 : passage à l’échelle
mondiale Dans la décennie qui
vient, ce mouvement de décrois­
sance énergétique doit s’ampli­
fier afin d’atteindre la division
par deux d’ici à 2030 des émis­
sions mondiales de gaz à effet de
serre puis la neutralité carbone
mondiale d’ici à 2050. Pour le me­
ner dans le temps imparti, l’en­
semble des outils de la diploma­
tie politique et économique de­
vra être mis à contribution pour
convaincre les gouvernements
réfractaires, et l’existence de nou­
velles sociétés sobres aider. Ce
monde peut paraître utopique,
mais c’est surtout l’avenir du
monde tel qu’il va qui est profon­
dément dystopique. Si, d’ici à dix
ans, nous n’arrivons pas à réduire
drastiquement les émissions de
gaz à effet de serre, nous aurons
perdu. Compte tenu des effets
d’emballement, dépasser les
+ 2 °C c’est jouer à la roulette
russe avec le vivant. Cette bataille
conditionne toutes les autres, il
faut la gagner! Dans l’action col­
lective, nous pouvons y arriver.
Voulez­vous gagner?
Les signataires de ce texte sou­
tiennent cette stratégie et affir­
ment le caractère incontournable
d’une diminution rapide de notre
empreinte carbone, sans nécessai­
rement souscrire immédiatement
aux quatre actions de la phase 1.

Bertrand Vidal

Coronavirus, un vent de panique se lèvera-t-il?

Face à l’inconnu, nous nous sentons comme


dépourvus et perdons même notre faculté critique


et, par bien des aspects, nous sommes incapables


de penser ce qui nous arrive, analyse le sociologue


I


l n’y a plus d’ailleurs. Notre société
n’est aujourd’hui plus confrontée qu’à
elle­même. Il n’y a plus rien d’exté­
rieur au monde des hommes et,
comme le soulignait le théoricien de la
« société du risque », Ulrich Beck (1944­
2015), il n’existe plus « aucune réserve où
l’on puisse rejeter les “dommages collaté­
raux” de nos actions ». En effet, notre épo­
que se caractérise à la fois par une appro­
che rationnelle du risque et par un man­
que : l’impossibilité d’imputer les
nuisances à des causes externes.
Ainsi, rapporte l’historien François
Walter, jusqu’au milieu du XXe siècle, on
avait la possibilité de distanciation :
l’autre était le moyen privilégié d’ériger
des barrières – réelles ou symboliques – à
la menace. Par exemple, pour expliquer
les épidémies, voire les épizooties, on a
volontiers dénoncé les agissements de
catégories de population marginalisées
(vagabonds, gens du voyage, juifs, men­
diants ou prostituées). Ainsi, les « indési­
rables » étaient frappés d’anathème et
chacun avait l’impression de pouvoir se
protéger. De l’enfermement à l’ostra­
cisme en passant par la stigmatisation,
les possibilités de remédier à la menace
existaient.
Cependant, le monde a changé et, avec
lui, la menace aussi. Nous sommes dé­
sormais à l’ère de la mondialisation du

risque. La propagation du coronavirus
n’est qu’un exemple parmi tant d’autres
de l’empire du monde des hommes et
du caractère hyperconnecté de nos so­
ciétés contemporaines : mondialisation,
circulation des flux, tourisme, migra­
tions, échanges internationaux... La me­
nace est consubstantielle à notre mode
de vie et il n’y a plus de possibilité d’ex­
clure aucun danger, quel qu’il soit. En
bref, le risque est devenu aujourd’hui le
produit du stade le plus avancé de notre
mode de vie.
Si la société industrielle était marquée
par les inégalités de classe, l’obsession
sécuritaire de la seconde modernité et
de la société du risque est en train
d’ouvrir singulièrement la voie à l’idéal
égalitaire. Désormais, quelle que soit
notre position sur l’échiquier social,
nous scandons toutes et tous le même
slogan : « J’ai peur! » Egalité paradoxale,
évidemment. Mais aussi peur para­
doxale.
A vrai dire, si les sociétés actuelles sont
marquées par l’apparition de risques iné­
dits (les experts parlent en ce sens de
« risques majeurs »), cela ne signifie pas
qu’elles sont plus dangereuses : c’est, en
premier lieu, notre rapport au danger qui
a changé et, à certains égards, notre rap­
port au monde et la connaissance de ce­
lui­ci. Nous sommes habitués à vivre

avec le danger – c’est même devenu une
seconde nature.
Ainsi, bien que, chaque année en
France, la grippe saisonnière fasse près
de 8 000 morts, selon l’Agence régionale
de santé, les populations les plus à ris­
que refusent en majorité la vaccination
(selon l’Organisation de coopération et
de développement économiques, seuls
49,7 % des plus de 65 ans se vacci­
nent). En revanche, nous ne suppor­
tons pas l’angoisse de l’inédit, de ce que
nous ne connaissons pas. Face à l’in­
connu, nous nous sentons comme dé­
pourvus et avons l’impression de vivre
en état de siège.
Nous perdons même notre faculté cri­
tique et, par bien des aspects, nous som­
mes incapables de penser ce qui nous ar­
rive. C’est exactement cela que met en
jeu le coronavirus, un sentiment d’an­
goisse diffus qui permet de comprendre
pourquoi, alors que nous appartenons

sans doute à la plus rationnelle des cultu­
res du risque, un vent de panique se lève
depuis l’annonce du premier cas en
France et en Europe, le 24 janvier 2020.

Peur exponentielle
Quand le risque est inédit, nous avons
tendance à surestimer les faibles proba­
bilités. Autrement dit, nous nous repré­
sentons nos chances de contracter la ma­
ladie de façon excessive et déraisonna­
ble. Cette disposition à majorer le danger
contribue à ajouter un risque au risque
déjà là : la peur exponentielle. En effet, vu
que nous ne savons plus sur quelles cer­
titudes nous fonder, nous nous méfions
de tout et nous confondons information,
surinformation et désinformation.
Quand on sait que les « fake news » cir­
culent plus vite et à plus grande échelle
que les vraies (S. Vosoughi, D. Roy,
S. Aral, « The Spread of True and False
News Online », 2018), nous pouvons
imaginer les effets délétères qu’elles
peuvent provoquer. Conséquence : nous
nous précipitons dans les supermarchés
faire des réserves alimentaires, antici­
pant une pénurie et pis encore...
Pourquoi? Car les seuls stocks de con­
naissances disponibles dont nous dis­
posons pour nous représenter le coro­
navirus sont à chercher dans la fiction.
Fiction et non réalité, diront certains :
mais rappelons­nous le « théorème de
Thomas » (prophéties autoréalisatri­
ces) : les comportements des individus
reposent sur l’interprétation que ces
derniers se font de la réalité. Peu impor­
tent les faits ou la vérité : les représenta­
tions que l’on se fait du réel priment sur
le réel lui­même, voire le façonnent.
L’interprétation d’une « situation » est

le moteur de l’action sociale, mais, en
aucun cas, cette interprétation ne peut
se faire sur des bases objectives. N’en dé­
plaise à ceux qui invoquent la science et
la vérité, l’histoire tend à le démontrer :
un mal, aussitôt pris dans les entrelacs
sociaux et culturels, tend à se colorer de
considérations imaginaires.
Ainsi on comprend pourquoi, quand
on dit « virus », « pandémie » ou encore
« contagion », résonne dans nos esprits :
laboratoires secrets, mensonges d’Etats,
manipulations politiques, voire encore,
chez les plus friands de culture pop, zom­
bis... Pourquoi? Car la science­fiction,
avec sa faculté monitoire et prémoni­
toire, reste à ce jour la seule source dispo­
nible face à l’angoisse de l’inconnu et
l’absence de repère.
Mieux vaut alors ne pas penser aux « le­
çons » et « morales » de fictions de confi­
nement comme dans les films Salvage
(Lawrence Gough, 2009), The Divide (Xa­
vier Gens, 2011) ou 10 Cloverfield Lane
(Dan Trachtenberg, 2016). Quand la mer
gronde et qu’un vent de panique se fait
sentir, gageons simplement que le poète
ait raison : « Tout orage finit par ce par­
don, l’azur » (Pendant que la mer gronde,
Victor Hugo).

Bertrand Vidal est sociologue
à l’université Paul-Valéry
de Montpellier, membre du Laboratoire
d’études et de recherches sociologiques
et ethnologiques. Il est l’auteur
de « Survivalisme, êtes-vous prêts
pour la fin du monde? » (Arkhê, 2018)

QUAND LE RISQUE


EST INÉDIT, NOUS


NOUS REPRÉSENTONS


NOS CHANCES


DE CONTRACTER


LA MALADIE DE


FAÇON EXCESSIVE


ET DÉRAISONNABLE


Yann Arthus-Bertrand,
photographe ; Aurélien μ
Barrau, astrophysicien ; Gaël
Giraud, économiste, directeur
de recherche au CNRS ;
Delphine Grinberg, cofonda-
trice de Paris sans voiture ;
Bruno Latour, sociologue,
anthropologue, philosophe ;
Marie-Antoinette Mélières,
physicienne, climatologue ;
Cécile Renouard, philoso-
phe, fondatrice du Campus de
la transition ; Marie Sabot,
cofondatrice de We Love
Green ; Pablo Servigne,
chercheur ; Agnès Sinaï,
fondatrice de l’Institut
Momentum ; Gildas Véret,
permaculteur, cofondateur de
Résistance climatique ;
Françoise Vernet, présidente
de Terre & Humanisme

Les signataires soutiennent
cette stratégie, mais tous
n’ont pas encore pleinement
mis en œuvre les 4 actions
de la phase 1.
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