Le Monde - 09.04.2020

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CORONAVIRUS


JEUDI 9 AVRIL 2020

0123


« Dans le combat 


contre le Covid­19, 


la technologie peut aider »


Dans un entretien au « Monde », Olivier Véran, ministre


de la santé, et Cédric O, secrétaire d’Etat au numérique,


dévoilent leurs pistes pour le traçage numérique des malades


ENTRETIEN


L


es hôpitaux français ont en­
registré, mardi 7 avril, un
lourd bilan quotidien, avec
597 décès supplémentaires
en 24 heures, soit un total de
10 328 morts depuis le début
de l’épidémie, en incluant les victimes
recensées dans les Ehpad et les établisse­
ments médico­sociaux. Le nombre de
patients en réanimation continue
d’augmenter.
Dans un entretien au Monde, le minis­
tre des solidarités et de la santé, Olivier
Véran, et le secrétaire d’Etat chargé du
numérique, Cédric O, expliquent réflé­
chir au développement d’une application
pour smartphone destinée à « limiter la
diffusion du virus en identifiant des chaî­
nes de transmission ». « Nous en sommes à
une phase exploratoire, mais nous ne vou­
lons fermer aucune porte », assurent­ils.

Le premier ministre, Edouard
Philippe, s’est dit favorable à un
traçage numérique des Français
sur la base du volontariat pour lutter
contre le Covid­19. Quelle solution
avez­vous retenue?
Cédric O : Dans le combat contre le
Covid­19, la technologie peut aider. Nous
ne voulons fermer aucune porte, mais
nous sommes sans certitude de succès.
Rien ne sera décidé sans un large débat,
mais ce débat doit être éclairé en éva­
luant ce que la technologie permet. Le
gouvernement a décidé de lancer le pro­

jet « StopCovid » afin de développer une
application qui pourrait limiter la diffu­
sion du virus en identifiant des chaînes
de transmission. L’idée serait de prévenir
les personnes qui ont été en contact avec
un malade testé positif, afin qu’elles se
fassent tester elles­mêmes, et si besoin
qu’elles soient prises en charge très tôt,
ou bien qu’elles se confinent.
Le principe serait simple : l’application
est installée volontairement ; lorsque
deux personnes se croisent pendant une
certaine durée, et à une distance rappro­
chée, le téléphone portable de l’un enre­
gistre les références de l’autre dans son
historique. Si un cas positif se déclare,
ceux qui auront été en contact avec cette
personne sont prévenus de manière
automatique.
Olivier Véran : Depuis le premier jour
de la crise épidémique, nous avons dé­
cidé d’être dans l’anticipation, c’est­à­
dire de disposer au moment opportun
de tous les moyens possibles pour lutter
contre la diffusion du virus.
Certains sont technologiques. Des pays
en ont fait l’usage, et il faut être prêt à pou­
voir en faire bénéficier les Français, si les
scientifiques nous disent que cela peut
nous aider à lutter contre la propagation
de l’épidémie. Aucune décision n’est prise.

Que dirait cette application concrète­
ment? Donnerait­elle une instruction
à l’utilisateur, et si oui, laquelle?
C. O. : L’application vous informera
simplement que vous avez été dans les
jours précédents en contact avec quel­
qu’un identifié positif au SARS­CoV­2.

Ne craignez­vous pas un effet
anxiogène?
O. V. : Aux Contamines­Montjoie (Hau­
te­Savoie), quand il y a eu des patients
diagnostiqués, les équipes d’interven­
tion ont interrogé tout le monde. Cela
nous a fait gagner du temps, avant que
l’épidémie se répande sur le territoire.
Le « contact tracing » – c’est­à­dire la re­
cherche de toutes les informations sur
les rencontres faites par une personne
contaminée – a permis de remonter à des
patients sources, d’identifier des chaînes
de contamination et de freiner la diffu­
sion de l’épidémie. Cette approche n’a
pas évolué depuis le premier jour ; il y a
encore des territoires où on le pratique.

Quelle technologie serait utilisée?
C. O. : Nous travaillons sur le Bluetooth.
Cette technologie est au centre d’un pro­
jet européen mené à la fois par l’Allema­
gne, la France et la Suisse. L’Inria [Institut
national de recherche en informatique et
en automatique] pilote, sous la supervi­
sion du gouvernement, la task force
française composée de chercheurs et
développeurs du public et du privé.

Envisagez­vous une autre
technologie, par exemple le GPS?
C. O. : Seul le Bluetooth est envisagé.
L’application ne géolocalisera pas les
personnes. Elle retracera l’historique des
relations sociales qui ont eu lieu dans les
jours précédents, sans permettre aucune
consultation extérieure ni transmettre
aucune donnée. Ce n’est pas une applica­
tion qui trace vos déplacements, c’est

une application qui permet d’indiquer
aux personnes que vous avez croisées
pendant un temps long qu’elles ont,
éventuellement, rencontré un cas positif
au SARS­CoV­2.

A quelle échéance cette application
pourrait­elle être utilisée?
C. O. : La task force est au travail depuis
plusieurs jours pour développer un pro­
totype, mais je ne peux pas vous dire s’il
nous faudra trois ou six semaines pour le
développer. Nous ne sommes pas cer­
tains de réussir à franchir toutes les bar­
rières technologiques, car le Bluetooth
n’a pas été prévu pour mesurer des dis­
tances entre les personnes. Nous ne déci­
derons que plus tard de l’opportunité de
déployer ou non une telle application.

Cette application sera­t­elle concomi­
tante au déconfinement? Pourrait­elle
être obligatoire pour être déconfiné?
C. O. : Nous ne travaillons que sur
l’hypothèse d’une installation volontaire
de l’application. J’ajoute que le projet
« StopCovid » n’est qu’une brique – par
ailleurs incertaine – d’une stratégie glo­
bale de déconfinement et un outil numé­
rique parmi d’autres dans la lutte contre
l’épidémie. Nous voulons faire en sorte
que les Français puissent avoir à leur dis­
position, le moment venu, les outils né­
cessaires à leur protection. Viendra alors
le temps de la décision, après un débat
avec l’ensemble des parties prenantes.
Il faut se garder du fantasme d’une
application liberticide. Notre hypothèse
est celle d’un outil installé volontaire­
ment, et qui pourrait être désinstallé à
tout moment. Les données seraient ano­
nymes et effacées au bout d’une période
donnée. Personne n’aura accès à la liste
des personnes contaminées, et il sera im­
possible de savoir qui a contaminé qui. Le
code informatique sera public, « audita­
ble » par n’importe qui, et compatible
avec d’autres pays. Nous veillons à asso­
cier étroitement la CNIL [Commission na­
tionale de l’informatique et des libertés] :
la version finale de ce projet lui sera évi­
demment soumise.
Il faut se garder aussi d’un fantasme op­
posé, celui de l’application magique qui
permettrait de tout résoudre. Il y a une
incertitude technologique, et ce n’est
qu’une brique optionnelle dans une stra­
tégie globale de déconfinement.

« NOUS AVONS UNE 


STRATÉGIE QUI EST 


DANS L’INTÉRÊT 


GÉNÉRAL. LE RESTE, 


JE LAISSE ÇA 


AU DÉBAT POLITIQUE »
OLIVIER VÉRAN
ministre de la santé

Singapour mise sur le Bluetooth pour suivre l’épidémie


L’application identifie avec qui l’usager a passé plus de trente minutes à moins de deux mètres de distance


bangkok (thaïlande)­
envoyé spécial

L


ancée le 20 mars par le
gouvernement de Singa­
pour, l’application Trace­
Together développe le principe
du contact tracing (« suivi des
contacts »). En laissant l’appli­
cation ouverte et en ayant ac­
tivé le Bluetooth, le programme
stocke pendant vingt et un
jours les données des person­
nes avec lesquelles le porteur
du smartphone a été à « moins
de deux mètres, durant au
moins trente minutes ». Si plus
tard, l’une de ces personnes est
identifiée comme positive au
Covid­19, et que l’application a
repéré un risque de contamina­
tion, l’utilisateur du smart­
phone est contacté, pour éven­
tuellement passer un test. Si
c’est lui qui est déclaré comme
infecté, il peut autoriser le per­
sonnel du ministère de la santé
à accéder à l’application pour
identifier les individus qui ont
été enregistrés.
Conçue par l’agence pour la
technologie et le ministère de la
santé, TraceTogether met son
logiciel à la disposition gratuite

de tout pays ou développeur
souhaitant l’utiliser et le modi­
fier. Son site officiel le décrit
comme un « outil crucial » pour
retracer les chaînes de contami­
nation : « Essayez de vous rappe­
ler tous les gens que vous avez
rencontrés les deux dernières se­
maines. Pouvez­vous nommer
chacun de ceux avec qui vous
avez parlé? Sans doute pas. Et
même si vous le faites, vous
n’avez peut­être pas leur con­
tact », y lit­on. Il est précisé que
le ministère de la santé n’accé­
dera pas à vos données sans vo­
tre consentement : le numéro
de téléphone de l’utilisateur
n’apparaît pas dans le télé­
phone des personnes croisées


  • mais un identifiant, attribué
    de manière aléatoire.
    L’utilisation du Bluetooth per­
    met « d’éviter la géolocalisation
    avec les coordonnées GPS, qui
    fonctionne mal quand les gens
    sont à l’intérieur et à des étages
    différents d’un immeuble, par
    exemple », explique sur le site de
    l’agence de technologie de Sin­
    gapour, Jason Bay, le directeur
    des services gouvernementaux
    numériques au sein de l’agence.
    Par ailleurs, le GPS « poserait des


questions de vie privée et de sécu­
risation des données ».
L’usage de TraceTogether est
basé sur le volontariat à Singa­
pour, mais fortement encou­
ragé : l’application ne peut pro­
duire des résultats que si un
grand nombre y a recours. Un
million de personnes, sur les
5,6 millions que compte la cité­
Etat, l’avaient téléchargée à la
date du 1er avril. « Tout le monde
en parle. Quand j’ai dit à mes
amis singapouriens, lors d’un dî­
ner, que je ne l’avais pas téléchar­
gée, tout le monde m’a regardé
d’un drôle d’air. Je l’ai fait tout de
suite après », confie une Fran­
çaise expatriée à Singapour.
Même si, à ce stade, TraceTo­

gether n’a pu empêcher la mise
en place, mardi 7 avril, de nou­
velles mesures de quasi­confi­
nement conduisant à la ferme­
ture des commerces non essen­
tiels et à un rappel à l’ordre pour
rester chez soi, à la suite d’une re­
montée des contaminations. Le
7 avril, 106 nouveaux cas d’infec­
tions ont été déclarés, portant le
total à 1 481 cas, pour six morts.

Applications de pistage
Ailleurs en Asie, d’autres modè­
les fonctionnent. En Corée du
Sud, les éditeurs de logiciels pro­
posent des applications de pis­
tage. Corona Baeksin (« 100 mè­
tres », en coréen), de Handasoft,
alerte un utilisateur s’il se
trouve à moins de 100 mètres
d’un endroit préalablement vi­
sité par une personne contami­
née. Il signale aussi la nationa­
lité, le genre et l’âge des person­
nes testées positives et la date à
laquelle elles l’ont été. Le sys­
tème n’a pas recours au GPS des
téléphones, mais à la triangula­
tion par les opérateurs. Les
autorités coréennes ont aussi
facilité l’accès aux enquêteurs
des centres de prévention et de
contrôle des maladies, pour les

personnes testées positives, des
données qui nécessitaient
des autorisations préalables,
comme l’utilisation des cartes
de crédit et la vidéosurveillance.
En Chine, Alipay, filiale du
géant du commerce Alibaba, a
développé, avec plusieurs pro­
vinces et les services de police,
des programmes dits « code de
santé », qui attribuent un code
vert, jaune ou rouge à leur utili­
sateur, selon les voyages qu’il a
faits, les personnes qu’il a pu
croiser et le formulaire en ligne
de santé qu’il a rempli. Au
moins 200 villes l’utilisent. Un
code­barres jaune ou rouge li­
mite l’entrée de certaines villes
et de commerces – selon que
ceux­ci ont décidé de les exiger
pour les scanner. Cette donnée,
ainsi que la localisation de l’usa­
ger, est alors envoyée vers des
serveurs. Un code jaune peu in­
duire de se mettre sept jours an
autoquarantaine, et un code
rouge, quatorze jours. Mais des
utilisateurs se sont plaints
qu’ils n’avaient aucune infor­
mation sur les critères qui les
ont amenés à recevoir la cou­
leur jaune ou rouge.
brice pedroletti

L’USAGE DE 


TRACETOGETHER 


EST BASÉ SUR 


LE VOLONTARIAT 


À SINGAPOUR, 


MAIS FORTEMENT 


ENCOURAGÉ

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