10 // IDEES & DEBATS Mardi 7 avril 2020 Les Echos
opinions
La crise qui nous ramène vingt
ans en arrière
1940 puis en 1941. En retenant l’hypo-
thèse centrale IFO d’un recul de 12 % du
PIB, le revenu moyen par habitant
reviendrait en 2020 à son niveau de l’an- Autrement dit, la crise du corona-
virus nous ramène vingt ans en arrière.
Impossible mesure des dégâts
Bien sûr, la perte n’est pas définitive.
Nombre d’entreprises repartiront de
plus belle dès que l’épidémie se calmera.
Mais malgré les dizaines de milliards
d’euros déversés par les pouvoirs
publics, beaucoup d’autres ne parvien-
dront pas à repartir, recouverts par la
végétation qui avait envahi le château de
la belle princesse. Il leur faudra trop
d’argent à faire circuler vers les salariés,
les fournisseurs, les créanciers, le fisc, la
Sécu (leur besoin de fonds de roulement
sera très élevé, disent les comptables).
Impossible aujourd’hui de mesurer
l’étendue des dégâts créés par cette
immense commotion sur le tissu pro-
ductif français. Mais il y a deux certitu-
des : beaucoup d’entreprises vont dis-
paraître, et avec elles de nombreux
emplois. Et plus l’arrêt de la production
va durer, plus ces disparitions seront
nombreuses. La moitié des dirigeants
de grandes entreprises mondiales
interrogés par les consultants du BCG,
un cabinet de conseil en stratégie, esti-
maient fin mars que l’impact de la crise
du Covid-19 va durer plus de six mois.Arbitrage inévitable
L’arrêt brutal de l’économie était sans
doute la meilleure s olution au regard de
la montée du nombre de malades et de
l’absence d’alternative faute de mas-
ques et d e tests. Cet arrêt brutal va t ailler
largement dans les ressources disponi-
bles du pays, y compris celles qui iront
vers le système de santé.
Il faut ouvrir enfin les yeux sur la réa-
lité : l’arbitrage entre santé et économie
est inévitable. Nous pouvons parfaite-
ment décider de ne pas faire le choix
d’un Donald Trump. Nous pouvons
aussi décider de continuer à geler l’éco-
nomie tant qu’une seule personne ris-
que d’être infectée par le virus. Le
meilleur choix se situe quelque part
entre les deux. Il constitue la décision
politique la plus difficile à prendre
depuis la Seconde Guerre mondiale.nlier » avait amputé l’activité de seule-
ment 1 %.
La dépression du Covid va faire res-
sembler ces épisodes dramatiques d’un
passé pas si lointain à des petites vague-
lettes. Le confinement va durer bien
plus d’un mois. D’aimables plaisantins
soulignent que la France a l’habitude de
tels chocs, puisqu’elle s’arrête de tour-
ner chaque année au mois d’août. Mais
la comparaison ne tient pas. La rupture
aoûtienne est préparée. La production
industrielle ne chute que d’un quart ce
mois-là, alors qu’elle aurait dévissé de
moitié depuis la mi-mars. Et les services
tournent à plein, en particulier tout ce
qui touche au tourisme. Cette fois-ci, le
redémarrage v a être lent et d ouloureux.Une baisse du PIB de 18 %
L’institut de conjoncture allemand IFO
a publié des chiffres qui se veulent plus
complets, pour l’Allemagne et d’autres
pays européens. L’ampleur de la baisse
est encore plus forte que dans les chif-
fres Insee. En France, « les coûts d’un
arrêt partiel de l’économie de deux mois
s’élèveront suivant les scénarios envisa-
gés de 176 à 298 milliards d ’euros et rédui-
ront le taux annuel de croissance de 7,3 à
12,3 points de pourcentage ». Au bout de
trois mois, la baisse pourrait même
atteindre de 10 à 18 % du PIB!Ce registre est hélas réaliste. Et là, on
change d’échelle. La France n’a jamais
connu pareil séisme en temps de paix. Il
faut remonter à la Seconde Guerre
mondiale pour retrouver une perte
aussi forte de substance économique.
Selon des estimations approximatives,
faute de statistiques solides, le PIB a
chuté de 15 % à la Libération en 1944,
après avoir déjà perdu près de 20 % enIl faut remonter
à la Seconde Guerre
mondiale pour
retrouver une perte
aussi forte de substance
économique.Le PIB avait chuté
de 20 % en 1940 et 1941.Le revenu par tête en 2020 pourrait revenir au niveau de l’an 2000.
Un recul jamais vu en temps de paix. Si la crise dure trois mois, le PIB
pourrait chuter de 18 %. Il faut s’interroger sur l’arbitrage santé-économie.DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE- Ce n’est pas la « Force du destin »
mais « la force du sacré ». Pour le « Cor-
riere », il n’y a pas besoin d’être croyants
« pour comprendre pourquoi, face à la
force d’une nature maléfique, une catas-
trophe, une épidémie, les êtres humains
de tout temps se sont accrochés à des rites
religieux », écrit dans « Il Corriere della
Sera » Antonio Polito. Le journaliste et
ancien sénateur critique néanmoins la
proposition de Matteo Salvini de rou-
vrir les églises à Pâques. « Le leader de la
Ligue confond avec une superficialité la
politique profane avec le sacré de la
prière. » Et le chroniqueur affirme qu’en
ces temps de confinement, cette propo-
sition est « évidemment impossible »,
comme celles d’ailleurs de la Confin-
dustria (patronat) de rouvrir les entre-
prises et de l’ancien Premier ministre,
Matteo Renzi, les librairies.
Prier dans sa cuisine
A la phrase de Napoléon, très politi-
que, « si vous ôtez la foi au peuple vous
n’avez que d es voleurs d e grand chemin »,
l’auteur préfère s’abriter derrière Emile
Durkheim pour qui la religion est « une
chose éminemment sociale ». Une façon
pour la « communauté des êtres
humains, à travers les croyances et les
rites, de construire leur propre représen-
tation collective ». Il rappelle que pour la
première fois, peut-être, depuis l’édit de
Constantin (avril 313) sur la tolérance
religieuse, la fête de Pâques sera célé-
brée portes fermées. Il sera possible de
suivre en streaming le Chemin de croix
ou e ncore d e prier d ans sa s alle d e bains
ou dans sa cuisine. Même si le mot
« ecclesia » (église en français) signifie
l’assemblée du peuple dans l’Athènes
antique.
L’auteur n’oublie pas les anciens rites
païens qui célébraient l e printemps ni l a
Pâque juive. Cependant, il n’est pas cer-
tain que les cloches de Rome apportent
le chocolat cette année. Polito ne l’évo-
que pas en tout cas. —J. H.-R.La force des symboles
face à la pandémieLE MEILLEUR DU
CERCLE DES ÉCHOS
Entreprises stratégiques :
l’Europe sort le bouclier
Bruxelles vient de renforcer le dispositif
de contrôle des investissements étrangers
pour mieux protéger les entreprises
européennes dites « stratégiques ».
La Commission a également élargi la liste
des secteurs éligibles. Ces mesures vont
rendre plus complexes les opérations
de fusion-acquisition, écrivent Pascal
Dupeyrat (lobbyiste) et Thomas Rabant
(consultant).
GUERRE « Le 25 mars dernier,
la Commission a exhorté les Etats européens
dotés de procédures de contrôle
des investissements étrangers à en faire
pleinement usage et a incité les Etats
membres qui n’en disposent pas encore
à adopter de véritables mécanismes
de contrôle. A la guerre comme à la guerre :
la Commission appelle à un vaste
changement de pied. »
DOCTRINE « Le changement de doctrine
est de grande ampleur [...]. La Commission
vise tous les secteurs stratégiques.
Loin de nous le temps où les activités
soumises à un contrôle d’investissement
se limitaient aux activités susceptibles
d’affecter la sécurité nationale, aux fleurons
historiques de l’industrie et de la technologie.
Dès avant la pandémie, en France, le décret
du 31 décembre 2019 et l’arrêté du même
jour pris dans le prolongement de la loi Pacte
ont certes élargi la sphère d’intervention à
28 secteurs et technologies stratégiques. »
M&A « La prédictibilité et la sécurité
des opérations de M&A (fusion-acquisition)
dans ces secteurs se trouveront affectées
par l’élargissement du contrôle
des investissements, d’autant qu’il ne s’agit
pas simplement pour les Etats d’autoriser ou
d’interdire un investissement, pas plus qu’il
s’agit de n’observer que les prises de contrôle.
Il est clair que la valeur même des entreprises
et des actifs qui seront l’objet de décisions
d’interdiction ou de mesures d’atténuation
en sera modifiée, puisque aussi bien
l’horizon des investisseurs potentiels
s’en trouvera limité. »
a
Lire l’intégralité sur Le Cercle
lesechos.fr/idees-debats/cercleChloe Sharrock / LePictoriumL
e choc va être énorme, gigantes-
que, méga. A vrai dire, on ne sait
même pas quels mots employer
pour comprendre et faire comprendre
la violence inouïe de l’effondrement
économique de ce printemps 2020.
Pour éviter l’engorgement des hôpi-
taux par des foules de patients dure-
ment frappés par le coronavirus et sau-
ver ainsi des milliers de vies, le
gouvernement a décidé, en France
comme dans beaucoup d’autres pays,
de stopper la machine économique
d’un seul coup.Des milliers d’usines fermées
Toute l’économie n’est certes pas à
l’arrêt. Les femmes et les hommes qui
sont sur le front de l’épidémie, à l’hôpital
et autour, sont en surchauffe. Ceux qui
animent la longue chaîne de l’alimenta-
tion et des besoins essentiels, des agri-
culteurs aux commerçants en passant
par les chauffeurs routiers et les forces
de l’ordre, continuent comme s i presque
de rien n’était, parfois avec un masque
sur la bouche ou la peur au ventre. Ceux
qui p euvent télétravailler télétravaillent.
Mais des milliers d’usines ont arrêté
de tourner, des milliers de restaurants
et d’hôtels ont fermé leurs portes, des
centaines d’avions sont cloués au sol.
Cinq millions de salariés sont en chô-
mage partiel, du jamais-vu. L’économie
française r essemble au château
assoupi de la Belle au bois dormant,
sauf qu’il n’y aura pas de prince char-
mant pour la réveiller.
Une fois encore, le choc va être
immense. Les statisticiens de l’Insee se
sont risqués à donner un premier ordre
de grandeur : un seul mois de confine-
ment ferait reculer la production de
l’année 2020, mesurée p ar le PIB, de 3 %.
C’est déjà une morsure très profonde.
En 2 009, année dite d e la Grande Réces-
sion, le PIB français avait justement
baissé de 3 %. Et en 1975, le « choc pétro-LA
CHRONIQUE
de Jean-Marc
VittoriLE LIVRE
DU JOURLe ghetto de Varsovie,
évocationsLE PROPOS Du ghetto de Varsovie
reste gravée dans les mémoires la
photo de l’arrestation, avec tant
d’autres, de ce jeune garçon, bras
levés, regard d’effroi. Cette image
n’est pas le seul témoignage qui
subsiste de cette époque. Poèmes,
dessins d’enfants, journaux intimes,
affiches, pièces de théâtre, extraits
de presse... De 1939 à 1943, dans des
conditions inimaginables, Emanuel
Ringelblum et ses camarades du
groupe Oyneg Shabes ont récolté et
caché des dizaines de milliers de
témoignages de la vie du ghetto.
Avec « Eparses », Georges Didi-
Huberman raconte leurs actions et
le dévouement total à leur objectif
d’archivage. Il nous plonge aussi
dans la vie d’alors, là-bas. Rendant
hommage à ces hommes tendus
dans une urgence permanente vers
leur but, il fait, aussi, œuvre de
mémoire. Un ouvrage
indispensable. Et déchirant.L’AUTEUR Historien de l’art
et philosophe, Georges Didi-
Huberman enseigne à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales
(EHESS).LA CITATION « Telle fut donc la
folle et la sage visée d’Oyneg Shabes:
vouloir saisir au vol autant de
miettes que possible, autant de restes
encore visibles, autant de petits
morceaux issus de la destruction, et
puis les mettre ensemble, les cacher,
les recueillir, en faire l’archive. Œuvre
décisive qui transformait l’épars de la
destruction en recueil de vérité. »
—Marianne BlimanEparses. Voyage dans
les papiers du ghetto
de Varsovie
de Georges Didi-Huberman.
Editions de minuit, 176 pages,
16,50 euros.