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JEUDI 9 AVRIL 2020 coronavirus| 15
Europe : pas d’accord sur la riposte économique
Les vingtsept ministres des finances de l’Union européenne se retrouvent jeudi pour poursuivre leurs discussions
bruxelles bureau européen
I
l y a des scénographies im
muables. Même au temps
du coronavirus et des visio
conférences, quand l’heure
est grave et qu’ils peinent à trou
ver un terrain d’entente, les Euro
péens peuvent passer une nuit
entière à discuter, entrecoupée de
plusieurs suspensions de séance
et d’autant de négociations en
coulisse. Les ministres des finan
ces européens, qui se sont retrou
vés virtuellement mardi 7 avril
un peu après 16 heures pour par
ler de la réponse économique
commune à apporter à la crise
sans précédent déclenchée par la
pandémie, l’ont expérimenté.
Après le conseil des chefs d’Etat
et de gouvernement du 26 mars,
qui avait vu les Vingtsept expo
ser leurs divisions au grand jour,
cette rencontre constituait un
test important de leur capacité à
faire preuve de solidarité. Et à dé
passer les fractures entre le Nord
et le Sud qui étaient apparues lors
de la crise de la zone euro à partir
de 2010 et dont le dernier conseil
européen a montré qu’elles
n’étaient toujours pas réduites.
Les vingtsept ministres des fi
nances ne se sont pas ménagés,
mais cela n’a pas suffi. Les discus
sions entre Paris et Berlin, qui
s’étaient entendues en amont de
la rencontre, n’ont pas permis
d’aboutir alors que les PaysBas
et l’Italie, à ce jour le pays euro
péen le plus touché par le virus,
sont restés sur des positions in
conciliables. « Les PaysBas por
tent la responsabilité du blo
cage », commente un diplomate.
Mercredi 8 avril, à 8 heures du
matin, après une longue nuit de
tractations, les argentiers euro
péens se sont séparés sur un
constat de désaccord. Ils ont
prévu de se revoir jeudi pour
poursuivre les discussions.
« Après 16 heures de discussions,
nous nous sommes rapprochés
d’un accord, mais nous n’y som
mes pas encore. J’ai suspendu
l’Eurogroupe », qui continuera
« demain, jeudi », a tweeté Mario
Centeno, le président de l’Euro
groupe. Sur le réseau social,
Bruno Le Maire a pour sa part ap
pelé mercredi « avec @OlafS
cholz, tous les Etats européens à
être à la hauteur des enjeux excep
tionnels pour parvenir à un accord
ambitieux ». Son homologue alle
mand a renchéri avec un message
symétrique, « avec @BrunoLe
Maire ». Des contacts devraient
avoir lieu entre la chancelière alle
mande Angela Merkel, le prési
dent français Emmanuel Macron
et le chef du gouvernement néer
landais Mark Rutte pour tenter de
trouver une issue.
Les discussions ont été particu
lièrement vives au sujet de l’acti
vation du Mécanisme européen
de stabilité (MES), mis en place au
cœur de la crise de la zone euro en
- La manière dont ce fonds de
sauvetage, aujourd’hui doté
d’une force de frappe de 410 mil
liards d’euros, pourrait être utilisé
dans la situation actuelle a vu
l’Italie et les PaysBas s’écharper
tout au long de la nuit.
Positions figées
En jeu, les conditions qui doivent
–ou pas, selon le point de vue – ac
compagner la mise à disposition
des lignes de crédit du MES, dans
une enveloppe limitée à 2 % du
produit intérieur brut (PIB) du
pays qui en serait bénéficiaire. «
Nous comptons nos morts par cen
taines et par milliers, et les minis
tres des finances jouent sur les
mots et les adjectifs. C’est une
honte pour les ministres des finan
ces », avait lancé Bruno Le Maire à
ses collègues, vers 5 heures du
matin. « Nous serons jugés sévère
ment par les marchés, par nos po
pulations et par les autres pays
parce que nous sommes incapa
bles de dépasser nos divergences ».
Pour Rome, qui juge que les som
mes en jeu restent modestes au
regard des ravages économiques,
il n’est pas question de se lier les
mains, de quelque manière que ce
soit. Et de s’engager, quand les
temps seront meilleurs, à mettre
en œuvre des réformes à même
de faire reculer le niveau d’une
dette publique, qui était déjà su
périeure à 130 % du PIB avant l’ap
parition du virus et qui devrait
encore s’alourdir dans les pro
chains mois.
Le gouvernement de Giuseppe
Conte ne peut rien accepter qui
s’apparente de près ou de loin à
une mise sous tutelle et serait
susceptible de rappeler le traite
ment que ses créanciers euro
péens ont infligé à la Grèce pour
lui éviter la faillite il y a quelques
années. Impensable dans un pays
où l’Europe a déçu, à ce mo
mentlà puis lors de la crise des
migrants en 2015, et où les popu
lismes restent forts.
La Haye, pour sa part – soutenu
par Vienne, Stockholm et Copen
hague – voit les choses autre
ment, dès lors que le MES, pour
prêter à l’Italie à des conditions
avantageuses (à des taux infé
rieurs à ce que l’Italie obtiendrait
si elle allait seule sur les marchés),
s’endette sur les marchés au nom
de la zone euro. Si cet argent doit
servir à relancer l’économie, et
pas seulement à financer le sys
tème de santé dégradé par la pan
démie, alors sa mise à disposition
doit être conditionnée à la mise
en œuvre, dans un second temps,
de réformes, a martelé Wopke
Hoekstra, le ministre des finances
néerlandais dont les positions
restent figées, même s’il a récem
ment regretté avoir pu manquer
d’empathie à l’égard des pays du
Sud. « Il s’agirait de réformes dont
on sait qu’elles sont bonnes pour la
croissance, des réformes comme
ce qu’a fait Macron en France », dé
veloppe un proche des PaysBas.
En l’occurrence, la France, sur ce
sujet, soutient l’Italie. Tout
comme l’Allemagne, qui n’était
pourtant pas sur cette ligne il y a
encore quinze jours. Mais Paris et
Berlin s’étaient mis d’accord, en
amont de la rencontre des minis
tres des finances mardi soir. En
contrepartie du soutien d’Angela
Merkel sur la question du MES,
Emmanuel Macron a accepté de
laisser ouverte la question de la
mutualisation de la dette, autre
sujet majeur de division entre le
Nord et le Sud de l’Europe. En sa
chant que Giuseppe Conte ré
clame à cor et à cri des « corona
bonds » pour financer les ravages
de la pandémie.
« Fonds de relance »
Dans la nuit de mardi, raconte un
proche des négociations, les mi
nistres des finances se sont « en
tendus pour travailler » à la mise
en place d’un « fonds de relance »,
qui rappelle le fonds de solidarité
qu’a proposé le Français Bruno
Le Maire il y a quelques jours et
qui aurait pour mission de finan
cer, au sein de l’Union, les systè
mes de santé ou les filières in
dustrielles menacées par la crise,
comme l’aéronautique.
Mais il n’est pas question d’évo
quer le fait qu’il émettrait des
Ce qui a déjà été fait et ce qui reste à faire pour soutenir l’économie
Audelà des nombreux plans de relance qui ont été mis en place, la véritable clé de voûte demeure la Banque centrale européenne
londres correspondance
E
n à peine un mois, la vi
tesse et l’importance des
plans de soutien à l’écono
mie pour faire face à la pandémie
de Covid19 donnent le tournis :
1 800 milliards de dollars (environ
1 650 milliards d’euros) aux Etats
Unis ; 1 000 milliards de dollars au
Japon. Quant à la Banque centrale
européenne (BCE), elle va injecter
1 000 milliards d’euros. Ces chif
fres dissimulent une réalité com
plexe, dont le coût exact ne sera
pas connu avant des années.
Afin d’y voir clair, il faut com
prendre que l’intervention des
autorités se passe à trois niveaux.
Il y a d’abord les aides directes,
versées par les gouvernements,
qui servent par exemple à payer le
recours massif au chômage par
tiel. Il s’agit ici d’argent « réel », in
jecté à relativement court terme
dans l’économie.
Il y a ensuite les fonds de garan
tie : l’Etat se porte garant de prêts
accordés par les banques aux en
treprises, qui ont besoin de liqui
dités pour répondre à la crise. Les
sommes en jeu sont impression
nantes. L’Italie, par exemple, an
noncé, lundi, des garanties s’éle
vant à 400 milliards d’euros. Les
différents fonds allemands s’élè
vent, eux, à 700 milliards d’euros.
L’espoir est cependant que les
entreprises puissent à terme rem
bourser leurs emprunts et que
l’Etat ne débourse qu’une petite
part de cet argent. Rome n’a ainsi
provisionné que 30 milliards
d’euros pour adosser sa garantie.
Impossible cependant de savoir
avec certitude le coût final de ces
fonds. Tout dépendra du rythme
de la reprise et de la solidité des en
treprises. De nombreux moratoi
res sur les prêts immobiliers fonc
tionnent selon le même modèle.
« Ce n’est pas assez »
Dans le monde, les gouverne
ments additionnent souvent ces
deux séries de mesures, ce qui ex
plique les chiffres sidérants an
noncés. En pratique, les plans de
relance concernent des sommes
plus limitées. En Europe, le plus gé
néreux, et de loin, est celui de l’Al
lemagne, qui va injecter environ
150 milliards d’euros, soit 4,5 % de
son produit intérieur brut (PIB).
Il s’agit essentiellement de payer
le chômage partiel et de verser des
aides sociales. La France a an
noncé 45 milliards d’euros (1,9 %
du PIB), l’Italie 25 milliards (1,4 %),
l’Espagne 18 milliards (1,8 %)... A
cela s’ajoutent 37 milliards d’euros
de la Commission européenne,
soit 0,2 % du PIB européen, en at
tendant des annonces supplé
mentaires après la réunion de
l’Eurogroupe, qui se tenait mardi
7 avril. Ces montants font cepen
dant pale figure par rapport aux
mesures directes annoncées au Ja
pon, qui atteignent 330 milliards
d’euros, soit 7 % du PIB.
Rien de tout cela ne serait toute
fois suffisant sans le troisième ni
veau d’intervention : l’action des
banques centrales. Cellesci achè
tent en masse les obligations émi
ses par les Etats pour financer les
mesures d’urgence. En zone euro,
la BCE a apaisé les marchés en an
nonçant qu’elle injecterait pour
1 050 milliards d’euros d’ici à fin
- Aux EtatsUnis, la Réserve
fédérale (Fed) a choisi de ne pas
fixer de limite à son programme
de rachat de titres. Au Japon, la si
tuation est de facto la même. Les
banques centrales épongent les
dettes de leurs gouvernements. Il
s’agit de ce que les économistes
appellent une « monétisation ».
Dans ce contexte, la BCE reste la
clé de voûte de l’économie sur le
Vieux Continent. Dans la nuit du
mardi 7 au mercredi 8 avril, les
ministres de l’économie de la
zone euro débattaient âprement
d’une éventuelle mutualisation
des dettes européennes. Une
émission de « coronabonds », la
création d’un fonds spécial ou
l’utilisation du Mécanisme euro
péen de stabilité étaient à l’étude.
« Mais, dans tous les cas, on parle
de 100 ou 200 milliards d’euros,
souligne Marchel Alexandro
vich, économiste à la banque Jef
feries. Ce n’est pas assez par rap
port aux besoins de financement
des pays européens. »
Le calcul est relativement simple.
Au prorata de son poids économi
que, l’Italie devrait pouvoir bénéfi
cier de 17 % de la somme déblo
quée, soit entre 17 et 34 milliards
d’euros. En comparaison, la BCE
peut, cette année, acheter des obli
gations italiennes à hauteur de
150 milliards d’euros... Quelle que
soit l’issue des discussions de
l’Eurogroupe, la BCE restera de loin
l’acteur principal de l’économie.
éric albert
Le ministre
français de
l’économie,
Bruno Le
Maire, en
discussion
téléphonique
avec Mario
Centeno, le
président de
l’Eurogroupe,
mardi 7 avril,
à Paris. THOMAS
SAMSON/AFP
Les pourparlers
ont été très
vifs au sujet
de l’activation
du Mécanisme
européen
de stabilité
obligations européennes, comme
le prévoyait Bercy – et donc un
instrument de dette commun
dont l’Allemagne a toujours jus
qu’ici refusé d’entendre parler,
tout comme les Pays Bas – et en
core moins que les pays qui en
profiteraient ne rembourseraient
pas en fonction des sommes re
çues mais de leur PIB. « Le sujet
reste ouvert, l’idée c’est d’en parler
plus tard. Et de renvoyer la discus
sion au niveau des chefs d’Etat et
de gouvernement », commente
une source.
Mercredi, les vingtsept minis
tres des finances se sont tout de
même mis d’accord pour soute
nir le projet de la Commission vi
sant à créer un instrument pour
garantir à hauteur de 100 mil
liards d’euros au maximum les
plans nationaux de chômage par
tiel, renforcés ou créés en raison
de l’épidémie. A condition que ce
mécanisme soit temporaire. Ils se
sont également entendus pour
que la Banque européenne d’in
vestissement, via un fonds de ga
rantie paneuropéen, doté de 25
milliards d’euros, puisse mobili
ser et prêter jusqu’à 200 milliards
d’euros aux entreprises.
virginie malingre