Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Mardi 7 Avril 2020 u 19


A


ux Etats-Unis, les pertes
d’emplois dues au coro­-
navirus sont énormes.
Dix millions de personnes ont de-
mandé l’indemnisation chômage
en deux semaines. Ce chiffre ex-
cède de loin la plus forte poussée
du chômage jamais mesurée en
deux semaines. Que font les poli­-
tiques? La réponse des Etats-Unis

à la crise a été relativement rapide
par rapport à 2008. Alors que les
Européens, appuyés par l’Union
européenne, déploient massive-
ment le chômage partiel pour pré-
server l’emploi, les entreprises
américaines licencient à tour de
bras. Pourquoi? Parce qu’aux
Etats-Unis la mentalité n’est pas à
la protection de l’emploi : quand

c’est la crise, on licencie. Les politi-
ques nouvellement adoptées sont
censées limiter ces licenciements,
mais le caractère partiel et incom-
plet de ces mesures les rend pro-
bablement moins efficaces. Il est
difficile d’improviser un nouveau
système dans l’urgence.
Les Etats-Unis ont une des protec-
tions sociales les plus faibles parmi
les pays développés. Rappelons la
situation avant cette crise. Les
Américains n’ont pas droit au
congé maladie payé ou à l’assu-
rance maladie universelle. La du-
rée des indemnisations chômage
n’est que de six mois environ, et le
chômage partiel est quasi inconnu
des entreprises. En conséquence,
les personnes sans travail qui ne
sont pas éligibles aux indemnités
chômage n’ont que très peu de pro-
grammes publics vers lesquels se
tourner. L’équivalent du revenu de
solidarité active (RSA) n’existe pas
aux Etats-Unis.
Depuis que la crise du coronavirus
a frappé, les politiques ont décidé
de boucher temporairement cer-
tains trous dans la protection so-
ciale. Ils ont créé un congé maladie
payé pour les entreprises de moins
de 500 salariés, couvrant les em-
ployés touchés par le coronavirus,
soit directement, soit parce
qu’ils doivent s’occuper de leurs
enfants (1). Les grandes entreprises


  • qui généralement offrent un
    congé maladie de manière volon-
    taire – ne sont pas couvertes par
    cette loi.
    Aujourd’hui, quand les Américains
    perdent leur emploi, ils perdent
    aussi leur assurance maladie, four-
    nie par l’employeur. Ils doivent


donc acheter une nouvelle couver-
ture sur le marché créé par l’Oba-
macare. Les personnes licenciées
peuvent obtenir une nouvelle pro-
tection, mais difficilement (2).
Le gouvernement a donc instauré
une indemnité sans conditions
pour les Américains aux revenus
inférieurs à 100 000 dollars an-
nuels, ce qui couvre environ
90 % de la population. Les mon-
tants varient, mais la plupart de ces
gens recevront 1 200 dollars par
mois et par adulte, plus 500 dollars
par enfant. Cette mesure ressemble
à un revenu universel temporaire.
Dans le contexte américain, cet ap-
port d’argent permet de combler
quelques béances dans la protec-
tion sociale. Le candidat à la prési-
dentielle Andrew Yang – qui n’est
plus en lice – a grandement popu-
larisé l’idée du revenu universel
aux Etats-Unis. Une proposition
qui pourrait connaître un nouvel
élan avec cette crise.
Le gouvernement a également dé-
cidé d’augmenter les indemnités
chômage de 600 dollars par se-
maine, et de prolonger la durée
d’indemnisation de moitié. Les tra-
vailleurs indépendants et autres
précaires peuvent aussi exception-
nellement bénéficier de cette assu-
rance. Finalement, des dispositifs
spéciaux encouragent le chômage
partiel. Pour compléter cela, des
emprunts avantageux ont été mis
en place pour les petites entrepri-
ses : si elles préservent l’emploi, la
partie des emprunts utilisée pour
payer les salariés sera effacée.
Les Etats-Unis se sont ainsi dotés


  • sur le papier – d’un système de
    protection sociale plus complet, et


même d’un système de protection
de l’emploi, en très peu de temps.
Le problème est que ce système est
compliqué, et sa mise en place
lente. Les entreprises ont l’habi-
tude de licencier en cas de crise,
une habitude difficile à changer à
court terme. Depuis la mise en
place de ce système d’indemnités,
l’assurance chômage a été submer-
gée de demandes. Les paiements
directs aux particuliers ainsi que
les emprunts aux petites entre­-
prises ne sont pas encore opéra-
tionnels, alors même que la loi a
été votée il y a plus d’une semaine.
En attendant, les licenciements
continuent.
Par rapport à la France et à d’autres
pays européens, les Etats-Unis ont
moins misé sur la préservation de
l’emploi. Ils ont plutôt lancé une
stratégie tous azimuts incluant
protection de l’emploi et revenus
minimums aux personnes. Quelle
est la meilleure stratégie? L’avenir
nous le dira. Si la période de confi-
nement n’est pas trop longue, la
stratégie européenne pourrait per-
mettre de relancer l’économie plus
rapidement, en remettant les gens
au travail sans passer par la case
embauche. Dans tous les cas, cette
crise aura rappelé aux Américains
l’importance du système de pro-
tection sociale : le marché n’a pas
réponse à tout.•

(1) https://www.dol.gov/agencies/whd/
pandemic/ffcra-employee-paid-leave
(2) https://www.nytimes.com/2020/04/01/
upshot/obamacare-markets-coronavirus-
trump.html
Cette chronique est assurée en alternance
par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure De-
latte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.

économiques


Par
Ioana Marinescu
Professeure d’économie
à l’université de Pennsylvanie

Aux Etats-Unis, sans


emploi, sans protection


Alors que les Européens ont recours
au chômage partiel, les Américains licencient.
L’administration Trump tente de mettre en place
une protection sociale qui ressemble
à un revenu universel temporaire.

pourrait remonter loin pour montrer que,
souvent, le hasard nique la nécessité.
Je suis le cygne noir et mon apparition aveu-
gle les humains qui commencent par me
­toiser avec hauteur. Je les laisse croupir dans
le déni, avant qu’ils ne courbent le dos sous
le poids de la désolation et, affolés, acceptent
les mesures sécuritaires les plus ou­-
trancières.
Je suis l’inattendu aux pieds palmés d’archa-
ïsme qui perturbe atrocement une civilisa-
tion qui n’avait à la bouche que le mot «dis-
ruptif». Vous chantiez les louanges de la
mise à jour permanente de la quotidienneté
et entendiez télécharger le réel comme une
application. Maintenant, vous rêvez de re-
tourner sur vos pas paysans, de revenir à la

situation ante pour vous défaire de ces terri-
bles jours hantés. Ou alors, en une accepta-
tion suicidaire, vous priez pour qu’on piste
le moindre de vos déplacements et qu’on
vous approche le thermomètre du front, sans
remarquer ce rouge de la honte qui déjà vous
monte aux joues.
Je suis le cygne noir et je contemple le désas-
tre sanitaire et monétaire qui enfle du haut
de la vague que j’ai provoquée. D’ailleurs, je
me demande si la métaphore écumante est
la bonne. Je ne suis pas un dauphin surfeur,
ni un requin chagrin, encore moins une
­baleine giclante. Je ne suis ni un tsunami
ni un typhon, qui explosent l’existant en une
nuit, puis vont voir ailleurs. J’avance lente-
ment, inexorablement, insensiblement. Je
monte le niveau en eau dormante, stagnante,
indifférente. J’envahis à bas bruit plus que
je ne submerge en grondant. Je vais et je
viens entre les reins de la sidération. Je me
retiens et sais pouvoir revenir à tout mo-
ment. Je suis une infamie qui prend ses ai-
ses, qui replie ses ailes, qui lisse son vice. Je
glisse au fil du temps, avec ces mouvements
de cou qui font la roue, entre paon rétracté
et hippocampe cérémonieux, satisfait de ma
beauté assassine, caressant de mon bec
rouge sang le goître que je n’ai pas.
Je suis un volatile vibrant de sa puissance ac-
tuelle. Je fais du pâté de tête de mes rivaux.
Dans l’herbier de la mondialisation malheu-
reuse et de l’interconnexion obligée, j’épingle
le papillon dont le battement d’ailes au Brésil
pouvait provoquer une tornade au Texas. Je
concasse la gentillesse du palpitant colibri
qui tente d’éteindre les incendies écologi-

ques avec son enthousiasme solidaire de mi-
cro-Canadair. Bien sûr, je suis l’exact inverse
de la dinde évoquée par Bertrand Russell,
mathématicien et Nobel de littérature. Elle
pense que, jour après jour, on continuera pla-
cidement à la nourrir sans s’apercevoir que
Noël et sa fin approchent. Je suis un appor-
teur de mauvaises nouvelles, certain de sur-
vivre à l’apocalypse puisque je suis le cavalier
qui l’éperonne.
Il n’y a qu’avec mon exact inverse, mon ju-
meau virginal, que j’ai encore quelques sou-
cis de prééminence. Cette fois, Taleb, mon
inventeur et publiciste, me fait faux bond. Il
estime que cette pandémie est un cygne
blanc, que les éléments étaient suffisants
pour que les sachants et les gouvernants an-
ticipent. Il ne réalise pas que je les ai roulés
dans une panade abyssale.
Je suis le cygne noir et je déteste devoir céder
devant ce faux frère que le dualisme ambiant
aime tant m’opposer. Je viens des antipodes
australs où je copine avec les descendants
des bagnards et des prostituées quand mon
inverse adverse affiche son mépris aristo,
tout en voguant sur les pièces d’eau des jar-
dins anglais. Ce bellâtre se la raconte chantre
de la fidélité, monogame romantique et papa
poule par temps de nidification. J’ai pourtant
vu ce pudibond aider à la métamorphose de
Zeus qui convoitait Léda, la reine de Sparte,
et donner du bec avec frénésie. Alors autant
que cet hypocrite ne se monte pas du col!
Tous deux, nous évoluons dans le gris de l’in-
certitude et dansons un ballet funèbre sur ce
lac des signes où les humains finiront bien
par venir plumer notre nocivité.•

Ré/Jouissances


Par
Luc Le Vaillant

Je suis le cygne noir


Monologue du volatile symbolisant l’imprévisibilité de
l’événement bouleversant que constitue cette pandémie.

J


e suis le cygne noir. Je suis l’oiseau de
malheur que vous n’attendiez pas. Je
suis l’inimaginable au nez duquel vous
auriez ricané, à l’aube de l’année 20, quand
vous étiez certains de pouvoir clouer le bec
à toutes ces fantasmagories millénaristes.
Je suis né d’un concept formalisé par Nas-
sim Nicholas Taleb, essayiste et statisticien.
Je suis un événement impossible à prédire,
un trou noir dans l’univers tant labouré du
calcul de probabilités, un impensé qui surgit
et qui n’est ni retour du refoulé ni collapsus
inconscient. Je suis l’exception qui tue la rè-
gle. J’ai des confrères plus ou moins ave-
nants qui ont bouleversé d’autres domaines :
Internet, l’ordinateur personnel, le 11 Sep-
tembre, la chute du mur de Berlin, et on
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