Libération - 07.04.2020

(Nancy Kaufman) #1

8 u Libération Mardi 7 Avril 2020


C’


est un changement radi-
cal : après avoir martelé
pendant des jours jusqu’à
vendredi que «la situation ne né­-
cessitait pas de déclarer l’état d’ur-
gence», le Premier ministre japo-
nais, Shinzo Abe, a cédé. Fin mars
déjà, et après une longue résistance,
le coronavirus l’avait déjà forcé à ac-
cepter un report d’un an des Jeux
olympiques, initialement prévus en
juillet-août. Ce mardi, il doit décla-
rer l’état d’urgence pour environ un
mois dans la préfecture de Tokyo et
six autres provinces peuplées. Après
des tensions vives entre partisans et
opposants à cette mesure, l’exécutif
finit par se ranger à l’avis du corps
médical et de gouverneurs locaux,
à commencer par celle de la capi-
tale, où la maladie progresse. Les
formalités finales pour la déclara-
tion d’état d’urgence sont en cours,
a précisé lundi le porte-parole du
gouvernement, Yoshihide Suga.

Deux conditions
La gouverneure de Tokyo, Yuriko Ko-
ike, avait certes également tout fait
pour maintenir les JO. Une fois vain-
cue, elle a opéré un revirement spec-
taculaire. Et depuis des jours, elle
multiplie les appels au confinement,

implore «un soutien du gouverne-
ment via la loi» pour inciter les ci-
toyens à rester chez eux. Dimanche
encore, elle devait lutter à la
­télévision devant les réticences
du ministre de l’Economie et de l’In-
dustrie, Yasutoshi Nishimura, en
première ligne dans la gestion de
cette crise. Elle aura eu gain de cause,
avec l’appui d’autres personnalités
du monde des affaires (dont le pa-
tron de Rakuten) et surtout du corps
médical, déjà aux abois. «Enfin! Le
gouvernement va déclarer l’état d’ur-
gence», soupire Haruo Ozaki, prési-
dent de l’association des médecins
de Tokyo (lire ci-contre), qui s’alarme
de l’aggravation de l’épidémie depuis
des jours. Plus de 1 000 des près
de 4 000 cas enregistrés au Japon
sont à Tokyo. Les directives de
­confinement seront données par les
gouverneurs des ­régions concernées,
qui voient leurs prérogatives éten-
dues. Il s’agira d’instructions fortes
mais non assorties de sanctions.
En arriver à l’état d’urgence, même
partiel, n’est pas une mince affaire
au Japon : il a fallu modifier une loi
de 2012 initialement créée pour
­lutter contre les «nouvelles formes de
grippe», puis monter une cellule de
crise dédiée et surtout attendre que,
du point de vue de l’exécutif, soient
remplies deux conditions inscrites
dans le texte. D’une part, «qu’il
existe une menace élevée sur la vie et

la santé des citoyens» et, d’autre part,
«qu’une propagation rapide à
l’échelle nationale fasse courir un
danger de dommages majeurs sur la
vie quotidienne des citoyens et l’éco-
nomie». Or parce que la «propaga-
tion rapide» reste concentrée à ce
jour dans les grandes villes (Tokyo,
Nagoya et sa banlieue, Osaka, Fu-
kuoka), des conseillers ont freiné
des quatre fers jusqu’au dernier mo-
ment, au point que de nombreux
­Japonais se demandaient si Abe
­allaient franchir ou non le Rubicon.
Pas plus tard que dimanche, le
­ministre de l’Economie déclarait :
«Nous prendrons la décision qui
s’impose quand apparaîtront des
­signes d’emballement de l’épidémie.»
Les médecins ont répondu qu’il se-
rait alors bien trop tard.

éviter la panique
Pourquoi tant d’hésitation? «Pour
des raisons économiques avant tout»,
disait, en fin de semaine dernière,
un fonctionnaire de l’administra-
tion centrale. L’équipe Abe voulait
avoir en main un plan à présenter
pour compenser la chute d’activité
découlant de l’état d’urgence. Le
Premier ministre a déjà dit que
«l’Etat ne pourrait pas tout prendre
à sa charge», mais a néanmoins pro-
mis un soutien «d’une taille inédite».
Pendant longtemps, le gouverne-
ment s’est aussi demandé comment

éviter la panique, la ruée dans les
commerces, voire un exode dans
les localités de province moins tou-
chées (certaines régions sont encore
indemnes). L’exécutif s’est empressé
de dire que, même si l’état d’urgence
était instauré, les grandes villes
ne seraient pas coupées du monde,
qu’il n’y aurait pas de sanctions
comme en France.

La situation japonaise ne cesse d’in-
terroger. Même si le premier cas de
coronavirus est apparu au Japon
le 15 janvier et que le pays a dû
­prendre en charge, avec peine, plus
de 600 passagers du paquebot Dia-
mond Princess placé en quarantaine
en février près de Tokyo, il a réussi
jusqu’à présent à échapper au pire...
mais sans s’y préparer vraiment.

Par
Karyn Nishimura
Correspondante à Tokyo

Etat d’urgence


Au Japon,


Shinzo Abe


hésite et signe


Après avoir résisté «pour des raisons économiques»,


le gouvernement nippon doit proclamer ce mardi


une loi d’urgence dans certaines régions du pays.


Sans pour autant instaurer un confinement strict.


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