Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

20 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mardi 7 Avril 2020


CULTURE/


Joindre la parole


aux gestes


Ancienne danseuse, Valérie Castan se consacre désormais


à l’audiodescription, qui permet aux déficients visuels de suivre en


direct les chorégraphies. Pour «Libération», elle évoque cet exercice


singulier qui allie lexique technique et poésie narrative.


O


n nous raconte qu’un soir, dans la
salle de la Grande Halle de la Villette
à Paris, un jeune homme de 18 ans,
aveugle, s’est installé au premier rang et a re-
gardé le spectacle de danse avec les paumes
de ses mains, les bras tendus en l’air, face au
plateau. Il devait ressembler à un chef d’or-
chestre, à un mage ou à un Jedi. Autour de lui,
sur les gradins, les yeux des «voyants»
s’étaient écarquillés devant cette scène qu’ils

jugeaient paranormale, ébahis de vérifier que
le corps humain possède bien une myriade
de capteurs mystérieux, et que sur Terre exis-
tent des gens capables de situer une présence
dans l’espace rien qu’en sentant le déplace-
ment des masses d’air ou en écoutant le
fouetté, le glissé, ou le velouté d’un pied frô-
lant le sol. «On appelle ça “l’écholocalisation”,
explique Valérie Castan au téléphone. J’ai as-
sisté à pas mal de scènes comme ça, magnifi-
ques, vraiment freaky.» Le soir de cette repré-
sentation, cette ancienne danseuse avait
proposé au jeune Jedi, comme aux autres dé-
ficients visuels qui le souhaitaient – lui n’avait

pas voulu –, de se faire décrire le spectacle en
live : eux seraient en salle avec un casque, elle
transcrirait ce qu’elle verrait, forte d’un lexi-
que et d’un phrasé singuliers qui s’offrent
comme un petit traité de poésie kinesthési-
que. L’écouter les yeux fermés, c’est pénétrer
au royaume de la sensorialité, là où les «cou-
des expirent» et les danseurs «s’envolument».

Silences habités
Audiodescripteur pour le cinéma, on connaît.
Pour le théâtre aussi : l’association Accès
­Culture pratique l’audiodescription avec une
centaine de théâtres aujourd’hui. Mais pour
la danse... plus incongru. Une sorte d’Everest
en la matière. Valérie Castan est en tout cas
une des seules à officier en France dans cette
«ultraniche» qu’elle a sculptée à sa mesure.
«Il y a aussi Séverine Skierski, qui a travaillé
avec le chorégraphe Boris Charmatz, mais elle
exerce plutôt en Suisse désormais.» Ça lui est
venu à 22 ans, en sortant du CNDC (la grande
école de danse d’Angers), lorsque Michel Reil-
hac – qui deviendra patron d’Arte Cinéma –
avait proposé à des danseurs un «parcours
dans le noir». «J’étais guidée par un aveugle,
dans une reconstitution de rue avec des sols en
gravier, qui terminait dans un bar, je devais
parler à des gens que je ne voyais pas et inverse-
ment. Ça a été un moment très fort.» L’idée ini-
tiale, alors, c’était de devenir «locomotrice»,
«la personne qui guide des aveugles, mais ça n’a
pas marché». Ce sont les études théoriques de
danse, auprès d’Isabelle Launay à l’université
Paris-VIII, ou la lecture de la Dimension cachée
de l’anthropologue américain Edward T. Hall,
qui lui donnèrent l’envie de résoudre des énig-
mes proxémiques, du type : «Est-ce que ces
corps s’avancent l’un vers l’autre ou est-ce qu’ils
se rapprochent ?» (vous avez trois heures).
A l’école d’audiodescription, l’Esit-Sorbonne
Nouvelle, sa professeure s’appelle Maryvonne
Simoneau, pionnière en France qui s’est for-
mée aux Etats-Unis à l’invitation d’August
Coppola (le frère de Francis Ford, dont le film
­Tucker est le premier à avoir été audiodécrit

pour les aveugles en 1988). Les films, pour
elle, furent logiquement le premier support
d’entraînement. Ceux de Chantal Akerman,
surtout, avec leurs silences habités (cf. celui
de l’épluchage de patates dans Jeanne Diel-
man...). Sinon, la formation, c’est la littéra-
ture, bien sûr. Flaubert est la référence abso-
lue des audiodescripteurs. Evidemment?
«Non, pas du tout. Il y a comme une psycholo-
gie intrinsèque dans la description des person-
nages. Or, pour moi, c’est le mouvement qui dé-
finit des singularités. Et surtout, j’avais besoin
de descriptions au présent.» Valérie Castan les
trouve donc chez Alain Robbe-Grillet, Moni-
que Wittig (les Guérillères) et surtout Samuel
Beckett. Les didascalies des pièces, en parti-
culier. Beckett, «parce que très jeune, quand
j’étais danseuse, j’avais lu Pour finir encore et
autres foirades avec des descriptions super qui

Par
Ève Beauvallet
Dessin Aseyn

«Julie dilate le mouvement...»


Ce fut chez nous très
timide, mais on a bien fait
un pas vers l’extra-
lucidité. Pendant un
instant, on était à la fois
assise et debout, relâchée
et aux aguets, avachie sur
le canapé du salon et
projetée au centre d’un
plateau de danse.
En pensée, on a effectué
des gestes qu’on ne
connaissait pas.
Et lorsqu’on écoutait
vraiment la voix en
gardant bien nos yeux
fermés, et en acceptant
de lâcher (c’est-à-dire
de ne pas tout voir de
ce qu’on nous proposait),
on s’est sentie
télétransportée dans le
corps de cette danseuse,
Julie Nioche, qu’on nous a
décrite debout sur le
plateau, environnée de
1 500 petits sacs en toile

écrus suspendus en l’air
par une myriade de fils
noirs presque invisibles,
de mini-poulies et de
poids – comme le
prolongement de chacun
de ses organes. «Julie
dilate le mouvement [...],
les petits sacs fourmillent
imperceptiblement
comme la surface d’une
eau ondoie», nous a
indiqué Valérie Castan
dans cette séance
d’audiodescription
planante, spécial
confinement, qu’elle a
aimablement mise au
point à notre demande
à défaut d’avoir pu décrire
la pièce aux déficients
visuels qui s’annonçaient
sur les représentations
de mars et d’avril.
On ne saura pas à quoi
ressemble vraiment
At the Still Point of the

Turning World : les dates
du spectacle ont pour
l’heure été annulées.
Mais notre esprit l’a lié à
l’univers d’un Miyazaki,
avec ce rapport animiste
aux éléments flottants
au-dessus du plateau,
tous interconnectés.
On s’est dit que les
artistes devaient rejouer,
en la spatialisant en 3D,
cette énigme de base
adorée des
marionnettistes : est-ce
que c’est Julie qui agit
sur le décor ou est-elle
agie par lui? è.B.

At the Still Point of the Turning
World, de Renaud Herbin,
en collaboration avec Julie
Nioche, Sir Alice et Aitor Sanz
Juanes. Prochaines dates
estimées : du 13 au 16 mai,
Théâtre Nouvelle Génération
de Lyon (69).
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