MARS 2020 – Astrid54
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Walmart, cheval
de Troie socialiste?
ETsi la chaîne d’hypermarchés américaineWal-
mart se trouvait au cœur d’un complot socialiste?Telle
est la question que pose l’intellectuel Fredric Jameson
dans un texte de 2005 (1). Lorsque la révolution
adviendra, explique-t-il, cette entreprise ne devra pas
être considérée comme un vestige du vieux monde,
mais comme une anticipation de celui qu’il s’agira de
construire. Jameson n’ignore rien du modèle écono-
mique deWalmart, qui repose sur la compression des
salaires, ni de son rôle dans l’essor du phénomène des
travailleurs pauvres aux États-Unis. Mais un autre
aspect l’intéresse ici:son organisation logistique.Wal-
mart socialiste?Àtravers cette provocation,l’intel-
lectuelréactive le vieux débat opposant les vertus du
marchéàcelles de la planification.
DansLe Calculéconomiqueenrégimesocialiste,
publi éen1920, l’économisteautrichienLudwi gvon
Mises interroge:dès lors qu’une communautédépasse
la taille de la cellule familiale primitive, les dispositifs
de planification socialiste sont-ils capables de déter-
miner quoi produire, dans quelle quantité et quand?
Selon Mises, non. S’aventurer dans cettevoie conduit
nécessairement aux pires vicissitudes sociales et éco-
nomiques:pénuries, famines, frustrations et chaos.
Pour Mises, toutesles informations nécessaires à
la productionéconomique sont déjà disponibles, ail-
leurs.Àtravers un mécanisme très simple:lep rix de
marché. Celui-ci refléteraitàlaf ois l’état de l’offre et
de la demande pour chaque ressource, le coût des
intrants, l’évolution des goûts des acheteurs...«Le
socialisme fonctionne en théorie, mais pas dans la
vraie vie», aimentàrépéter les conservateurs. Selon
Mises, même commesimpleconstruction intellec-
tuelle, la planification s’avérerait dysfonctionnelle.
Le bon sens inviteàconsidérer comme peu fiable
une théorie incapable de passer l’étape de sa mise en
œuvre pratique. Que faut-il cependant penser d’un
systèmedont la théorieaprévu l’échec, mais qui fonc-
tionn eàmerveille?C’est un peu ce qu’offre Walmart :
l’une des plus étonnantes démonstrations que la pla-
nification, dont Misesatenté de démontrer l’impos-
sibilité, peut s’avérer d’une remarquable efficacité.
SamuelWalton aouvert sa première boutique,Wal-
Mart DiscountCity,àRogers, dans l’Arkansas, le
2juillet 1962 (2). Depuis, son échoppe est devenue la
plus grande entreprise du monde.Walmartaaffiché
dès sa création un taux de croissance annuel moyen
de 8%.Premier employeur privé de la planète, elle
pèse aussi lourd que la Suède ou la Suisse.
*Auteurs de l’ouvragePeople’sRepublic ofWalmart:How the
World’sBiggest Corporations AreLaying the Foundation for
Socialism(Verso, 2019),àpartir duquel ce texteaété composé.
Si les entreprises opèrentsur des marchés, ellesn’en
repo sent pas moins, en interne, sur les grands principes
de la planification. Les divisions, boutiques, camions,
fournisseurs ne sont pas en concurrence les uns avec
les autres:tout est coordonné. Le géant américain
offre ainsi un modèle d’économie planifiée dont
l’échelle rivalise avec celle de l’URSS au cœur de la
guerre froide:en1970, le produitintérieurbrut (PIB)
soviétique atteignait environ 800 milliards de dollars
(730 milliards d’euros)actuels, contre 485 milliards
pourWalmart en 2017. Si Mises et ses amis avaient
raison, le géant américain n’existerait pas.
En 1970,Walmart ouvre son premier centre de dis-
tribution. Cinq ans plus tard, elle loue un ordinateur
IBM 370/135 pour coordonner le contrôle des stocks,
devenant le premier distributeuràinterconnecter ses
inventaires de façon électronique.Avant cette inno-
vation, les vendeurs (au détail ou en gros) se char-
geaient de gérer les stocks des magasins, pas les dis-
tributeurs.Unmode de fonctionnement qui,
régulièrement, conduisaitàundangereux effet d’am-
plification de la variabilitédelademande (AVD), ou
bullwhip effect(effet«coup de fouet»).
Identifié en 1961, l’AVD décrit une variation de
plus en plus importante entre les stocks et la demande
àmesure que l’on remonte la chaîne logistique vers
le producteur.Àl’origine du phénomène, une décon-
nexion, parfois minime, entre ce dont un magasin dis-
pose et ce que ses clients réclament.Bref, des stocks
trop importants ou trop faibles.
Imaginons une situation où les stocks sont dégarnis.
Le magasin réajuste ses commandes auprès du distri-
buteur.Engénéral, il construit alors un«stock de sécu-
rité», de façonàparer àl’imprévu. Le distributeur
doit en faire autant auprès du revendeur en gros, ce
qui conduit aux mêmes mouvements chez les fabri-
cants.Àchaque point de la chaîne, la variation prend
de l’ampleur et le stock de sécurité enfle:onestime
qu’une fluctuation de5%delademande dans les bou-
tiques est interprétée comme un bond de 40%par les
acteurs les plus en amont.
ChezWalmart, tous les participantsàlac haîne logis-
tique ont l’obligation de mettre en place des techno-
logies de partage de l’informationqui permettent une
circulation des données en temps réel. Chacun peut
alors opérer au plus vite les ajustements nécessaires.
On entend beaucoup parlerdelapressionque Walmart
exerce sur ses fournisseurs afin qu’ils lui concèdent
les prix qu’elleadécidés ;elleexistebien ,lal ogique
étant quevoirses produits figureraunombredeceux
vendus parlemastodontejustifi etousles sacrifices.
Mais ,une fois qu’unfournisseurest accepté dans le
clubWalmart, il jouit d’avantages significatifs.
Le premier,c’est que le groupe met en place des
partenariatsdelong terme, impliquant d’importants
volumes, avec la plupart de ses fournisseurs. Il en
découle un niveau de transparence et de planification
qui réduit les frais de marketing, d’inventaire, de
logistique et de transportpour l’ensemble des
acteurs. Même si certaines transactions financières
ont bien lieu entre entreprises,l’allocation des res-
sourcesausein de l’immense réseaudefournisseurs,
de hangars et de magasins de la société conduit cer-
tains analystesàconsidérer l’ensemble comme une
seule et même entité.
WALMARTapar exemple été la première entre-
priseàutiliser des codes-barres universels pour toutes
ses sociétés. Désormais, sa gigantesque base de don-
nées Retail Link, connectée par satellite,met les pré-
visionsdedemandeàdisposition des fournisseurs et
offreàtous les acteurs un accèsàdes informations en
temps réel sur les ventes, compilées par les caisses
enregistreuses.Tout cela suggère que, grâce au progrès
technologique, une planification économiqueàgrande
échelle est bienàl’œuvre chezWalmart, alors même
que Mises estimait la chose impossible.
Acontrario, l’un des principaux concurrents de
Walmart, l’entrepriseSears, Roebuck and Com-
pany,fondée ilyacent trente ans, s’est effondré
après avoir misé sur une approche radicalement
opposée. La Sears Holdings Corporationaenre-
gistré des pertes d’environ2milliards de dollars
en 2016, soit un total de 10,4 milliards depuis 2011,
la dernière annéeàs’être conclue par un résultat
positif. Cette débâcle s’explique par une décision :
celle du président-directeur général Edward Lam-
pert de désagréger les divisions de la société dans
l’optique de les mettre en concurrence–bref, de
créer un marché interne. D’un point de vue capi-
taliste, l’opération semblait sensée. Les chefs d’en-
treprise ne cessent-ils pas de répéter que le marché
est la source de la richesse
dans la société moderne?
M. Lampert restructure
donc les opérations et divise
le groupe en trente, puis qua-
rante unités invitéesàentrer
en concurrence les unes avec
les autres.Au lieu de coopé-
rer,les branches«vête-
ments»,«outils», «équipe-
ments électriques», «res-
sources humaines»,«services
informatiques»et«marke-
ting»doivent soudain fonc-
tionner de façon autonome,
avec leur propre président,
leur propre conseil d’admi-
nistration et leurs propres comptes de résultat. Si la
division «v êtements», par exemple, souhaite utiliser
les services informatiques ou faire appel aux res-
sources humaines, elle doit signer un contrat avec
l’entité concernée. Mais il peut s’avérerp lus avan-
tageux de faire appel àd es prestataires extérieurs,
les efforts visant àa méliorer le bilan financier d’une
société conduisant alors àg rever ceux du
groupe dans son ensemble. Astrid54
Lors de leurs réunions,les dirigeants installent des
filtres de confidentialité sur leurs écrans pour empê-
cher leurs collègues de découvrir ce qu’ils trament.
Alors que la courbe des profitsplonge,lac oncurrence
s’accentue au sein de l’entreprise, chacun tentant de
capter le peu de liquidités encore disponibles.Dans
le même temps, la rentabilité de chaque opération se
trouve réduite par la duplication de nombreuses fonc-
tions managériales, puisque aucune charge structu-
relle n’est partagée.
Pour chaque entité,les investissementseninfra-
structures visantàentretenirles magasins sont relégués
au rang de coûts, de sorte que les dépenses de capital
du groupe dans son ensemble passent sous la barre de
1%des revenus, un niveau bien inférieuràcelui de
la plupart de ses concurrents.
Au bout du compte, les différentes unités prennent
le large, ne voyant plus aucun intérêtàl’intégration
au sein d’un même groupe. Certaines quittent le navire,
d’autres s’effondrent, précipitant un constat:lep ari
concurrentiel de M. Lampertaéchoué, son modèle
paralysant toute forme de coopération.
Une telle leçonserait-elle moinsutileàlasociété
en général qu’au monde du commerce?
JEREMY DELLER.–«Wal-MartTrolleyonSnowHill, inaCarParkin RedHook »
(Chariot deWal-Martsur un tas de neigedans un parking deRedHook), 2003
SOMMAIRE Mars 2020
(1) Fredric Jameson,Archéologies du futur.Ledésir nommé
utopie,Max Milo, Paris, 2007.
(2) Lire Serge Halimi,«Wal-Martàl’assaut du monde»,Le Monde
diplomatique,janvier 2006.
PAGE2:
Le centreest encorefécond..., parPIERRERIMBERT.–Courrier
des lecteurs.–Coupures de presse.
PAGE3:
Le numérique carbureaucharbon, parSÉBASTIENBROCA.
PAGES 4 ET5:
De l’Algérie au Soudan, lesrépliques du«printemps arabe», par
HICHAMALAOUI.
PAGE6:
Israël-Palestine,unplan de guerre,parALAINGRESH.
PAGE7:
Harosur Bernie Sanders, parJULIEHOLLAR.–Vers la bérézina des
médias?, parSERGEHALIMI.
PAGES 8 ET9:
La droitelatino-américaine dansl’impasse,parRENAUDLAMBERT.
–AuMexique,oùsont les«quarante-trois»?,parBENJAMIN
FERNANDEZ.–Luttecontreladrogue,une promesse trahie(B.F.).
PAGES 10 ET11 :
En Inde,lac hasse aux«infiltrés», parPIERREDAUM.–Laquestion
identitairedéchirelepays(P.D.).
PAGE12 :
Présence française en Afrique,ler as-le-bol, parFANNYPIGEAUD.
PAGE13 :
L’autocrateserbe que Bruxelles dorlote, par JEAN-ARNAULT
DÉRENS ETLAURENTGESLIN.
PAGES 14 ET15 :
ÀToulon, le maireorganise son plébiscite, parSIMONFONTVIEILLE
ETJEAN-BAPTISTEMALET.
PAGES 16 ET17 :
Quand les grandes villesfont sécession, suitedel’article deBENOÎT
BRÉVILLE.–«Faireaimerl’Europe»(B.B.).
PAGE18 :
La grève,malgrétous les obstacles, parSOPHIEBÉROUD ETJEAN-
MARIEPERNOT.
PAGE19 :
Faussesévidences sur le djihadisme,parLAURENTBONELLI ET
FABIENCARRIÉ.
PAGE20 :
Psychiatrie,let emps des camisoles, parPATRICKCOUPECHOUX.
PAGE21 :
Contreles pandémies,l’écologie,suitedel’article deSONIASHAH.
–Une épidémie peut en cacher une autre, parMARTINEBULARD.
PAGES 22 ET23 :
Quand les peuples del’Est luttaient au nom del’idéal communiste,
parCATHERINESAMARY.
PAGES 24 À26 :
LES LIVRES DU MOIS.«L’Obscène Oiseau de lanuit», deJosé
Donoso,parJOSÉANTONIOGARCIASIMON.–«Et tournera la
roue», de Selahattin Demirtaş,parAKRAMBELKAÏD.–Vivifiants
fantômes, parARNAUD DEMONTJOYE.–Une mortopportune,par
CHLOÉMAUREL.–Avoté!,parCHRISTOPHEGOBY.–Inventer des
problèmes, par OOLIVIERNNEVEUX.. –Fantasygay, parHUBERT
PROLONGEAU.–Dans lesrevues.
PAGE27 :
BienvenueàWakaliwood, parDANIELPARIS-CLAVEL.
http://www.monde-diplomatique.fr
Le Monde diplomatique du mois de février 2020
aé té tiré à2 13 517 exemplaires. Astrid54
PAR LEIGHPHILLIPS ET MICHAL ROZWORSKI*
©JEREMY DELLER
-COURTESY THE MODERN INSTITUTE
-TOBYWEBSTER
LTD.,GLASGOW