Les Echos - 07.04.2020

(Axel Boer) #1

Les Echos Mardi 7 avril 2020 EVENEMENT// 03


LE FAIT
DU JOUR
POLITIQUE

Cécile
Cornudet

Q


uand il confirme
que l’attestation de
sortie, jusqu’ici en
papier, pourra être
numérique, Christophe
Castaner glisse dimanche
sur France 2 cette petite
précision : « Aucune donnée
ne sera saisie. » Sur Twitter,
il enfonce le clou : « Aucune
donnée n’est stockée et aucun
fichier n’est constitué. »
Parle-t-il de l’attestation ou
d’une future application de
« tracking » par Bluetooth?
Des deux peut-être. L’idée
d’une application informant,
sur la base du volontariat, les
citoyens qui auraient côtoyé
le virus agite l’exécutif, qui
ne veut surtout pas donner
l’impression de rejeter un
peu vite un outil de lutte
contre l’épidémie. Depuis
quinze jours, le discours a
changé. Il y a deux semaines,
le ministre de l’Intérieur
avait ces mots : « Ce n’est pas
dans la culture française,
nous n’y travaillons pas. »
Dimanche, il estime que « le
tracking fait partie des
solutions qui ont été retenues
par certains pays et nous
travaillons avec eux. Si elles
permettent de lutter contre le
virus et si, évidemment, elles
respectent les libertés
individuelles, c’est un outil
qui sera retenu et soutenu par
l’ensemble des Français. »
Les deux éléments qui l’ont
fait bouger sont dans
ces quelques phrases. Nos
voisins anglais et allemands
sont sur la piste, il ne saurait
donc être uniquement
question de « culture ».
L’opinion est en attente
et cela n’est pas nouveau.
La demande d’autorité n’a
jamais été aussi haute, on le
voit dans les récriminations
contre ceux qui relâchent
le confinement : pourquoi
n’est-on pas plus sévère,

Tracer est-il épier?


Si le discours de l’exécutif a changé sur le traçage
numérique, pression de l’opinion oblige, le chef
de l’Etat semble encore réticent à le généraliser.

Dessins Kim Roselier pour

« Les Echos »

« La question de la justice sociale va s’imposer au cœur du débat »


Propos recueillis par
Grégoire Poussielgue
@Poussielgue


Quelles seront les premières
conséquences économiques
et sociales qui pourront être
tirées de cette crise?
La période qui va s’ouvrir relève de
l’inconnu, puisqu’elle ne ressem-
blera vraisemblablement pas à



  1. Pour le moment, l’économie
    et le monde du travail sont conge-
    lés et sous perfusion d’argent
    public. Chacun se demande
    évidemment combien d’entre-
    prises resteront debout, lorsque
    la machine redémarrera. Cela
    dépend beaucoup à la fois des
    mesures qui seront prises par le
    gouvernement et des conditions du
    déconfinement : plus ou moins
    rapide, plus ou moins partiel sur le
    plan sectoriel, géographique ou
    générationnel. Or, sur tous ces
    paramètres, l’incertitude est
    grande, et génère une angoisse
    d’autant plus importante qu’elle
    ajoute une forme de confinement
    temporel – où allons-nous? – au
    confinement spatial qui nous est
    imposé par le virus.


Il est donc impossible de voir


sociale risque de s’imposer a u cœur
du débat politique, et ce pour plu-
sieurs raisons : d’abord, parce que
les signaux faibles cités plus haut
laissent craindre que la grille de lec-
ture qui a marqué le quinquennat
jusqu’ici – avec le symbole de la
réforme d e l’ISF notamment – finira
par reprendre le dessus. Ensuite,
parce que les dégâts économiques
risquent d’être c onséquents,
notamment dans les rangs des
« premiers de tranchée », qui sont
en général les premiers sacrifiés
d’une crise. Ils le vivront d’autant
plus mal qu’ils ont retrouvé, pen-
dant le confinement, une recon-
naissance symbolique, sinon pécu-
niaire, dont ils estiment manquer
cruellement en temps normal. Au
cœur des entreprises, il y a d’ores et
déjà des tensions entre l’encadre-
ment, jugé protégé et en télétravail,
et ceux qui sont exposés, sur le ter-
rain. Cela promet des lendemains
tendus en matière de dialogue
social, sauf à ce que les dirigeants
prennent des mesures de justice et
d’exemplarité rapidement.

Comment anticipez-vous
l’évolution de l’opinion?
La question de la justice sociale ris-
que de revenir via le débat sur la

facture de la crise. L’opinion com-
mence à se demander « qui va
payer? ». Il sera difficile de faire
accepter aux « gilets jaunes »
d’hier, souvent en première ligne
aujourd’hui, ou à des classes
moyennes précarisées par la crise,
de payer une facture dont ils esti-
ment ne pas être redevables. De ce
fait, le plus grand défi du gouverne-
ment pour les mois qui viennent
sera de gérer cette transition à
venir entre priorités sanitaires et
sociales.

Est-ce que cette crise
sanitaire pourra changer
le modèle français?
Je ne crois pas à des bouleverse-
ments à la fois imprévus et majeurs
en matière de production ou de
consommation, mais à une accélé-
ration possible de phénomènes et
tendances qui étaient déjà à
l’œuvre, parfois à l’état de signaux
faibles, dans nos sociétés. Par
exemple, l’aspiration à manger
plus sain, plus local. La demande
de transparence sur la provenance
des produits et leurs conditions
de fabrication, y compris en
matière de respect de l’humain et
de l’écologie. L’accélération
de l’extension du télétravail, et le

basculement numérique de nom-
breuses activités. Beaucoup de
Français qui y étaient réfractaires
ont ainsi découvert l’e-commerce
ou le drive.
On peut encore citer l a demande,
qui va s’accentuer, d’exemplarité
des pratiques et rémunérations
au sein des entreprises, qui
sera portée par les « premiers de
tranchée ».

Faut-il penser aujourd’hui
« le jour d’après » comme
le font déjà certains
responsables politiques?
On entend ces jours-ci qu’il serait
malvenu de penser l’après, alors
que nous n’avons pas atteint le pic
de la crise. Rien ne me semble plus
faux : l’après-Seconde Guerre
mondiale s’est pensé pendant le
conflit, et ce pour tous les courants
idéologiques, du programme du
Conseil national de la Résistance
(mars 1944) au rapport Beveridge
au Royaume-Uni (1942), jetant les
bases d’un Etat social, jusqu’au
fameux « Road to Serfdom » de
Hayek (1944), ou encore à la décla-
ration de Philadelphie posant que
le travail n’est pas une marchandise
et que la pauvreté « est un danger
pour la prospérité de tous ».n

plus loin que la crise sani-
taire?
L’insécurité économique reste, à ce
stade, évidemment secondaire par
rapport au risque vital et immédiat.
Mais déjà, nous observons, à l’état d e
signaux faibles, les prémices d’une
tension sociale, d’un sentiment
ravivé de « deux poids, deux mesu-
res » entre les « premiers de tran-
chée » – caissières, livreurs, etc. –
et ceux qui sont aux p lus hauts éche-
lons dans le monde économique,
souvent en télétravail, et dont la
reconnaissance financière et sym-
bolique a toujours été traditionnel-
lement bien supérieure.

Anticipez-vous des mouve-
ments sociaux de grande
ampleur, une fois la crise
passée?
L’insécurité économique va succé-
der à la question s anitaire a u fur e t à
mesure que le péril imminent s’éloi-
gne. Or la question de la justice

CHLOÉ MORIN
Directrice
de l’Observatoire
de l’opinion
à la Fondation
Jean-Jaurès

« L’opinion
commence à
se demander “qui
va payer ?”. Il sera
difficile de faire
accepter aux
“gilets jaunes”
d’hier, souvent
en première ligne
aujourd’hui,
ou à des classes
moyennes
précarisées par
la crise, de payer
une facture dont
ils estiment ne pas
être redevables. »

d’un rebond au troisième trimestre,
qui s’effectueraient à partir de
niveaux extrêmement bas.
Pour l’heure, l’assureur-crédit ne
croit pas à une deuxième vague de
contamination, notamment en
Asie. Selon lui, le quatrième trimes-
tre sera, sur ce point, déterminant :
après la période de redémarrage
des appareils productifs mondiaux,
il devrait confirmer la reprise de
l’activité, à moins qu’une nouvelle
crise sanitaire survienne d’ici là.
Dans un tel contexte, la récession
guette pratiquement toutes les éco-
nomies : 68 pays devraient enregis-
trer u n recul d e leur PIB cette a nnée,
à commencer par les Etats-Unis
(–2,9 %). La Chine sauverait la mise
avec une croissance de 4 %, et l’Inde
de 3,5 %.
En Europe, les performances
seraient négatives partout notam-
ment en Allemagne (–6,7 %), en
Espagne (–6,8 %) et en Italie
(–8,2 %). Des baisses similaires sont

attendues en France (–6,8 %) et au
Royaume-Uni (–6,1 %).
L’assureur-crédit s’attend à une
hausse vertigineuse des défaillan-
ces d’entreprises au niveau mon-
dial. Celles-ci devraient progresser
de 25 % cette année au lieu des 2 %
prévus initialement. Les Etats-Unis
devraient connaître la plus forte
progression à 39 % devant le
Royaume Uni (+33 %) et la France
(+15 %). Cette hausse, si elle se con-
firmait pour l’Hexagone, porterait
le nombre de défaillances à 58.
sur le territoire national. Elles
avaient été de 63.000 en 2009, au
plus fort de la crise financière.

Forte contraction
du commerce international
En Italie, les banqueroutes d’entre-
prises devraient bondir de 18 %. La
hausse serait de 22 % en Espagne, et
de moitié moins en Allemagne
(+11 %). « L’ampleur du choc est tel
qu’en termes statistiques, on consi-

dère que l’on est dans les points aber-
rants », explique Julien Marcilly,
l’économiste en chef. C’est même à
se demander si les expériences du
passé peuvent servir à la moindre
prévision actuelle.
Le monde après avoir été con-
fronté à une crise de l’offre, lorsque
la Chine s’est arrêtée, subit désor-
mais un coup d’accordéon sur la
demande. Les usines qui recom-
mencent à tourner en Chine n’ont
pas forcément de clients étrangers
à livrer. Conséquence : le com-
merce international cale et devrait
terminer l’année à –4,3 %. Quant à
la Chine, où 89 % des travailleurs
ont pu retrouver leur domicile, son
défi aujourd’hui « n’est pas de
retrouver 100 % de sa capacité de
production car la demande mondiale
a faibli, mais de rester à vitesse
réduite et de faire en sorte qu’une
deuxième vague de contamination
n’arrive pas chez elle », résume
Julien Marcilly.n

Vers une « hausse vertigineuse »


des faillites dans le monde


Michel De Grandi
@MdeGrandi


Les scénarios p euvent être modifiés
à tout moment tant la période con-
naît un bouleversement économi-
que sans précédent. Ces préalables
posés, Coface s’est livré à un
numéro d’équilibriste en publiant
lundi des prévisions pour l’année en
cours. A ce stade, la croissance
mondiale devrait se contracter de
1,3 % en 2020 après +2,5 % l’an der-
nier. L’assureur-crédit fait l’hypo-
thèse d’un redémarrage prudent de
l’activité au deuxième trimestre et


Le coronavirus devrait
plonger 68 pays en réces-
sion cette année, selon
Coface. Les défaillances
d’entreprises devraient
bondir d’un quart, avec
des records de faillites
aux Etats-Unis (+39 %)
et au Royaume-Uni. (+33 %).


pourquoi l’amende n’est-elle
« que » de 135 euros?
Son corollaire, la demande
d’efficacité a, elle aussi, fait
des bonds. L’exécutif ne
prendrait donc qu’un
« risque d’opinion » limité
à avancer sur le traçage
numérique. De la « prison »
de leur confinement,
les Français y verraient
probablement un mieux.
En tout cas, pas une atteinte
à leur liberté. Est-ce pour
cela qu’il faut le faire?
Cédric O, chargé du
Numérique, est très allant. Il
devrait d’ailleurs s’exprimer
mercredi avec Olivier Véran,
son collègue de la Santé.
Mais le chef de l’Etat semble
nettement plus réservé. « Il
ne sent pas le truc », dit un
proche. « Il est très attentif à
la question des libertés
publiques », d’autant que son
aile gauche est sur les
starting-blocks pour monter

au créneau. Sur France 2,
il y a un point sur lequel
Christophe Castaner n’a
d’ailleurs pas bougé : « Il ne
faut pas renoncer à nos
valeurs fondamentales. »
A ce jour, Emmanuel
Macron serait ouvert à ce
que certains territoires se
saisissent de l’outil s’ils le
souhaitent, mais n’aurait
pas donné son feu vert à une
généralisation. L’essentiel
est ailleurs, dans ce retard à
combler sur les masques,
les tests et les respirateurs.
Retard admis et en passe
d’être comblé. « Nous avons
fait un repli tactique sur la
Somme », dit un proche.
Le chef de l’Etat devrait
s’exprimer jeudi ou
vendredi pour le dire
aux Français : quand
viendra le déconfinement,
nous serons prêts.
[email protected]

L’exécutif ne veut
surtout pas donner
l’impression de
rejeter un peu vite
un outil de lutte
contre l’épidémie.
Free download pdf