Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

22 | 0123 VENDREDI 20 MARS 2020


0123


L’


image restera, symbole
de la paralysie initiale
de l’Union européenne
(UE) face au coronavi­
rus. C’était jeudi 12 mars, sur l’aé­
roport de Fiumicino, à Rome,
quand un Airbus A350 d’une
compagnie chinoise, en prove­
nance de Shanghaï, a livré son
précieux chargement : le matériel
médical dont l’Italie avait un ur­
gent besoin et que l’Europe ne
pouvait ou ne voulait pas fournir.
Des soutes de l’appareil, a rap­
porté le correspondant du Monde
dans la capitale italienne, Jérôme
Gautheret, ont été sortis neuf pa­
lettes de dispositifs respiratoires,
des électrocardiographes et plu­
sieurs dizaines de milliers de
masques de protection. Cadeau
de la Croix­Rouge chinoise à la
troisième économie de l’UE. Neuf
médecins spécialistes chinois, ve­
nant tous de batailler contre le
Covid­19 dans le Hubei, descendi­
rent aussi de l’appareil – gracieu­
sement mis à la disposition de
l’un des plus riches pays d’Europe.
Pékin a compris la communica­
tion moderne. Bruxelles n’a pas
su avoir le geste de solidarité


  • fut­il symbolique – que l’Italie
    était en droit d’attendre. Ce jeudi
    noir reflète la cacophonie qui a
    marqué les premières réactions
    des Vingt­Sept face à la pandémie.
    Le réflexe immédiat fut l’appel à
    l’Etat national – l’échelon protec­
    teur naturel. D’où ces mesures
    prises dans le désordre au sein
    d’un ensemble européen désuni
    par la violence de la crise. Ici, on
    fermait ses frontières – tant pis
    pour les règles de l’espace Schen­
    gen –, là on les laissait ouvertes.
    Ici, on réquisitionnait les masques

  • tant pis pour la libre circulation
    des biens au sein du marché uni­
    que –, là on les distribuait.
    L’Europe est lente, structurelle­
    ment. Elle a mis du temps avant
    de donner le sentiment d’un dé­
    but de coordination dans la lutte
    contre un fléau qui allait toucher
    l’ensemble du continent. Après la
    Chine, le Covid­19 mettait l’UE
    dans ce rôle peu enviable : être
    l’épicentre de l’épidémie. Le prési­
    dent du Conseil européen, le
    Belge Charles Michel, et la pa­
    tronne de la Commission de
    Bruxelles, l’Allemande Ursula von
    der Leyen, n’ont pas démérité. La
    machine UE, qui marche au die­
    sel, s’est mise en marche.
    Elle n’a guère de compétence
    en matière de santé publique.
    Hormis la sécurité des médica­
    ments, ce domaine est l’affaire
    des Etats. Les éternels contemp­
    teurs du projet européen ne peu­
    vent lui intenter un procès en
    passivité – sauf à se contredire et
    à prôner ici de nouvelles déléga­
    tions de souveraineté! Mais là où
    sont ses pouvoirs, essentielle­
    ment économiques, l’UE a pris
    les bonnes décisions.
    Parallèlement au risque sani­
    taire majeur que présente le coro­
    navirus se profile la menace
    d’une récession massive en Eu­
    rope. Logique du confinement :
    pour lutter contre le Covid­19, il
    faut étouffer l’économie! Depuis
    1945, aucun gouvernement euro­
    péen n’a été confronté à pareil
    défi. Souvent galvaudée, l’image
    de la guerre est ici justifiée. A cir­


constances exceptionnelles, re­
mèdes exceptionnels.
Au sein de la zone euro, toutes
les garanties de sauvegarde – pré­
vues par les traités – ont été action­
nées. En pareille conjoncture, il n’y
a plus de discipline budgétaire qui
tienne. « S’inquiéter en ce moment
de l’équilibre des finances publi­
ques, écrit le Financial Times le
16 mars, relèverait d’une perversité
contre­productive : une dépense
publique trop faible représente
pour le bien­être de tous une me­
nace plus grande qu’une dépense
publique excessive. » Une des pre­
mières à le dire fut la chancelière
Angela Merkel, habituelle vestale
de l’orthodoxie budgétaire.
Ursula von der Leyen a mis sur
la table près de 30 milliards
d’euros de budget européen. La
Commission accompagne et en­
courage les plans de relance ex­
traordinaires décidés par les Etats
membres. Au sein de la zone euro,
la Banque centrale européenne
(BCE) n’a pas jugé utile – fût­ce à
titre de signal symbolique
adressé aux marchés – de toucher
à des taux d’intérêt déjà au plus
bas. Mais elle a adopté un très sé­
rieux programme d’achat de ti­
tres, notamment de bons du Tré­
sor, et pris des mesures incitant
les banques à continuer à prêter.

La mondialisation se régionalise
Retour à Fiumicino. A tort ou à
raison, l’UE a donné ce jour­là le
sentiment d’une invraisemblable
dépendance à la Chine dans un
domaine stratégique : l’équipe­
ment médical de base. Ce doit
être le début d’une réflexion pour
les Européens. La crise du corona­
virus doit amener l’Europe à
changer de logiciel économique.
Un cycle est en train de s’achever,
celui qui s’est ouvert en 1980, au
moment de l’accélération de la
mondialisation.
Dans le monde occidental, iI a
été marqué par le triomphe de
l’économie de marché et du libre­
échangisme et c’est dans ce con­
texte particulier que l’Europe
s’est approfondie – marché uni­
que, création de l’euro – et qu’elle
s’est élargie. Au centre de ce dis­
positif, on privilégiait le consom­
mateur censé être le grand béné­
ficiaire d’une concurrence com­
merciale accrue. Ce ne fut sans
doute pas sans mérites ni succès.
Mais la mondialisation évolue,
elle se régionalise. Le monde de
demain sera dominé par trois su­
perpuissances : la Chine, les Etats­
Unis et l’Inde. Si l’Europe veut te­
nir son rang, elle ne peut plus être
régie par un droit de la concur­
rence qui, tel qu’il est aujourd’hui,
empêche la création de géants
dans l’industrie comme dans les
services – et condamne les Euro­
péens à une forme de soumission.
Emmanuel Macron – économi­
quement colbertiste plus que li­
béral – semble avoir enfin gagné
l’Allemagne à cette cause : chan­
ger les priorités économiques de
l’Europe. Au moment où l’Etat­
providence est plus sollicité que
jamais, pareille évolution doit in­
citer à renforcer les services pu­
blics de base, à commencer par
celui de la santé. L’ampleur de la
crise interdit que l’on recom­
mence comme « avant ».

A


près plusieurs jours d’atermoie­
ments, le premier ministre britan­
nique, Boris Johnson, a annoncé,
dans la soirée du mercredi 18 mars, un nou­
veau resserrement des mesures destinées à
freiner la pandémie de Covid­19. Les écoles
britanniques, déjà largement désertées, se­
ront fermées à partir de vendredi après­midi
et les Londoniens pourraient être soumis
dans les jours qui viennent à un confine­
ment comparable à celui que plusieurs pays
du continent, dont la France et l’Allemagne,
imposent déjà. La veille, Rishi Sunak, le
chancelier de l’Echiquier, avait promis qu’il
ferait tout, « quoiqu’il en coûte » sur le plan
budgétaire, pour aider le pays à surmonter la
crise que plusieurs journaux britanniques
comparent à « une guerre ». Des rhétoriques

qui résonnent comme un écho aux discours
du président français Emmanuel Macron.
Le gouvernement britannique revient de
loin. L’idée de laisser filer la pandémie afin
de déclencher une « immunité collective »
de la population a tenu lieu de stratégie jus­
qu’à ce que des scientifiques avertissent
qu’une telle conduite pourrait coûter rien
de moins que 250 000 morts. Lundi, Boris
Johnson a abandonné ce pari hasardeux et
conseillé aux Britanniques de « stopper
tout contact non essentiel » et de pratiquer
au maximum le télétravail. La progression
de la maladie – 104 morts recensés mer­
credi soir – et une volée de critiques ont
conduit M. Johnson à franchir un nouveau
pas vers le confinement. « On a perdu du
temps, des morts auraient pu être évités »,
tonne Richard Horton, rédacteur en chef de
la prestigieuse revue médicale The Lancet.
Le premier ministre français, Edouard Phi­
lippe, n’aura donc sans doute pas à mettre à
exécution la menace qu’il a brandie, mardi
soir, de fermer la frontière avec le Royaume­
Uni si ce pays continuait à diverger dans sa
stratégie de lutte contre le Covid­19. Londres
continue de bénéficier des règles de l’UE
pendant la « période de transition » vers le
Brexit qui court jusqu’au 31 décembre et
échappe ainsi à la fermeture des frontières
extérieures de l’Union décrétée lundi.
Brexit ou pas, l’Europe, Royaume­Uni
compris, doit faire preuve de cohésion,

coordonner son action et adopter la straté­
gie la plus cohérente possible pour lutter
contre un virus qui ignore les frontières. Or
la cacophonie, le manque de leadership et
le « chacun pour soi » qui prévalent jusqu’à
présent au sein de l’Union européenne
n’ont rien qui puisse donner des regrets
aux Britanniques partisans du Brexit. Ni
permettre aux continentaux de faire la le­
çon à leurs voisins insulaires.
En posant à chacun des questions de vie
ou de mort, la pandémie bouscule les idéo­
logies, bouleverse la donne politique et réé­
chelonne les priorités : l’ultralibéral John­
son n’exclut pas l’instauration d’un revenu
universel pour traiter les ravages économi­
ques du virus, et les négociations sur le
Brexit sont ajournées sine die. La date bu­
toir du 31 décembre elle­même apparaît dé­
sormais dérisoire. Le Covid­19, en valori­
sant la parole scientifique et en ébranlant
la mondialisation, affaiblit deux des fonda­
mentaux du premier ministre britanni­
que : la défiance à l’égard des experts et la
religion du libre­échangisme planétaire.
L’heure est aux solidarités et à l’efficacité
dans une bataille de longue haleine, pas
aux égoïsmes nationaux et aux vaines que­
relles. Chaque pays doit surmonter à son
rythme la sidération que provoque la pan­
démie. Mais c’est unie que l’Europe gagnera
la guerre contre le Covid­19. Et pour cela,
elle a besoin du Royaume­Uni.

L’UE A MIS DU TEMPS 


AVANT DE DONNER 


LE  SENTIMENT 


D’UN DÉBUT DE 


COORDINATION DANS 


LA LUTTE CONTRE 


LE CORONAVIRUS


L’EUROPE 


A BESOIN 


DU ROYAUME­UNI


INTERNATIONAL|CHRONIQUE
pa r a l a i n f r a c h o n

L’UE pendant


et après le Covid-19


MACRON SEMBLE 


AVOIR ENFIN GAGNÉ 


L’ALLEMAGNE À CETTE 


CAUSE : CHANGER 


LES PRIORITÉS 


ÉCONOMIQUES 


DE  L’EUROPE


Tirage du Monde daté jeudi 19 mars : 137 563 exemplaires

Écoles fermées,confinement
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