Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

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profiter de l’élection de M. Bolsonaro,
pour«déchaîner sur son pays la puis-
sance de l’idéologielibre-échangisteà
laquelle il s’estforméàl’universitéde
Chicago dans les années 1970».Com-
mentant l’œuvre du général chilien
Augusto Pinochet sur le plan écono-
mique, il explique :«Çaaété une trans-
formationmagnifique.(...)Thatcher et
Reagan, eux, l’ont bien compris»(12).


Seule difficulté:leprésident des
États-Unis ne s’appelle plus Ronald Rea-
gan, mais DonaldTrump. Et la critique
du libre-échangeaété l’un de ses prin-
cipaux chevaux de bataille au cours de
la campagne qui l’a porté au pouvoir.
Quand il clame«L’Amérique d’abord »,
il ne parle pas du continent, mais des
États-Unis.Le2décembre 2019, un de
ses tweetsdouche les espoirsdeses
courtisans du Sud :«LeBrésil et l’Ar-
gentine procèdent depuis quelque temps
àdes dévaluations massives de leur
monnaie,cequi n’est pas bon pour nos
agriculteurs.En conséquence, j’ai
décidé derestaurer les tarifssur l’acier
et l’aluminium que les États-Unis impor-
tent de ces pays.Avec effet immédiat.»
Les conservateurslatino-américains
attendaient une bouée de sauvetage ;
M. Trump leur lance une enclume.


Quant aux marchés financiers, la sym-
pathie qu’ils éprouventapriori pour des
dirigeants libéraux s’évanouit dès que
leurs intérêts sont menacés. On aurait
ainsi pu attendre des investisseurs qu’ils
tentent de faciliter la vie de M. Macri en
irriguant l’économieargentinede capi-
taux quand celle-ci risquait de s’assécher,
àpartir de 2017. Mais,àlaBourse,
l’idéologie compte moins que le retour
sur investissement:lorsqu’un homme
d’affaires au pouvoir vous fait perdre de
l’argent, plus rien ne le distingue vrai-
ment d’un syndicaliste. Sans soutien de
Washington ou deWall Street, la boîte à
outils libérale se révèle soudain vide.


Entre 2014 et 2020, l’Amérique latine
enregistre son plus faible taux de crois-
sance moyen depuis1950 :0,5 %, contre
environ 2,5%aucours des années 1980,


UNIS DANS LA VIOLENCE


«quarante-trois»?

E


NTRE2006 et 2019, plus de 60000 personnes ont
été portées disparues et3600 fosses clandestines
ont été découvertes, principalement par des familles
àlar echerche de leurs proches. La tragédie touche
24 États du Mexique (sur 31) et une municipalité
sur 7(1). Le président Andrés Manuel López Obrador
aparlé de«crimes d’État».Iln’apporte cependant
pas de solution:depuis sa prise de fonctions, le
1 erdécembre2018, 873 nouvelles fosses ont été
découvertes, et plus de5000 nouvelles disparitions
ont été signalées (2), conséquence des deux décennies
de la«guerrecontreladrogue»menée par ses
prédécesseurs, quiaeupour effet derenforcer les
groupes criminels.
Ministredelasécurité publique de 2006à2012, l’archi-
tecte de la«guerrecontrelad rogue», M. GenaroGarcía
Luna,aété arrêté aux États-Unis en décembre
pour ses liens présumés avec le cartel de Sinaloa.
Quatreanciens gouverneurs–MM. Tomás Yarrington,
Eugenio Hernández, Roberto Borge et Javier Duarte –
font l’objet de mandats d’arrêt internationaux en raison
de leur complicité avec le crime organisé.
Pour Luis Astorga, chercheur en sciences sociales
àl’Université nationale autonome du Mexique, le
développement conjoint du paramilitarisme et de la
violence découle directement du projet de«guerre
contrelen arcotrafic», laquelle engendre«une violence
extrajudiciairecontreles paysans, contrecertains
groupes politiques et contretoute forme de protes-
tation sociale».
Pendant la«guerresale»des années 1960, la pratique
des disparitions forcées s’est généralisée:officiellement,
on dénombreàcette époque neuf cents victimes.
En 1976, le Mexique expérimentait la premièregrande
opération armée antidrogue parrainée par les États-

Unis en Amérique latine:l’opération«Condor», qui a
mobilisé plusieurs milliers de militaires dans les États
de Chihuahua, de Sinaloa et de Durango, et s’est soldée
par des centaines de morts et de disparus, principa-
lement des paysans.
Ce modèle, explique Astorga,resurgit sous les
mandats des présidentsVicente Fox (2000-2006),
Felipe Calderón (2006-2012) et Enrique Peña Nieto
(2012-2018). Le chercheur croit déceler dans le
programme du nouveau pouvoir le même schéma
opérationnel. M. López Obrador avait annoncé qu’il
mettrait finàcette stratégie désastreuse;une fois aux
commandes, ilacependant prolongé la présence
militairedans les rues du pays. Ilad’ailleurs choisi de
nommer au postedeprocureur généralM.Alejandro
Gertz Manero, ancien ministredelasécurité publique
de M. Fox. Réputé pour sa position de typemano dura
(«main ferme»), M. Gertz Maneroavait conduit l’opé-
ration«Condor».
Plus préoccupant encore:l’arméearéussiàimposer
àlatête de la défense nationale M. Luis Cresencio
Sandoval. Ce général était chargé de la sécurité de la
prison de Piedras Negras, dans l’État de Coahuila,
en 2011 et 2012. Durant cette période, le cartel des
Zetas opérait librement dans la prison. Ilyaurait exécuté
ou fait disparaîtreplus de cent cinquante personnes,
selon une enquête de la Commission nationale des
droits de l’homme (3).

B. F.

(1) Alejandra Guillén, MagoTorres et MarcelaTurati,«Elpaís de
las 2mil fosas», Quinto Elemento Lab, Mexico, 12 novembre 2018.
(2)El Universal,Mexico,7janvier 2020.
(3)Proceso,Mexico, 30 octobre 2018.

connues comme la «décennie per-
due»(13). Alors que la population conti-
nue àcroître, la richesse par habitant se
contracte de4%entre 2014 et 2019. La
pauvreté augmente, les inégalitésrepar-
tent àlahausse, et les classes moyennes
apparues au cours des années 2000 voient
leur niveau de vie dégringoler.

Mais il ne suffit pas que les indica-
teurs économiques s’assombrissent pour
que les populations perdent la mémoire.
«Celle des avancées sociales obtenues
sous les gouvernements progressisteset

de gauche, bien que souvent modérées,
pose un problème de taille aux droites
au pouvoir aujourd’hui»,observe l’his-
torien brésilienValter Pomar.D’où, sans
doute, le basculement des classes
moyennes, soudain menacées de perdre
leur statut.«Dans les années 1990, les
dirigeants conservateurs étaient parve-
nus àleur faireaccepter le néolibéra-
lisme–dont elles n’étaient pas les pre-
mières victimes–enleur expliquant
qu’il s’agissait d’une étape nécessaire
pour la démocratisation d’une région
qui sortait des dictatures»,poursuit

Pomar.Les urnes pour nous, le scalpel
pour les autres, en somme.«Mais la
situationachangé.Aujourd’hui, non
seulement le néolibéralisme plonge tout
le monde dans la pauvreté, mais il n’a
plus de contrepartieàoffrir.»Le scalpel
s’est transformé en hachoir, les urnes
en matraques.

Faut-ilenconclure que la crise actuelle
profitera aux partis de gauche?Rien
n’est moins sûr:dans les rues, les mani-
festants entonnent davantage des slogans
«dégagistes»queL’Internationale.

L’Amérique latine se trouverait donc
dans une situation d’échec et mat. À
droite, les héritiers d’un néolibéralisme
obsolète, inefficace sur le plan écono-
mique et dépourvu de légitimité. À
gauche,des formations parfoisdiscrédi-
tées par les scandales de corruption,
souvent épuisées par l’exercicedupou-
voir et généralement accusées d’avoir
fait naître autant de frustrations que d’es-
poirs en tentant de changer le monde sans
vraiment oser le bousculer.

Des partis de gauche aiguillonnés par
la rue?Lasituation pourrait sembler por-
teuse d’espoir.Commentant les déboires
de régimes qui lui sontpourtant hostiles,
le premier secrétaire du Parti communiste
cubain Raúl Castroaobservé :«La
régionressembleàune plaineasséchée.
La moindreétincellepourrait provoquer
un incendie susceptible de menacernos
intérêts nationauxàtous(14).»

En Bolivie, ainsi qu’à travers certaines
franges du gouvernement de M. Bolso-
naro, une droite restée discrète jusqu’à
maintenant vient d’émerger.Ultrareli-
gieuse, réactionnaire, anti-intellectuelle,
elle adosse sa vision du monde au respect
des Saintes Écritures. Balayée, la néces-
sité de convaincre la population des ver-
tus du marché:ils’agit désormais de
chasser les hérétiques. Le recoursàla
force n’est plus un aveu de faiblesse,
mais une méthode pour restaurer l’ordre,
nettoyer les écuries d’Augias. Des cou-
rants porteurs du même genre d’idées
effectuent des percées un peu partout
dans la région. Le système moribond qui
produit les inégalitésetlacorruption
finira-t-il par se tourner vers de tels fana-
tiques pour assurer sa survie?

Astrid

(12) Michael Stott et Andres Schipani,«Brazil
finance minister sticks doggedly to reform path»,
art. cit.
(13) Commission économique pour l’Amérique
latine et les Caraïbes, Santiago, 12 décembre 2019.
(14) Cité par le ministre des affaires étrangères de
Cuba dans«Nuestra América ante la arremetida del
imperialismoydelas oligarquías», Minrex, La
Havane,3décembre 2019.

LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


DES MARCHÉS FINANCIERS


dans l’impasse

JOSÉDAMASCENO.–«Soliloquio», 1995

©JOSÉ

DAMASCENO

-COURTESY THOMA

SDANE GALLER

Y, LONDRES

Historiquement liéesaux idéaux de la
révolution mexicaine,les écoles normales
ont été le terreau d’organisations de
gauche, et ont souvent été la cible de vio-
lences et de harcèlement de la part des
forces de l’ordre, ce qui laisse présumer
un motif idéologique aux assassinats
d’Ayotzinapa.L’école figurait d’ailleurs
sur une liste confidentielle des organisa-
tions présentantune menace pour la sécu-
rité nationale remise au président par ses
conseillers (6). Mais une autre hypothèse
s’est peuàpeu fait jour au cours de l’en-
quête:lapossibilité que les étudiants
aient réquisitionnépar erreur un autobus
chargé de drogue, le Costa Line 2513.
Cett episte alongtempsétééludéepar
l’enquête officielle, bien qu’Iguala soit
devenu un point de transbordement
important pour l’héroïne destinée aux
États-Unis.


ÀLA FINde son mandat, le GIEI a
recommandé d’étendre le rayon d’inves-
tigation de plusieurs kilomètres au sud,
vers Mezcala, etàl’est, vers Huitzuco.
ÀMezcala se trouvent des minesd’or
dont la concessionaappartenuàGold-
corp, avant d’être vendue en 2017àLea-
gold, une autre multinationale cana-
dienne. Ces activitésminières abritent les
exactions du crime organisé–extorsion,
enlèvements, assassinats et disparitions
forcées –, dénoncées par les habitants des
environs et par les travailleurs des mines,
mais ignorées des autorités et des diri-
geants de l’entreprise (7). Une vidéo


montrant l’interrogatoired’un détenu sou-
mis àlatorture, quiafiltré en juin 2019,
atteste que la PGR et la Seido, une sub-
division du ministère publicspécialisée
dans les enquêtes sur le crime organisé,
savaient depuisoctobre 2014 que les étu-
diants avaient pu êtreconduitsàMezcala
et remisàungroupe des GuerrerosUni-
dos qui se fait appeler«Los Peques»et
qui opère dans ce village minier.

Malgré les efforts des enquêteurs indé-
pendants et des familles, pas un seul fonc-
tionnaire fédéral n’a été inquiété, et les
quarante-trois d’Ayotzinapa n’ont
toujours pas été retrouvés.Unespoir est
cependant apparu en juin 2018, lorsqu’un
tribunal fédéral mexicainaordonné la
réouverture du dossier et exigé la création
d’une commission d’enquête indépen-
dante de la PGR. Cette«commission
pour la vérité et la justice»avulejour
en janvier 2019, après l’investiture du
président Andrés Manuel López Obrador.
Le GIEIaété rappelé pourrelancerses
travaux.L’issue de l’enquête et les pour-
suites engagées ou non contre les coupa-
bles seront déterminantes pour juger de
la volonté et de la capacité de changement
du nouveau gouvernement.

BENJAMINFERNANDEZ.

(6) Anabel Hernández,La Verdadera Noche de
Iguala:Lahistoria que el gobierno trató de ocultar,
Grijalbo, Mexico, 2016.
(7)Cf.«Mexique. Dans la ceinture d’or,les mineurs
sont livrés aux cartels»,L’Humanité,Saint-Denis,
21 avril 2015.

Lutte contreladrogue,


une promesse trahie

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