Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

Libération Mardi 7 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5


fréquentés. D’une certaine façon, je pré-
fère sortir plus en étant prudent plutôt
qu’un jour devenir “fou” et aller comme
d’autres me balader dans Paris, au
­milieu de tout le monde.»

Karim, 25 ans, travailleur
social, Strasbourg
«En trois semaines, je ne suis
­pas allé à plus de 300 mètres»
«J’habite le quartier de Neudorf, où il y a
des logements sociaux comme des rues
très bourgeoises. Je vis seul dans mon
studio de 25 m². J’aurais pu rentrer chez
mes parents à Forbach, en Moselle, mais
j’ai préféré rester et ne pas prendre le
­risque de contaminer mon frère, mon
père de 72 ans et ma mère, plus jeune
mais qui a déjà eu des problèmes aux
poumons. Je travaille de chez moi et
sors juste pour les courses. Deux fois par
semaine, je vais dans un petit Auchan et
pratiquement tous les jours à la bou­-
langerie, en bas de chez moi. Sinon je ne
sors pas. En trois semaines, je ne suis
­jamais allé à plus de 300 mètres.
«Vendredi, j’étais aux courses à 8 heures.
Il y avait une bonne trentaine de per­-
sonnes. J’étais impressionné par le
­respect des règles : les vigiles faisaient
entrer quelqu’un chaque fois qu’une
personne sortait. Pas mal de gens por-
taient des masques. Les distances de
1 mètre étaient tenues. Autour de moi,
tout le monde ne sort que pour le néces-
saire. Je n’ai pas l’impression que des
gens ­enfreignent les règles. C’est sûre-
ment parce que l’Alsace est particuliè­-
rement touchée par le Covid-19. Tout le
monde comprend la gravité de la situa-
tion. Après, parmi les jeunes, certains
vivent à trois ou quatre dans 25 m^2 à
Strasbourg. D’autres vivent en foyer. Ils
sont isolés, sans connexion internet. Au
bout de trois semaines, je comprends
que ce ne soit pas simple pour eux de
respecter parfaitement le confinement.»
Recueilli par S.Ch., E.Fo. (à Bor-
deaux), R.K. et G.K. (à Strasbourg)

­quatre murs des journées entières a de
quoi rendre dingue. Nos amis nous ont
fait culpabiliser, alors on va revenir aux
­bonnes habitudes du confinement. En
plus, l’une est infirmière. Et le meilleur
moyen de la soutenir c’est de rester chez
nous, comme elle dit. C’est vrai qu’avec
du recul, quand on voit autant de gens
sortir avec ce soleil, on se dit que c’est
trop tôt. Il y a encore tellement de morts.
Il faut mettre de côté notre confort
­personnel pour ne pas gâcher tous les
efforts qu’on a fait jusque-là.»

Pierre, 36 ANS, AGENT
DE maîtrise EN RH (Val-d’Oise)
«j’ai peur de péter les plombs»
«Le confinement rend le travail plus
compliqué. On est chez soi, mais je ne
sais pas... J’ai l’impression de bosser
plus. Ou bien de bosser moins, mais
avec la difficulté d’être isolé, et ça ajoute
une fatigue inédite. On ne sort plus
­déjeuner pour casser le rythme et il n’y
a plus personne pour discuter. Les jour-
nées sont plus longues. Ça use ner­-
veusement et physiquement. Et plus
ça passe, plus j’ai besoin d’air pour assu-
mer une journée de travail. Je me sens
“rincé” à la fin du boulot.
«C’est évident, je sors plus souvent qu’il
y a trois semaines. J’ai besoin de souf-
fler, de me débarrasser de cette impres-
sion de me ramollir. On n’a plus que les
écrans, le décompte des morts tous les
soirs et les séries. Le corps en prend un
coup. Quand tu prends l’air, une partie
de cette mauvaise fatigue s’en va. Je suis
seul. Je ne me plains pas, d’autres vivent
des choses plus compliquées. Mais j’ai
peur de péter les plombs et de me laisser
complètement dépasser. Je ne suis pas
irrespectueux des consignes mais je sors
plus d’une heure par jour et allonge un
peu les distances. Au lieu d’aller au ma-
gasin d’à côté, je vais un peu plus loin.
En faisant attention. Changer de trottoir
quand il y a du monde, respecter les dis-
tances, ne pas aller dans des endroits

T


rois semaines de confinement
déjà. Certains tiennent bon,
­respectent à la lettre les règles,
d’autres craquent, notamment quand le
soleil se met à briller. Echos de confinés
de Paris à Bordeaux, en passant par
Strasbourg.

Bertrand, 50 ans,
CADRE, Paris XIXe
«tout le monde n’a pas
­conscience de la gravité
de la situation»
«Je sors juste du Covid. Les premiers
symptômes sont arrivés le week-end des
élections, juste avant le confinement : j’ai
ressenti une énorme fatigue, je n’arrêtais
pas de dormir. Un état grippal a succédé :
fièvre, toux. Quelques jours après
­est arrivée la gêne respiratoire : j’étais à
bout de souffle, avec l’impression de ne
pas pouvoir remplir complètement mes
poumons. C’était assez flippant. Là,
je me suis dit que c’était sans doute le
­Covid-19 et j’ai téléconsulté, mon méde-
cin a confirmé. Le plus dur, ça n’a pas été
l’aspect physique mais psychologique,
l’inquiétude, l’inconnu, ne pas savoir
comment ça allait évoluer, et l’idée que
j’avais pu contaminer mes proches, mon
compagnon et notre fils, mais aussi des
collègues, ou même des inconnus en
­allant faire mes courses.
«Là, ça fait trois semaines que je ne suis
pas sorti et dès le premier soir de fièvre,
j’ai fait chambre à part, salle de bains à
part, repas à part. Mon compagnon sort
juste deux fois maximum par semaine,
pour faire les courses. Quand je regarde
dans la rue, j’ai l’impression que tout le
monde n’a pas conscience de la gravité
de la situation et du rôle à jouer dans
la non-propagation de cette épidémie.
Cela dit, je reconnais que mes condi-
tions de confinement – grand appar­-
tement avec terrasse, pas de violence
­domestique ou voisin qui tambourine –
sont privilégiées et je comprends par­-
faitement que ceux qui vivent à l’étroit
aient un réel besoin de sortir.»

Maëlle et Thibaud, 30 et 33 ans,
restaurateurs (Bordeaux)
«on a dû se faire violence
pour ne pas rester
trop longtemps dehors»
«On est tous les deux restaurateurs. On
a dû arrêter notre activité. Pas le choix.
On vit à trois dans un appartement
de 55 m^2 avec notre fille de 4 ans, dans
le centre de Bordeaux. Au début on res-
pectait les règles du confinement. Scru-
puleusement. Puis, c’est vrai, il y a eu un
relâchement. Surtout ce week-end. Il
faisait tellement beau, on a dû se faire
violence pour ne pas rester trop long-
temps dehors. Notre fille, Thea, courait
partout. Elle voulait en profiter car on
n’a ni jardin ni balcon.
«D’habitude, on se promène autour de
notre immeuble trois quarts d’heure.
Mais, depuis la ­semaine dernière, on
­triche un peu. On grappille du temps
pour rester au soleil. Quand on ne se fait
pas contrôler, on sort jusqu’à trois fois
par jour. Nous ne sommes pas rebelles
ou inconscients, mais rester entre

«Depuis la semaine


dernière, on triche un peu»


À Nice, «un jeu de cache-cache
avec les autorités»
Dans la capitale maralpine ce week-end, le retour du beau temps a
coïncidé avec le relâchement du confinement. «Une partie de la
population s’est engagée dans des comportements de quasi-rébellion,
dénonce le préfet, Bernard Gonzalez. Des familles entières se lancent
dans un jeu de cache-cache avec les autorités.» Les forces de l’ordre
ont dressé «des centaines de PV durant le week-end», avec une hausse
de 30 % samedi et dimanche. Quatre personnes ont même été
déférées devant la justice. «On n’est plus sur des personnes qui n’ont
pas compris ou qui n’ont pas pris le temps de remplir les attestations.
Des gens mettent en place des stratégies de ruse : dimanche, nous
avons eu toute la panoplie de ceux qui ont sorti leur yacht et leur
paddle. Ils se cachent pour des pique-niques dans les rochers, font du
vélo ensemble, vont à la montagne, énumère le préfet. On se baigne
clandestinement, on prend la voiture pour aller voir des amis sous
de mauvais prétextes.» Déjà appuyées par un hélicoptère et un drone,
les forces de l’ordre ont été «obligées de se lancer dans une véritable
opération de quadrillage pour déceler ceux qui jouent avec [eux],
avec leur vie, la vie de leurs proches et la vie des soignants», affirme
Bernard Gonzalez. Alors le dispositif se renforce : le couvre-feu entre
en application dès 20 heures dans trois quartiers de la ville. Et contre
«les sportifs en baskets Prada», le maire LR, Christian Estrosi, interdit
la pratique physique entre midi et 18 heures. Pour que les sorties ne
se transforment pas en bain de soleil. Mathilde Frénois (à Nice)
Free download pdf