MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

14 |coronavirus DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020


Des chefs pour nourrir soignants et sans-abri

Cuisiniers, associations humanitaires ou encore épiceries paysannes se sont organisés pour fournir des repas

L


e message tourne depuis
vendredi 20 mars. Laeti-
tia Jacquesson, endocri-
nologue, relaie un appel
émanant du chef du service de
réanimation de l’hôpital de la Pi-
tié-Salpêtrière, à Paris : il « cherche
une entreprise de restauration col-
lective qui serait prête à offrir des
plateaux-repas au personnel hos-
pitalier ». La cafétéria de l’hôpital,
tenue par une entreprise privée, a
fermé ses portes lundi 23 mars.
Les soignants qui avaient l’habi-
tude d’y manger sont débousso-
lés. Au même moment, la « foo-
dosphère » est déjà en ébullition.
Certains répondent donc rapide-
ment à l’appel.
Ecotable est de ceux-là. Label ré-
compensant les restaurants dura-
bles, c’est aussi une association
qui regroupe les forces vives d’un
monde culinaire solidaire. Dès
mardi 17 mars, la communauté
Ecotable s’est concertée afin de
« restaurer les forces des soignants
grâce à des repas qui seront pensés
pour leur donner de l’énergie sans
être assommants » , dixit Hervé
Marro, président de l’association.
Composés par des chefs spéciali-
sés dans l’alimentation durable et
écoresponsable, les 500 repas dis-
tribués chaque jour en Ile-de-
France à partir du 30 mars, seront
à base de produits issus d’une
agriculture vertueuse, distribués
en circuit court. Car Ariane Del-
mas, chef des Marmites volantes
à l’origine du projet, Hervé Marro
et leurs acolytes pensent à long
terme. Il s’agit d’aider dans l’ur-
gence le personnel soignant tout
en mettant en place un modèle
d’entraide sociale qui pourrait
être pérenne. C’est pourquoi per-

sonne n’est bénévole : une cam-
pagne de financement participa-
tif a été lancée afin que chaque ac-
teur du processus, du fournisseur
au cuisinier en passant par le li-
vreur, soit rémunéré : « Tous ces
gens qui prennent soin de nos soi-
gnants doivent rester debout après
la crise » , affirme Hervé Marro.
De leur côté, Guillaume Gomez,
chef cuisinier de l’Elysée, et Sté-
phane Méjanès, journaliste, ont
lancé Les chefs avec les soignants,
une plate-forme à double entrée
qui permet aux hôpitaux d’expri-
mer leurs besoins, et aux chefs de
se porter volontaires pour cuisi-
ner des repas. Ici, tout le monde
est bénévole. Chacun travaille
dans son restaurant, alors qu’Eco-
table a mis en place une cuisine
centrale gigantesque où deux
chefs œuvrent à bonne distance
l’un de l’autre. L’enjeu est diffé-
rent puisqu’il répond à une de-
mande de la cellule de crise Co-
vid-19 de l’AP-HP de servir un re-
pas dominical aux soignants.
160 repas ont été livrés dimanche
22 mars, confectionnés à partir de
produits donnés par des partenai-
res tels que le marché internatio-
nal de Rungis ou Metro France,
pour ne citer qu’eux.

Réseaux sociaux et start-up
A l’heure où l’on écrit, d’autres
chefs s’organisent par l’intermé-
diaire des réseaux sociaux
comme Taku Sekine, Alexia Du-
chêne et Julien Sebbag #laresis-
tancedeschefs. En province, beau-
coup de cuisiniers contactent
Ecotable ou Les chefs avec les soi-
gnants, pour dupliquer leur sys-
tème de préparation et de livrai-
son de repas. La demande de sou-
tien du personnel soignant est
d’une telle ampleur que toutes les
offres sont les bienvenues, tant
qu’elles respectent les règles sani-
taires en vigueur. « Dans ce genre
de situation, il n’y a pas d’idée qui
se pique, il n’y a que des idées qui se
partagent » , conclut Hervé Marro.
Le docteur Vincent Degos, qui tra-
vaille au service de réanimation
de la Pitié-Salpêtrière, ne le con-
tredira pas. Avec ses équipes, ils
ont pu bénéficier de certains de
ces plats cuisinés pour eux. Sa
voix est fébrile lorsqu’il confie
que « ces élans de solidarité leur
donnent le mojo pour accomplir
leur mission ».

Tandis que des restaurateurs se
mobilisent pour nourrir les soi-
gnants, d’autres cuisiniers et as-
sociations ont uni leurs forces
pour alimenter les personnes dé-
munies, qui souffrent elles aussi
frontalement de la crise : « Les
sans-abri, les réfugiés, les person-
nes en grande précarité s’alimen-
tent habituellement dans les rues,
au marché noir ou dans les foyers
associatifs, témoigne Emma La-
vaur, chef et membre du collectif
Yes we camp. Avec le confinement,
il est devenu difficile pour eux de se
déplacer et de s’approvisionner,
l’offre alimentaire s’est réduite et
beaucoup de lieux d’accueil ont dû
fermer. »
L’un des centres névralgiques de
l’aide alimentaire d’urgence s’est
naturellement implanté aux
Grands Voisins, tiers-lieu du
XIVe arrondissement cogéré par
les associations Aurore, Plateau
urbain et Yes we camp, qui occu-
pent depuis 2014 l’ancien hôpital
Saint-Vincent-de-Paul. « On est

passés à un niveau d’urgence qui
dépasse l’entendement : tout a été
finalisé en quelques jours, lors de
réunions Skype et échanges Whats-
App » , explique Emma Lavaur,
avant de détailler l’organisation lo-
gistique : Linkee, start-up de redis-
tribution d’invendus alimen-
taires, approvisionne en denrées
brutes (récupérées auprès des res-
taurateurs, des grossistes ou des
supermarchés) ; aux fourneaux,
en alternance, les cuisiniers de l’as-
sociation Ernest et autres chefs
amis ; au conditionnement, un
roulement de bénévoles de Yes we
camp ; et à la distribution, les

membres de la communauté d’en-
traide Wanted. Tout cela en respec-
tant les consignes sanitaires et un
personnel réduit, pour transfor-
mer et distribuer de 1 200 à 1 500
repas par semaine, dont 600 livrés
en maraude le vendredi, le reste
dans des hôtels sociaux de la ville.
Les menus? Ils s’adaptent forcé-
ment aux aléas des arrivages.
Ainsi, cette semaine, le plat de ré-
sistance préparé aux Grands Voi-
sins, dont la cantine est d’ordi-
naire végétarienne, est à base de
volaille (avec légumes rôtis, hou-
mous et salade), pour écouler les
quelque cent pigeonneaux don-
nés par les boutiques Terroirs
d’avenir, ainsi qu’une partie des
dix tonnes de poulet récupérées
auprès d’un grossiste de Rungis.
Cuisiniers bistrotiers ou collec-
tifs de la restauration, commu-
nautés bénévoles ou associa-
tions humanitaires, grande dis-
tribution ou épiceries paysannes,
tous les acteurs petits et grands
contribuent.

Parallèlement, le groupe
Aurore, avec le soutien de la Ville
de Paris, a lancé, mardi 24 mars,
une distribution quotidienne de
5 000 paniers-repas sur trois si-
tes parisiens : à Barbès, au Car-
reau du Temple, et aux Grands
Voisins. L’élan de solidarité porté
par les réseaux sociaux est mas-
sif, les convergences d’acteurs so-
ciaux, inédites. Pour Julien Mei-
mon, fondateur de Linkee, qui li-
vre aussi les Restos du cœur, le
Secours populaire, le Samusocial
ou La Chorba, « le paysage de
l’aide sociale est complètement
bouleversé, des associations qui
ne se connaissaient pas se rappro-
chent et travaillent ensemble...
Cette crise donne lieu à de nouvel-
les dynamiques, multiples et puis-
santes, et cela évolue tous les
jours : nous sommes peut-être en
train de créer un modèle de chaîne
alimentaire efficace et durable
comme jamais ». p
marie aline
et camille labro

Le Tour de France mise toujours sur un départ fin juin

L’organisateur de la compétition cycliste, ASO, attend de connaître l’état de la pandémie dans un mois et envisage d’autres scénarios

L

e Tour de France sent le
vent du boulet passer. Le
report de l’Euro de football
puis des Jeux olympiques (JO), en
l’espace d’une semaine, a laissé
l’événement seul au milieu du
désert qu’est devenu le calen-
drier sportif estival.
Amaury Sport Organisation
(ASO) ne fait aucun commentaire
officiel – comme l’Union cycliste
internationale – sur les spécula-
tions concernant une annulation
ou un passage à un modèle réduit
de la course. En interne, on se dit
pas pressé de trancher.
La course est toujours prévue
pour s’élancer le 27 juin de Nice,
pour une arrivée à Paris le
19 juillet. Les JO et l’Euro, souligne
une source chez ASO, sont des évé-
nements quadriennaux, par défi-
nition reportables d’un an. Ce
n’est pas le cas du Tour, dont l’an-
nulation mettrait en péril le sport
cycliste. Seules les deux guerres
mondiales ont eu raison de ce
phénomène de société, a pour ha-
bitude de dire le directeur du Tour,
Christian Prudhomme. Mainte-
nant que les JO ont été décalés, l’ar-
gument ne pèse plus très lourd.

Parce que le Tour suppose la con-
tribution des services de l’Etat et
des collectivités, avec 29 000 poli-
ciers, gendarmes et pompiers mo-
bilisés, son destin n’est pas uni-
quement entre les mains de l’orga-
nisateur. « Ce n’est pas nous qui di-
rons oui ou non, dit-on au
ministère des sports, ce sera en
fonction des consignes gouverne-
mentales. » Dans un Tweet publié
tard mercredi 25 mars, la ministre,
Roxana Maracineanu, a donné la
ligne officielle du moment : « Le
Tour est un monument du sport. Il
est trop tôt pour décider. »

L’échéance du 1er mai
Il faut se fier aux interlocuteurs
d’ASO, en contacts réguliers avec
Christian Prudhomme et ses pro-
ches, pour connaître le calendrier
que s’est fixée l’entreprise. Adrien
Eymard, directeur marketing
France des pneus Continental,
sponsor majeur du Tour, affirme
qu’aucune date limite n’a été évo-
quée, mais que la décision sera
prise dans « quelques jours, quel-
ques semaines. Ils n’attendront pas
début juin ». « Si on est encore, mi-
avril, dans une phase de montée de

la pandémie, le Tour devient très,
très compliqué », estime Marc Ma-
diot, manageur de l’équipe Grou-
pama-FDJ et président de la Ligue
nationale de cyclisme.
Stéphane Villain, vice-prési-
dent du conseil départemental
de Charente-Maritime, où la
course observera son premier
jour de repos, et maire Les Répu-
blicains (LR) de Châtelaillon-
Plage, ville départ de la onzième
étape, a joint Christian Prud-
homme par téléphone le
22 mars : « Selon lui, pour le mo-
ment, il n’y a aucun problème, le
Tour va se dérouler comme prévu.
L’hypothèse d’un report n’a pas été

évoquée. Ce serait plus compliqué
si le confinement obligatoire
dépassait la date fatidique du
1 er mai, notamment pour l’entraî-
nement des coureurs. »
« Christian Prudhomme attend
de connaître la fin de la période de
confinement, confirme Jean
Deguerry, président LR du conseil
départemental de l’Ain, qui
accueillera deux étapes. Plus pes-
simiste, Philippe Dubernard,
chargé de la coordination du Tour
de France à Sisteron (Alpes-de-
Haute-Provence), qui accueillera
une arrivée et un départ d’étape,
« continue de croire à l’organisa-
tion du Tour, même si cela semble
de plus en plus difficile et dérisoire
à côté de ce qu’on vit ».
Si chacun semble s’entendre sur
l’échéance du 1er mai, les opinions
divergent concernant l’hypo-
thèse, envisagée par les organisa-
teurs, d’un Tour à huis clos. « Le
modèle économique du Tour ne
repose pas sur de la billetterie
mais sur les droits télé et la re-
transmission média », a rappelé
Roxana Maracineanu sur
France Bleu, mercredi, souli-
gnant q’un huis clos « ne serait

pas si pénalisant puisqu’on pour-
rait suivre à la télévision. »
Chez Continental, on confirme
que le scénario est sur la table et
qu’il est préférable à l’annulation,
même si cela implique la suppres-
sion de la caravane publicitaire et
peut-être du « village départ » (qui
permet d’inviter des clients).

Le huis clos, « ça ne colle pas »
Les équipes aussi sont prêtes à en-
visager un Tour sans public,
même si ce schéma serait, selon
Marc Madiot, difficile à mettre en
place. Iwan Spekenbrink, patron
de la formation Sunweb, qui repré-
sente les équipes dans les négocia-
tions avec les organisateurs et
l’UCI, explique : « Sans public, à une
autre date... tant que la santé est
assurée. Il est important qu’il y ait
un Tour de France. Je peux même
imaginer que ce soit la course de re-
prise, même s’il faudra s’assurer
que tout le monde ait pu s’entraîner
avant un minimum. »
Une hypothèse qui n’enchante
pas Marc Madiot, pour qui « il faut
un minimum de courses en juin
pour prendre le départ dans des
conditions à peu près normales ».

Les plus réticents à convaincre
seront les élus, tous opposés à
l’hypothèse d’un Tour sans public.
« Un Tour avec des coureurs mais
pas de public, ça ne colle pas » , dit
Michel Valla, maire divers droite
de Privas (Ardèche), arrivée de la
cinquième étape. « Ce serait catas-
trophique, renchérit Daniel Spa-
gnou, maire LR de Sisteron. Même
si c’est un crève-cœur, je préfère
qu’on le reporte pour en faire une
très belle fête l’année prochaine. »
« A huis clos, ce n’est plus le Tour.
Et pour nous, collectivités, ce serait
une terrible frustration, s’agace Ro-
bert Casadebaig, maire divers
droite de Laruns (Pyrénées-Atlan-
tiques). S’il faut le faire, on ne se dé-
robera pas. Mais empêcher les gens
d’aller voir les étapes de montagne
me semble assez irréaliste. »
Pour les collectivités, un report
en août n’aurait pas non plus
grand intérêt : à cette période, l’in-
dustrie touristique tourne déjà à
plein, avec ou sans Tour de
France.p
clément martel,
clément guillou,
adrien pécout
et nicolas lepeltier

Parce que le Tour
suppose la
contribution des
services de l’Etat,
son destin n’est
pas uniquement
entre les mains
de l’organisateur

Dans
les cuisines
de Belle
Maison,
à Paris,
le 22 mars.
Ce restaurant
participe
à l’opération
Les chefs avec
les soignants.
JULIE LIMONT

Il s’agit d’aider
dans l’urgence,
tout en mettant
en place
un modèle
d’entraide sociale

Le docteur
Vincent Degos,
qui travaille à la
Pitié-Salpêtrière,
est fébrile
lorsqu’il confie
que « ces élans
de solidarité leur
donnent le mojo
pour accomplir
leur mission »
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