Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

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LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


PANIQUE CHEZ LES ÉDITORIALISTES AMÉRICAINS


Haro sur Bernie Sanders

pourrait utiliser contre M. Sanders;une
liste établie d’autant plus facilement que
les membres de ce think tank partagent
avec les républicains bien des critiques
adressées au candidat démocrate, en par-
ticulier sur le fait qu’il se réclame du
socialisme et que sa proposition d’une
sécurité sociale se substituant aux assu-
rancesprivées (« Medicare pour tous »)
seraitimpopulaire (4).

Les médias leur ont déroulé le tapis
rouge. LeWashington Postarécemment
confiéàThirdWayune page de sa rubrique
«opinions»afin qu’il puisseydéfendre sa
thèse selon laquelle«leprogramme de Ber-
nie Sanders lerend parfaitement inéligi-
ble »(15 janvier 2020). De même,USA
Todayluiaouvert ses colonnes :«Les
démocrates jouent avec le feu en soutenant
Bernie Sanders.Ses idées risquent d’ef-
frayer l’électorat modéré qui va fairepen-
cher la balance »(29 janvier 2020). Le
think tankaégalement contribuéàlader-
nière salve d’articles centristes, signés
notamment de M. Rahm Emanuel, ancien
proche conseiller de M. Barack Obama à
la Maison Blanche, ou de M. James Car-
ville, stratège de la campagne électorale
victorieuse de M. William Clinton
en 1992. Des sources issues de l’esta-
blishmentyassènent des affirmations
sans fondement que les journalistes
reprennent sans commentaire.

PARJULIEHOLLAR*


Lorsdes premières consultations en vue de la présidentielle

américaine, les bons résultats de M. Bernie Sanders, partisan
d’un«socialisme démocratique», ont semé la consternation

dans l’establishment duPartidémocrate.Lequel se démène
donc pour dénicher un candidat beaucoup plus modéré capable

de remporter les primaires. Il sait pouvoir compter sur l’hos-
tilité que lesgrands médiasvouent au sénateur duVermont.

DÈS LE DÉBUTdes élections pri-
maires du Parti démocrate, la panique
s’est emparée des médias dominants aux
États-Unis.Dans leNewYork Times,
l’économiste et chroniqueur Paul Krug-
manaremis au goût du jour une pratique
inaugurée en 2016, qui consisteàassi-
miler le candidat«démocrate socialiste »
Bernie SandersàM.DonaldTrump (1).


Les républicains néoconservateurs par-
tisans des guerres impériales et du«tout
saufTrump»–une espèce en voie de dis-
parition–sont tout aussi inquiets que les
démocrates conservateurs ou centristes.
«Bernie ne peut pas gagner »,écrit
David Frum d’un ton suppliant dansThe
Atlantic(27 janvier 2020).«Lacam-
pagne “à laTrump” de Bernie Sanders
est désastreuse pour les démocrates »,
déplore Jennifer Rubin, duWashington
Post(27 janvier 2020).


Le think tank blairiste ThirdWay,
financé parWall Street (2),alui aussi
tout mis en œuvre, avec l’appui de la
presse, pour freiner l’ascension de
M. Sanders. Ilaainsi envoyé un«aver-
tissement»aux électeurs de l’Iowa :«En
raison de la négligence des médias, vous
n’avez pas vu de réelle analyse du passé
et des idées dangereuses du candidat en
tête des sondages »(3). S’ensuit une
longue liste d’attaques que M.Trump


bourgeoisie new-yorkaise]pour lever des
fondsauprèsdemilliardaires.»

Quelques jours plus tôt, leDaily Beast
(22 janvier 2020) titrait:«Les jeunes
mâles partisans de Bernie sont tapageurs,
arrogants,etils nuisentàlacampagne de
Sanders ». Dans la même veine,NBC
News les assimilait aux militantspro-
Trump :«Ils ont en communune infâme
tactique:les twittos de Bernie agissent
en se targuant d’êtreles vrais progres-
sistes d’Internet. Mais leurs tactiques de
harcèlement sont tout sauf progressistes »
(19 janvier 2020).

Ces articles biaisés brandissent sans
distinction des menaces de mort et des
exemples d’insultes qui n’en sont pas
vraiment. Ainsi, leNewYorkTimes
conclut son réquisitoire par cette
«preuve»:«“Vo us, les millionnaires,
vous devez comprendreque beaucoup
d’entrenous ont vraimentbesoinque Ber-
nie Sanders gagne cette élection prési-
dentielle,lance un supporteur de M. San-
ders.On ne peut pas se contenter de
rester tranquilles.”»Ou,àpropos de
quelques chaises qui auraient été renver-
sées lors d’uneréunionau Nevada :«La
violenceaété évitée, semble-t-il, mais il
yaeuquelques querelles légères. »Il n’en
faut pas plus au journaliste-vedette de
NBC pour comparer les militantsduséna-
teur duVe rmontàdes«chemises brunes »
(lirel’encadré page 2).

MmeClinton est elle aussi descendue
dans l’arène, armée jusqu’aux dents. Au
Hollywood Reporter(21 janvier 2020),
qui lui demandait si elle soutiendrait
M. Sandersdans le cas où il remporterait
l’investiture, elleadonné une réponse
suggérant qu’elle feraittout pour s’oppo-
seràune tellehypothèse :«Jenevais pas
m’avancer pour l’instant. Nous sommes
encoredans une phase très dynamique
de la primaire. Je dirais cependant qu’il
ne s’agit pas seulement de lui, mais de la
culturequi l’entoure. Son équipe. Ses sup-
porteurs en vue. Les internautes qui le
soutiennent et leurs attaques incessantes
àl’encontredebeaucoup de ses adver-
saires, en particulierles femmes... Je
pense que nous n’avons pas intérêt à
retomber dans les mêmes travers,àsavoir
fairecampagne en insultantetenatta-
quant. Peut-êtreque vous essayez de
prendrevos distances avec ça, mais soit
vous ne savez pas ce que font votreéquipe
de campagne et vos supporteurs, soit vous
leur faites un clin d’œil et vous voulez
qu’ils s’en prennentàKamala[Harris, la
sénatricedeCaliforniequi arenoncéàsa
candidature]ou Elizabeth[Warren].Je
crois que c’est un comportementàconsi-
dérer au moment de prendresadéci-
sion. »Aussitôt,dans leWashington Post,
Jennifer Rubin s’est emparée de cette
citation pour prétendre que M. Sanders
disposait d’une«machine de guerre»ali-
mentée par une«misogynieàpeine voi-
lée »qui serait«revenue le hanter »
(21 janvier 2020).

La véritable«machine de guerre »
n’est pascelle–imaginaire–mise en
place parlesénateurduVermont pour
abattre ses opposants, mais celle que mon-
tent l’élite démocrate et ses innombrables
relais médiatiquesafin de l’éliminer.Sans
succès, pour le moment.

haineux de tous bords, qui n’émanent pas
uniquement d’un petit sous-groupe de par-
tisans du sénateur duVe rmont.«Toute opi-
nion polémique exprimée en ligne,rappe-
lait en 2016 le journaliste Glenn
Greenwald,par exemple une critique
envers des ténors du Parti démocrate tels
que Hillary Clinton et Barack Obama,
entraînera immanquablement un déluge
de colèreetd’injures... Prétendreque les
comportements insultants ou misogynes
sont propres aux sympathisants de Sanders
relève du mensonge et de la manipulation »
(The Intercept, 31 janvier2016). Une étude
parue en mai 2016 montrait même que les
partisans de M. Sanders étaient perçus
comme moins«agressifs et menaçants en
ligne »(16 %) que ceux de MmeClinton
(30 %)–etbien moins que ceux de
M.Trump (57 %) (8).

Néanmoins, les médias tiennentàleur
os. Le 27 janvier dernier,leNewYork
Timesadonc consacré sa«une »àune
enquêteàcharge :«Bernie Sanders et son
armée Internet:audébut de sa campagne
de 2020, le sénateur duVe rmontarappelé
àses sympathisants qu’il condamnait les
comportements agressifs. Est-il en cause
si nombred’entre eux ne l’écoutent pas?»
(27 janvier 2020). Selon le quotidien, le
candidat aurait alimenté le«venin »de ses
soutiens. En cause,des déclarations telles
que :«Jenevais pas dans les Hamptons
[une zone de villégiature où s’ébroue la

*Journaliste àExtra !,le magazinede l’observatoire
américaindes médias Fairness and Accuracy in
Reporting(FAIR). Une version de cetarticleyaété
publiée le30 janvierdernier.


«Chemises brunes »


(1)Cf.«Corporate media equate Sanders toTrump
–because for them, Sanders is the bigger threat »,
Fairness and AccuracyinReporting (FAIR),
24 janvier 2020, https://fair.org
(2) Elias Isquith,«ThirdWaysenior vice president
admits majority of think tank’sfunding comes from
Wall Street », Salon, 12 décembre 2013, http://www.salon.com
(3) Jonathan Cowan,«Awarning:Why teamTrump
has called Bernie Sanders their “ideal” opponent »,
ThirdWay, Washington,DC, 28 janvier2020,
http://www.thirdway.org
(4) Lauren Gambino,«“An existential threat”:
Bernie Sanders faces mounting opposition from
moderate Democrats »,The Guardian,Londres,
21 juin 2019.
(5) Alex Seitz-Wald,«“Oh my God, Sanders can
win”:Democrats grapplewith Bernie surge in Iowa »,
NBC News, 27 janvier2020, http://www.nbcnews.com
(6) Natasha Korecki,«“They let him get away with
murder”:Dems tormented over how to stop Bernie »,
Politico,27 janvier 2020, http://www.politico.com
(7) Adam Johnson,«The myth that Sanders hasn’t
been criticized won’tgoaway »,FAIR, 25 mai 2016.
(8) «Issocial media empowering or silencing political
expression in the United States?»,Lincoln Park
Strategies, Rad Campaign et Craig Newmark Philan-
thropies, mai 2016, http://onlineharassmentdata.org

riesàdemanderaux électeurs de lui par-
ler de leurs problèmes, de leurs dépenses
de santé, de leur dette étudiante, pour
expliquer que seule l’injustice des poli-
tiques économiques estàl’origine de tous
ces problèmes. »

Comme l’a relevé David Sessions,
«l’idée que Sanders vogue vers une victoire
assurée aux primaires sans que personne
ne daignelui poser des questions sur son
bilan ou sur son éligibilité est un vestige
des primaires de 2016, lors desquelles Hil-
lary Clinton et ses partisans s’agaçaient
qu’ilreste aussi longtemps dans la course
àl’investituredémocrate. Selon eux, sa
popularité n’était qu’un mirage dûàun
manque d’analyses critiques »(The New
Republic,28 janvier 2020).En réalité, le
candidatadéjà fait l’objet d’une attention
soutenue et d’une hostilité médiatique
débridée ilyaquatre ans, lors des der-
nières primaires démocrates, qui l’oppo-
saientàMmeClinton(7).

Un autre angle d’attaque consisteàdis-
créditer sa campagne en prétendant que
ses partisans seraient surtout des hommes
blancs sexistes et particulièrement agres-
sifs sur les réseaux sociaux. Cettecritique,
elle aussi née lors la campagne de 2016,
persiste malgré son manque de fondements
autres qu’anecdotiques. Les journalistes,
comme tout le monde ou presque, savent
en effet qu’Internet regorge de discours

ONRETROUVEfréquemment l’idée
selon laquelle M. Sandersauraitéchappé
aux critiques etàl’examen rigoureux de
ses opposants et des journalistes.«Ilest
grand temps que les démocrates se réveil-
lent et que les médias commencentàfaire
leur travail en s’opposantàunprétendant
sérieuxàl’investiture»,déclare Matt
Bennett, de ThirdWay(5). DansPolitico,
il prétend même :«[Les médias] le lais-
sent sévir en toute impunité. Ils le laissent
esquiver les questions difficiles(6).»


Ce genre de conclusion ne fait cepen-
dant pas l’unanimité,ycompris au sein
des rédactions. LeWashington Posta
publié le même jour deux articles tirant


des conclusions opposées:«Bernie San-
ders fait faceàune offensive de la part
de ses rivaux»et«Les rivaux de Sanders
ne lui mettent pas beaucoup de bâtons
dans les roues»(26 janvier 2020). Dans
le second, DavidWeigel notait que cer-
taines critiques n’avaient pas eu beaucoup
d’impact:denombreux électeurs«sont
restés de marbre»lorsque M. Joseph
Biden et la sénatrice modérée du Minne-
sota, MmeAmy Klobuchar,ont accusé
M. Sandersde«remettreencause
l’héritage d’Obama».

Et Weigel de se désoler :«Tous les
rivaux de Sanders prennentletemps, par-
foisàlademande d’électeurs inquiets,
d’expliquer comment ils vont financer
leurs projets sans faireflamber le budget.
ÀSanders,onnepose pas ce genrede
questions. Il passe des mois dans les mai-

JASPER JOHNS.–«TargetWith Four Faces»(Cibleavec quatrevisages), 1979

©ADAGP,PARIS, 2020

-BRIDGEMAN IMAGES

S


EIZEarticles hostilesàM.Bernie Sanders en seize
heures!LeWashington Postaura du malàégaler
sa performance d’ilyaquatreans (1). Depuis, le candidat
de la gauche américaine n’a cependant rien fait pour
courtiser la presse. Elle le hait;illesait. Il lui arrive même
d’en jouer.Ces temps-ci, rituellement, il interroge ses
partisans :«Savez-vous combien Jeff Bezosapayé
d’impôts l’année dernière?»«Zéro !»,répondent-ils alors,
dans un échange parfaitementrodé. Le sénateur du
Vermont enchaîne :«J’en parle tout le temps, et je me
demande ensuite pourquoi leWashington Post,qui
appartientàJeff Bezos, également propriétaired’Amazon,
n’écrit pas de très bons articles sur moi. Je ne sais
vraiment pas pourquoi(2).»

Mais les articles le concernant ne sont pas meilleurs
ailleurs. Peut-êtrepour les mêmes raisons:unponte des
médias, qui gagne énormément d’argent, comprend que
le programme fiscal de M. Sanders ne l’épargnerait pas.
Et puis, se déclarer favorable au socialisme, même
«démocratique », n’est pas le meilleur des accélérateurs
de carrièreàlatélévision. Sam Donaldson fut pendant des
décennies le journaliste-vedette de la chaîne ABC. Il vient
d’apporter son soutienàM.Michael Bloomberg. Face à
M. Sanders, appuyer un milliardairequi fut longtemps

républicain est le seul moyen, estime-t-il, de battreensuite
M. DonaldTr ump et de s’assurer que l’Amérique demeurera
«cette cité qui brille sur la colline dont Ronald Reagan nous
parlait et qui faisait pâlir d’envie le monde entier(3)».
Le successeur de DonaldsonàABC est George Stepha-
nopoulos, l’ancien porte-parole du président William
ClintonàlaMaison Blanche. Lui était tellement persuadé
que la création d’un impôt sur la fortune prônée par
M. Sanders était impopulairequ’ilacontredit un de ses
invités qui démontrait le contraire. Et puis, admettant
enfin son erreur,ilaconclu :«Cela montrebien que je
visàManhattan. Ici, cet impôt n’est pas populaire»
(20 octobre2019). Stephanopoulosgagne 15 millions
de dollars par anàABC News.

Autrevedette de la télévision, démocrate lui aussi, Chris-
topher Matthews officie sur la chaîne MSNBC. Ce n’est
pas pour son argent qu’il s’inquiète;c’est pour sa vie. La
raison?Une angoisse quiremonteàsajeunesse :«Jeme
souviens de la guerre froide. Je crois que si [Fidel] Castro
et les “rouges” l’avaient emporté, ilyaurait eu des
exécutionsàCentral Park et que j’aurais fait partie des
condamnés pendant que d’autres applaudissaient.»Qui,
par exemple ?«Jenesais pas qui Bernieasoutenu pendant
ces années-là ni ce qu’il entend par “socialisme”»(4).

Depuis que M. Sanders aligne les victoires lors des
primaires, M.Tr ump aime rappeler le voyage du
candidatàMoscou en 1988,àl’occasion de sa lune
de miel. Mais, dans ceregistredelafourberie patrio-
tique, l’ancien président-directeur général de Goldman
Sachs, M. Lloyd Blankfein, un démocrate clintonien,
se montreplus brutal. Le 12 février dernier,ilatweeté :
«Sanders est aussi polarisant queTrump, et il ruinera
notreéconomie. Il se moque de notrearmée. Si j’étais
russe, cette fois, je choisirais Sanders. »
En cas de duel entrelepromoteur new-yorkais et
le sénateur duVermont en novembreprochain, la préfé-
rence de Moscou est incertaine. Mais on sait déjà
que pour les médias américains, qui haïssent autant
l’un que l’autre, cet affrontement serait un chemin
de croix.
SERGEHALIMI.

(1) Lire Thomas Frank,«Tir groupé contre Bernie Sanders », et Pierre
Rimbert,«“Le bras de la classe dirigeante” »,Le Monde diplomatique,
respectivement décembre et mai 2016.
(2) Meeting dans le New Hampshire, 13 août 2019.
(3) Entretien sur CNN, 14 février 2020.
(4) MSNBC,7février 2020.

Vers la bérézina des médias?

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