18 |management JEUDI 9 AVRIL 2020
0123
CARNET DE BUREAU
CHRONIQUE PAR ANNE RODIER
MALAISE DANS L’ÉCONOMIE SOCIALE
H
umiliations et mises
à l’écart inadmissi
bles, rythme de tra
vail éreintant, impos
sibilité d’exprimer son point de
vue. Lorsqu’elle commence à tra
vailler pour la mutuelle paritaire
Chorum, en 2007, où elle est res
ponsable d’une newsletter bi
mensuelle, PascaleDominique
Russo est troublée par la souf
france au travail récurrente au
sein de certaines équipes.
Le fossé flagrant entre le ressenti
à l’intérieur et le message affiché
provoque une vive souffrance.
« J’étais surprise de découvrir à quel
point il y avait une antinomie entre
les discours énoncés et la réalité du
traitement des ressources humai
nes », raconte la journaliste, qui a
écrit pendant plus de vingt ans sur
l’économie sociale et solidaire
(ESS). Après avoir quitté la mu
tuelle pour prendre sa retraite, elle
décide de lancer l’alerte.
Son ouvrage Souffrance en mi
lieu engagé est une enquête sur
les conditions de travail dans les
associations et mutuelles. Les té
moignages de syndicalistes d’as
sociations et de mutuelles, d’an
ciens élus mutualistes, ainsi que
plusieurs collaborateurs de mu
tuelles et d’associations inter
viewés dans le cadre de l’ouvrage
pointent des situations de travail
particulièrement douloureuses.
Ils lui confient « leur déception,
leur malaise et leur révolte en
découvrant l’âpreté des nouvelles
règles de travail dans un univers
jusquelà relativement épargné,
comme les mutuelles. » La période
est complexe. Ballottées au gré du
marché, les mutuelles doivent se
regrouper pour ne pas disparaître.
« Côté associatif, la commande pu
blique s’impose peu à peu comme
le mode de financement majeur à
travers les procédures d’appels d’of
fres, faisant des associations des
soustraitants et non plus des par
tenaires. » Ces nouvelles pratiques
favorisent les plus grandes organi
sations associatives qui disposent
d’équipes pour répondre aux
offres des marchés publics.
Un engagement « sincère »
Le livre met en lumière les limites
des promesses contenues dans les
principes de l’ESS : « Comment in
tervenir sur des marchés tels que la
santé ou l’assurance, comment vou
loir en devenir un leader sans tom
ber dans une logique concurren
tielle synonyme de nouvelle organi
sation du travail? Comment avoir
pour ambition première la crois
sance à tous crins, répondre sans
état d’âme aux offres des marchés
publics et privés sans se plier aux
mêmes règles que les entreprises à
but lucratif ni jouer sur l’emploi
comme variable d’ajustement? »
Parmi les témoignages, on
trouve des salariés de Chorum, de
la Macif, mais aussi de grandes as
sociations telles qu’Emmaüs Soli
darité. « Vous en apprendrez aussi
plus sur le Groupe SOS qui, dans
certains services, a su tirer parti de
son prestige pour demander beau
coup de ses collaborateurs, ou bien
encore sur France terre d’asile, en
gagée auprès des populations mi
grantes, où les relations sociales
internes sont parfois rudes. »
Mais la liste des organisations
mutualistes ou associatives qui
connaissent des situations sem
blables est bien plus longue :
« L’origine du malaise que je cher
che à mettre au jour ici est pro
fonde et systémique. » L’auteure ne
souhaite pas que ces organisa
tions engagées disparaissent.
Les salariés de cette ESS à but
non lucratif ont un engagement
« sincère et singulier qui mérite
mieux que l’unique course aux
résultats. En associant davantage
les collaborateurs à la gouver
nance et en fluidifiant l’informa
tion entre le monde salarial et celui
des élus, le secteur pourrait partici
per à un renouveau de la démocra
tie en entreprise ».
margherita nasi
SOUFFRANCE EN MILIEU ENGAGÉ
de Pascale-Dominique Russo, Editions
du Faubourg, 180 pages, 18 euros
Pendant l’épidémie de Covid19,
le dialogue social continue
Certains dossiers sont reportés, mais les CSE s’organisent par visioconférence
E
n ces temps de crise sani
taire, un sujet fait l’una
nimité : la nécessité de
poursuivre le dialogue
social. Edouard Philippe a an
noncé, le 18 mars, qu’il organisait
à échéance très régulière des ren
contres en visio ou en audiocon
férence avec les organisations
syndicales et patronales. Ces
dernières (CFDT, CGT, FO, CFE
CGC, CFTC et Medef, CPME, U2P)
ont affirmé, deux jours plus tard
dans un communiqué commun,
le rôle essentiel du dialogue social
et de la négociation collective
dans ce contexte. « Les négocia
tions sociales sont le liant naturel
pour mettre en œuvre l’injonction
paradoxale qui nous est faite : res
ter chez soi, mais sans que l’activité
économique s’arrête », analyse Da
vid Fonteneau, avocat associé au
cabinet Ellipse Avocats, spécialisé
en droit du travail.
« Le dialogue social continue
plus que jamais », constate Maud
Stéphan, déléguée générale de
Réalités du dialogue social (RDS),
association qui réunit élus syndi
caux et directeurs des relations
sociales. Philippe Portier, secré
taire national de la CFDT, souli
gne « le besoin d’un fonctionne
ment en bonne intelligence. Le
dialogue social s’adapte pour trai
ter des questions essentielles que
sont les conditions de travail des
salariés, tout en assurant une acti
vité économique réduite ».
Concrètement, en cette période
particulière, le comité social et
économique (CSE) doit être con
sulté sur le recours à l’activité
partielle, mais aussi sur les déro
gations au droit du travail pour
les entreprises « particulièrement
nécessaires à la sécurité de la
nation ou à la continuité de la vie
économique et sociale ».
« Une période de réaction »
En l’absence d’accord entre l’em
ployeur et les membres du CSE, le
recours à la visioconférence est
limité à trois par an. Mais, urgence
sanitaire oblige, le recours à ce
mode de consultation est encou
ragé. Le confinement introduit de
nouveaux besoins de négocier.
Un accord d’entreprise ou de
branche est, par exemple, néces
saire pour qu’un employeur
puisse imposer la prise de jours de
congés payés à un salarié pendant
le confinement. « S’il est fonda
mental de maintenir le dialogue
social avec le CSE et les syndicats,
renvoyer à la négociation pure et
dure me paraît compliqué, car cela
demande du temps, or, nous som
mes dans une période de réaction
aux événements », estime Julia
Auriault, avocate associée au cabi
net Ellipse Avocats.
Sur le terrain, entreprises et par
tenaires sociaux s’organisent
pour que le dialogue se poursuive
à distance. Une première pour la
plupart des entreprises. « Tout le
monde joue parfaitement le jeu »,
constate Jérôme Fréri, directeur
des affaires sociales de Bouygues
Telecom. Le dialogue social se
poursuit quasi comme avant. Tou
tes les réunions sont maintenues. »
Même son de cloche chez Tha
les. « Rien n’a changé, affirme
Pierre Groisy, le DRH France, si ce
n’est une intensification du dialo
gue social. » Le groupe d’électroni
que et de défense a ainsi négocié
un accord groupe portant sur les
mesures sanitaires renforcées,
l’organisation du travail, l’activité
partielle... par audioconférence,
en un temps record. « Nous avons
bouclé l’accord en un jour et demi.
En temps normal, cela aurait né
cessité trois semaines », souligne
Pierre Groisy. L’accord a été signé
électroniquement le 26 mars à
l’unanimité des quatre organisa
tions syndicales représentatives
(CFECGC, CFDT, CGT, CFTC).
Le groupe Bouygues a, lui aussi,
négocié à distance un accord sur
les mesures de la loi d’urgence
(congés payés, RTT, chômage par
tiel), signé électroniquement le
27 mars par FO, la CFTC et la CGT.
Chez Gras Savoye Willis Towers
Watson, le dialogue social conti
nue par Skype « en posant des rè
gles de prise de parole pour que la
vingtaine de personnes puissent
s’exprimer, explique Céline Jean
soulé, responsable des affaires so
ciales du groupe de conseil, de
courtage et de gestion des risques.
Nous avons fait le choix de mainte
nir les réunions du calendrier so
cial. Les négociations en cours sur
le renouvellement du comité de
groupe vont ainsi se poursuivre.
Nous avons aussi en cours de fina
lisation un accord sur la prime ex
ceptionnelle Macron et l’intéresse
ment. Mais nous ne prendrons pas
de nouveaux sujets ».
Chez Bouygues Telecom, les né
gociations sur l’accord d’intéres
sement ont été repoussées jus
qu’au 30 juin, car « le sujet impli
que d’avoir de la visibilité »,
explique Jérôme Fréri. « Cette crise
nous oblige à l’expérimentation
car les relations sociales n’en sont
qu’aux balbutiements de la digita
lisation », explique Maud Stéphan,
dont l’association vient de publier
une étude intitulée « Comment
mettre le numérique au service
du dialogue social dans les entre
prises et la fonction publique? »
« Nous sommes encore loin d’uti
liser toutes les fonctionnalités of
fertes par le numérique », note la
déléguée générale de RDS, con
vaincue que « cette crise transfor
mera dans la durée les modes d’in
teraction entre les directions, les
élus syndicaux et les salariés ».
Mais les rencontres physiques ne
sont pas près de disparaître. « A
distance, il manque quelque chose,
la communication ne passe pas
que par la voix », note Jérôme Fréri.
« Quand la crise sera terminée,
nous retrouverons nos fonctionne
ments classiques. Rien ne remplace
le visu », estime ainsi Pierre Groisy.
Benoît Serre, viceprésident de
l’Association nationale des direc
teurs des ressources humaines,
invite à anticiper le bout du tun
nel : « Il est fondamental de ne pas
rompre le lien entre l’entreprise et
les partenaires sociaux pour être
en mesure de préparer l’aprèspan
démie. » Céline Jeansoulé en est
persuadée, « un vrai partenariat
social durant la crise va faciliter la
reprise ». Encore fallaitil avoir un
dialogue social de qualité avant.
Pour Jérôme Fréri, « si les entrepri
ses en découvrent l’intérêt à cette
occasion, c’est un peu tard! »
myriam dubertrand
LES CHIFFRES
1 300
accords et avenants de branche
ont été signés et 64 000 accords
d’entreprise validés, selon le
bilan de la négociation collective
2018, présenté par la direction
générale du travail en juin 2019.
51 %
des représentants des salariés
estiment la qualité du dialogue
social insatisfaisante et 14 % de
bonne qualité, selon une enquête
Syndex-IFOP de janvier 2020.
AVIS D’EXPERT | GOUVERNANCE
Coronavirus : qu’attendre des actionnaires?
A
lors qu’une grande récession s’annonce,
le gel des dividendes pour l’exercice
2019 ouvre un débat : hérésie anticapi
taliste pour les uns, il paraît juste, pour les autres,
de demander un effort aux actionnaires quand
les entreprises manquent de liquidités et récla
ment le soutien des Etats. Audelà des positions
idéologiques, un tel choix financier pourrait
symboliser un changement de paradigme : l’éva
luation de la responsabilité sociale des entrepri
ses va devenir le grand thème de leur gouver
nance dans les prochaines années.
Car la crise révèle, une fois de plus, la dé
faillance du mécanisme qui, depuis les années
1970, a concédé aux acteurs financiers les
moyens d’orienter l’activité économique. Leur
pouvoir tient à la masse d’épargne qu’ils gèrent
et qu’ils allouent aux investissements de leurs
choix en acquérant des parts de capital.
Le pouvoir des actionnaires peut être légitime
dans la mesure où ils conservent leurs titres sans
limite de temps a priori. Ils accompagnent ainsi
le projet d’une entreprise, quitte à prendre le
risque de ne pas être rémunérés en période de
difficultés. Or les marchés ne sont pas composés
d’actionnaires mais d’investisseurs.
Déconnexion
La différence est décisive : un investisseur a pour
mission de valoriser l’épargne qui lui est confiée.
La manière la plus profitable de le faire est de pa
rier sur des titres en fonction des paris des autres
investisseurs. Il projette donc a priori de se dé
faire à meilleur prix, et parfois très rapidement,
des parts de capital achetées ; telle est la diffé
rence radicale avec la fonction d’actionnaire telle
qu’elle s’exerce dans des entreprises au capital
patient, qu’il soit familial, public ou salarié.
La déconnexion entre l’aventure entrepreneu
riale et son financement a produit une sphère qui
obéit à sa propre logique de valorisation des ac
tifs. Ainsi quand, en février, les cas de Covid19 se
multipliaient dans le monde, les Bourses se félici
taient de records dépassant ceux de 2007. Puis,
en mars, dégringolade : elles perdaient 40 % de
leur valeur. Depuis, elles spéculent sur les effets
macroéconomiques des politiques publiques...
Manifestement, l’absence de responsabilité de
chaque investisseur quant à la vie réelle des en
treprises débouche sur une irresponsabilité sys
témique. L’économie n’est pas régulée au mieux
par une mythique « main invisible » financière,
d’autant que, si elle est capricieuse, cette main
n’est pas innocente. Selon le mot de l’écono
miste Joan Robinson,
elle fait « toujours son
œuvre, mais agit par
strangulation » : dans les
entreprises, on pâtit de
puis des années des exi
gences absurdes de pro
fit et de leur pression sur
le travail et les investisse
ments. Pour reprendre
souffle, les entreprises
mettent en avant leurs
missions mais surtout leurs responsabilités en
tant que communautés de parties prenantes
inscrites dans un écosystème social et naturel.
Or, la raréfaction des ressources due à la crise
va créer un appel d’air. Dans une société fragili
sée, les entreprises performantes montreront
que leur responsabilité est de créer de la valeur
pour toutes les parties prenantes, y compris
pour la société. La démarche s’imposera aussi
aux acteurs de la finance : quelle est leur mission
et comment la remplissentils au service de
tous? C’est pourquoi le gel des dividendes pour
rait marquer un changement d’époque, en si
gnalant, non pas le sacrifice de l’actionnariat sur
l’autel de l’opinion, mais son retour en tant que
partie prenante responsable.
PierreYves Gomez est professeur à l’EM Lyon.
DANS LES
ENTREPRISES,
ON PÂTIT DEPUIS
DES ANNÉES
DES EXIGENCES
DE PROFIT
P
our faciliter la lutte contre le coronavirus, une or
donnance publiée jeudi 2 avril a élargi le rôle des
médecins du travail. Les 4 500 médecins qui tra
vaillent au sein des services de santé au travail inte
rentreprises (SSTI) sont chargés de 15 millions de salariés. La
baisse de l’activité économique en a libéré certains qui se
sont portés volontaires pour venir en aide aux hôpitaux.
Dans la Sarthe, par exemple, 25 infirmiers et 17 médecins
ont rejoint le dispositif CovAmbu 72, en soutien du SAMU fin
mars. La direction générale du travail (DGT) les a quasiment
exclus du recours au dispositif de chômage partiel. « La de
mande d’activité partielle pour des catégories de personnel des
SSTI doit rester exceptionnelle et ne pourra être acceptée que
dans des cas extrêmement limités », indique l’instruction du
2 avril. Ils remplissent une mission d’intérêt général et doi
vent en assurer la continuité, explique la DGT.
Depuis le confinement, les médecins du travail se sont réor
ganisés par hotline ou par téléphone pour
répondre aux questions des salariés et des
entreprises sur le port des masques, le
maintien à distance... Mais aussi pour ren
forcer la prévention des salariés toujours en
poste et enfin pour préparer le retour dans
de bonnes conditions dans les entreprises
qui s’apprêtent à relancer leur activité. La
nouvelle ordonnance facilite la mission des
médecins du travail en leur accordant, tem
porairement, de nouveaux droits. Ils peu
vent désormais prescrire un arrêt de travail,
le prolonger en cas d’infection ou de suspicion d’infection
d’un salarié et procéder à des tests de dépistage.
« L’ordonnance précise, sécurise nos pratiques dans cette pé
riode de crise et élargit notre rôle », explique Martial Brun, le
directeur général de Présanse, l’organisme de représentation
des services de santé au travail interentreprises. Depuis le dé
but du confinement, il y avait une dérogation de fait des visi
tes obligatoires des travailleurs. L’ordonnance légalise le re
port de certaines visites de suivi de santé et autres interven
tions « sans lien avec l’épidémie », comme les procédures
d’inaptitudes par exemple. Sur le terrain, un entretien télé
phonique préalable avait déjà remplacé la visite physique,
sauf quand celleci était indispensable.
La possibilité de prescrire un arrêt de travail devrait permet
tre « de limiter la propagation, et d’appliquer la règle générale
qui veut qu’un médecin détectant un cas de Covid19 ne doit
pas le renvoyer vers un autre médecin, explique M. Brun.
Concernant le personnel soignant salarié, en cas de soupçon
d’infection, il devait d’abord s’adresser au médecin du travail
qui n’avait jusqu’alors pas le droit de le mettre en arrêt. L’ordon
nance permet dans cette situation de gagner un temps pré
cieux ». En revanche, pour le dépistage, les services auront be
soin de moyens de protection (masques, gel, etc.) et de savoir
quelle est la cible de ces tests : les salariés ou tout le monde.
LA NOUVELLE
ORDONNANCE
LEUR ACCORDE,
TEMPORAIREMENT,
DE NOUVEAUX
DROITS
« Nous avons
bouclé l’accord
en un jour et
demi. En temps
normal, cela
aurait nécessité
trois semaines »
PIERRE GROISY
DRH de Thales
Mobilisation des
médecins du travail