MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020 horizons| 19


L’église évangélique
de La Porte ouverte
chrétienne,
dans le quartier
de Bourtzwiller,
à Mulhouse
(Haut-Rhin),
le 4 mars. THIERRY
GACHON/PHOTOPQR/MAXPPP

précisant avoir participé au rassemblement. »
Le 5 mars, le pasteur Peterschmitt est
lui-même admis à l’hôpital Emile-Muller de
Mulhouse dans un état grave : perfusion,
oxygène...
Trois jours plus tôt, le docteur Joy Mootien,
réanimateur dans ce même hôpital, a vu arri-
ver aux urgences un premier patient en dé-
tresse respiratoire. En recevant cet homme
de 66 ans, il n’a pas tout de suite pensé au
Covid-19. « Depuis le 24 février, nous étions
plutôt en alerte sur d’éventuels patients venus
de zones à risque, Chine, Corée ou l’Italie
, se
souvient-il. Nous n’imaginions pas, à ce stade,
que la contamination pourrait venir de Mul-
house-même.
» Personne, dans son service,
n’a encore entendu parler de la réunion évan-
gélique qui s’est achevée une semaine plus
tôt, à moins de dix kilomètres. « C’est l’épouse
de ce patient qui m’en a parlé la première,

raconte le docteur Mootien. Ils y participaient
chaque année. Elle pensait que le jeûne avait
peut-être affaibli son mari. »
Le signalement
passe à l’ARS, qui fait aussitôt le lien avec les
enfants déjà dépistés.
Très vite confronté à l’afflux de malades,
l’hôpital bloque une vingtaine de lits de réa-
nimation. Le docteur Olivier Hinschberger,
chef du service de médecine interne, se
charge du dépistage et crée le 5 mars une
autre unité « Covid » d’une douzaine de lits
pour ceux ne nécessitant pas d’assistance
respiratoire : « A 14 heures, elle était vide, à
2 heures du matin, le lendemain, nous n’avions
plus de lits disponibles. Sur les treize premières
admissions, dix se trouvaient au rassem-
blement religieux. »
C’est une vague inatten-
due, énorme, inépuisable, où se trouvent
donc le pasteur et sa femme, tandis que leur
fils Jonathan, lui, est transféré au CHU de
Strasbourg. Dans les services réservés à ces
nouveaux malades, médecins et infirmières
sont parfois surpris de voir un bras se lever
d’un lit pour les bénir...


À LA RECHERCHE DU « PATIENT ZÉRO »
Toute la semaine, des dizaines de personnes
présentant les mêmes symptômes affluent.
« Revenez-vous de Chine? » « Revenez-vous
d’Italie? »
Pour les premiers cas apparus dans
le Grand-Est, la consigne était de poser ces
deux questions avant de les dépister. Les
médecins y ajoutent désormais une
troisième : « Etiez-vous au rassemblement
évangélique? »
Parmi les quatre-vingts pa-
tients contaminés recensés par l’hôpital de


Mulhouse, soixante-douze ont assisté à la se-
maine de prière et de jeûne. Reste une
énigme : qui est le « patient zéro »?
« La mère des deux enfants qui a donné
l’alerte était malade avant notre rassemble-
ment. Moi-même, j’ai eu dans ma patientèle
des personnes qui présentaient ces symptô-
mes juste avant la mi-février » , tente de re-
constituer le docteur Jonathan Peterschmitt.
Chacun se perd en conjectures. Son père
note que, depuis le succès, en juin 2018, en
Asie, d’une émission culinaire tournée à Col-
mar, la région est devenue un lieu de tou-
risme pour les Chinois, notamment les mar-
chés de Noël. Plus sérieusement, le docteur
Hinschberger, de l’hôpital de Mulhouse,
note que, parmi les fidèles dépistés, « un cou-
ple coche deux cases : il a séjourné en Italie du
Nord, puis s’est rendu à la semaine de prière.
Mais comment savoir s’ils sont vraiment les
patients zéro de ce cluster? »
Dès le 7 mars déferle la deuxième vague. Ce
ne sont plus seulement les participants au
rassemblement, mais leurs familles, leurs
amis, leurs voisins parfois. « J’ai six enfants et
treize petits-enfants. Tout le monde s’est ré-
vélé positif, jusqu’aux bébés », témoigne le
pasteur Peterschmitt, désormais sorti de
l’hôpital. Chaque fidèle, chaque responsable,
rembobine son emploi du temps. « Douze At-
sem, ces agents travaillant en écoles mater-
nelles, en contact direct avec des enfants des
écoles publiques étaient au rassemblement »,
s’inquiète la sénatrice (LR) du Haut-Rhin
Catherine Troendlé.
A l’hôpital Emile-Muller de Mulhouse , « mé-
decins, infirmiers, personnel de ménage, am-
bulanciers, tout le monde est mobilisé, les étu-
diants et les retraités sont rappelés » , raconte
le docteur Mootien. 392 des 1 027 lits sont
alors réservés pour les patients « Covid ».
Mais, surtout, des cas se sont déclarés dans
toute la France, et des malades font le lien
avec le rassemblement évangélique. Jusqu’au
cluster alsacien, les autorités sanitaires fran-
çaises espéraient encore contenir des foyers
épidémiques, comme aux Contamines. Dé-
sormais, c’est terminé. « Mulhouse est le pre-
mier événement de “ super-propagation ”,
comme on dit dans notre jargon d’épidémiolo-
gistes , explique au Monde le docteur Arnaud
Fontanet, membre du conseil scientifique.
Pour la première fois se produit ce que nous re-
doutions : des lits de réa saturés. L’idée qui
nous guidait – canaliser les flux de patients,
aplanir le pic de l’épidémie – est mise à mal. »

Au fil du mois de mars, les cas se multi-
plient. A Briançon, dans les Hautes-Alpes,
trois fidèles revenus de Mulhouse sont infec-
tés. Un couple d’évangéliques de La Porte
ouverte est testé positif à l’hôpital d’Agen,
l’épouse est transférée à Bordeaux. Les voi-
sins, souvent, s’étonnent : ils ignoraient
qu’ils étaient membres d’une église évangéli-
que. A Quettetot, dans le Cotentin, le maire,
Jean Hamelin, est surpris d’apprendre qu’un
couple catholique revient, lui aussi, du ras-
semblement de Mulhouse : « Le 4, elle est hos-
pitalisée à l’hôpital de Saint-Lô, son mari est
testé positif lui aussi » , indique-t-il.
En Bourgogne-Franche-Comté, l’agence ré-
gionale de santé annonce, le 8 mars, au moins
26 cas de Covid-19 dont « la plupart », dit-elle,
sont liés au rassemblement évangélique. Le
virus vient mettre en danger les personnes
les plus faibles et les plus âgées : les maisons
de retraite. A Thise, dans le Doubs, une aide-
soignante ayant assisté à la semaine de jeûne
de La Porte ouverte est soupçonnée d’avoir
contaminé une dizaine de pensionnaires de
l’Ehpad dans lequel elle travaille. « Un bidon
d’essence sur un feu de paille » , dira plus tard
Patrick Vogt, médecin régulateur du SAMU de
Mulhouse. En huit jours, cette flambée de ma-
lades a fait du département du Haut-Rhin le
plus gros foyer de contamination en France.

EN GUYANE, UN « CHÂTIMENT DIVIN »
Rien n’arrête le virus ; il franchit même les
mers. La petite troupe d’évangéliques guya-
nais et leur pasteur ont repris l’avion et ont
atterri à Cayenne. Dans ce bout de France, de
l’autre côté du monde, les pentecôtistes font
chaque année de nouveaux adeptes et comp-
tent déjà une soixantaine de lieux de culte
pour moins de 300 000 habitants. Les pèle-
rins de retour de Mulhouse y sont donc ac-
cueillis à bras ouverts... Parmi eux, trois en-
seignants, un médecin du centre hospitalier
de Saint-Laurent-du-Maroni, et le pasteur,
ressentent bientôt les symptômes d’une sup-
posée grippe. Moins d’une semaine après
leur retour, ils sont hospitalisés. La Guyane
était jusqu’ici épargnée par l’épidémie, voilà
que les croyants de retour chez eux créent,
bien malgré eux, un foyer de contamination.
A Mulhouse, les esprits demeurent ration-
nels. « Qu’une église traverse une telle épreuve
ne signifie pas que Dieu soit contre celle-ci.
Non, il ne s’agit pas d’un jugement de Dieu! »,
écrivent le 14 mars, sur le site Info chrétienne,
une trentaine de pasteurs, blogueurs, entre-
preneurs et responsables de missions évan-
géliques. Mais, en Guyane, où le corpus chré-
tien s’imprègne des croyances magico-reli-
gieuses héritées des anciens esclaves, des
prédicateurs assurent qu’il s’agit là d’un châ-
timent divin. Inquiet, l’évêque de Cayenne
prend la plume dans le quotidien France-
Guyane : « Dieu n’est pas responsable de cette
pandémie !, écrit Mgr Emmanuel Lafont le
23 mars, Dieu ne punit jamais (...) La Bible n’a
jamais parlé du Covid-19! »
Les six retraitées corses, elles, fréquentent
l’église évangélique de Bethel, dans le quar-
tier populaire des Salines, à l’entrée de la ville.
Son pasteur, Douglas Dos Santos, d’origine
brésilienne, a quitté Cayenne, justement,
pour s’installer en Corse en 2003. Elles ont re-
pris, le samedi 22 février, un vol pour Ajaccio,
et rejoint leur appartement ou leur village de
la plaine de Peri, sur la route de Bastia.
Dix jours plus tard, l’une d’elles, tout juste
septuagénaire, se sent mal. « Le dimanche
1 er mars, ma mère dit : “Je ne suis pas bien, on
a dû prendre froid ”, raconte sa fille. Le mardi,
elle entend parler de Mulhouse aux informa-
tions. Elle a tous les symptômes et appelle el-
le-même le 15 dans la nuit. » Direction « les
box spécial Covid-19 » , huit lits isolés, réser-
vés, là aussi, aux patients contaminés. Mais
une autre de ses amies, tombée malade plu-
sieurs jours plus tôt et qui souffrait réguliè-
rement de pneumopathies, s’est fait inno-
cemment hospitaliser en pneumologie.
« Personne n’avait encore entendu parler de
Mulhouse, se désole un médecin du centre
hospitalier de la Miséricorde, à Ajaccio. Et
c’est ainsi que notre hôpital est devenu un
cluster dans le cluster. »
L’île est en effet devenue l’un des princi-
paux foyers de contamination du pays : en
l’absence de CHU, c’est désormais un navire
militaire, le Tonnerre, qui transporte les ma-
lades dont l’état est alarmant d’Ajaccio à Mar-
seille. Les morts s’additionnent, comme à
Mulhouse, où La Porte ouverte chrétienne
connaît une hécatombe : depuis le début de
la semaine de jeûne, le 17 février, dix-sept par-
ticipants sont morts. « Un chiffre qui ne
concerne que notre stricte communauté,

soupire le pasteur Peterschmitt. Pour les
autres, nous n’en savons rien... »
Poussée sous les projecteurs, l’église de La
Porte ouverte de Mulhouse devient, courant
mars, la responsable de tout le mal du pays.
Même la préfète du Grand-Est et du Bas-Rhin,
Josiane Chevalier, la montre du doigt. « L’épi-
démie est partie d’un rassemblement évangé-
lique qui a eu lieu dans le Haut-Rhin, avec plus
de 3 000 personnes et un non-respect des me-
sures barrières : en résumé, tout ce qu’il ne faut
pas faire. On paie le non-respect des mesures
de base » , lâche le 17 mars la nouvelle préfète,
promue moins de deux mois plus tôt à la tête
de cette « super-région ».
« Je ne veux pas polémiquer, mais ces mots
ne contribuent pas à la paix sociale, soupire
Samuel Peterschmitt entre deux quintes de
toux. Les gestes barrières n’existaient pas à
l’époque, Emmanuel Macron serrait des
mains, et les rassemblements de 5 000 person-
nes étaient autorisés. C’est comme si un poli-
cier me verbalisait pour un feu rouge brûlé
alors que ce feu n’existait pas, ajoute le pas-
teur, qui aime fleurir ses explications de pa-
raboles, comme ses prédications. Il me sem-
ble qu’en ces temps troublés les politiques de-
vraient peser leurs paroles, qui sont d’or. Cer-
tains ne nous ont pas épargnés... »
Le 22 mars, à l’Assemblée nationale, Jean-
Luc Mélenchon a en effet ces mots qui font
encore frémir le pasteur : « Cela fait plusieurs
fois que vous nous parlez de cette réunion
sans dire de quoi il s’agit, peste dans l’Hémicy-
cle le chef de file de La France insoumise. Il
s’agissait d’une réunion religieuse qui a per-
mis cette contamination. Si ça avait été des
musulmans, on en aurait entendu parler pen-
dant des jours! » Apprenant la présence d’en-
fants à la fameuse semaine de jeûne et de
prière, la sénatrice Catherine Troendlé, qui a
travaillé sur le désendoctrinement des djiha-
distes, pointe, elle, « ce qui pourrait être une
autre forme d’endoctrinement ».
Au CHU de Strasbourg, à son tour sub-
mergé, le directeur général Christophe Gau-
tier compte 253 de ses soignants testés posi-
tifs sur 12 500 salariés. « On a payé un lourd
tribut au foyer de contamination initial de
Mulhouse. Un certain nombre de membres de
nos équipes assistaient à ce rassemblement
religieux et ont porté la contamination
auprès de leurs collègues » , accuse le haut
fonctionnaire. « On a l’impression qu’on n’est
qu’un nid d’infection, que nous n’avons plus
de noms et de prénoms... », regrette le pasteur
Peterschmitt. « Même le terme cluster, c’est
très stigmatisant. »

« ON RÉCLAME NOTRE MORT »
Les heures sombres ressuscitent toujours les
passions mauvaises. Le 22 mars, La Porte
ouverte s’apprête à retransmettre le culte
« en live » , et, dit-elle, en a averti la sous-pré-
fecture. La cérémonie doit se dérouler sans
public mais avec un musicien et une chan-
teuse. Deux pasteurs et les techniciens, tous
salariés de l’église, ont garé cinq voitures sur
le parking. Une photo de ce petit regroupe-
ment de 11 personnes est postée sur Face-
book par une riveraine indignée : « Est-ce nor-
mal qu’ils puissent se rassembler alors qu’ils
sont la souche de toute cette contamina-
tion? » Alertée, la police se rend sur place et
constate que l’attroupement est légal, puis-
que inférieur à 20 personnes.
« Depuis cet épisode, sur les réseaux sociaux,
s’inquiète Samuel Peterschmitt, on réclame
notre mort, on menace de nous abattre à la
kalachnikov... » L’incident leur sert de leçon,
et les cultes des dimanches et mardis sont dé-
sormais filmés à domicile, « la louange sera
assurée par Jérémie, le message par Jean-Ma-
rie, depuis chez eux », prévient le site de
l’église. « On a l’impression de voir renaître des
scènes du Moyen Age et de la peste noire, sou-
pire encore le pasteur Peterschmitt. Je suis au
regret de constater qu’il n’y a pas d’unité na-
tionale. Il ne faut pas raconter des contre-véri-
tés, ni faire de nous des boucs émissaires. »
Le pasteur Peterschmitt espérait bien dire
tout cela à Emmanuel Macron, le 25 mars, à
Mulhouse, où le président rendait hommage
aux médecins de l’hôpital de campagne de
l’armée. Lui confier que La Porte ouverte
chrétienne demandait au « Seigneur » de « bé-
nir le président de la République », et « priait
pour lui à chaque culte ». Emmanuel Macron
a décliné l’invitation. Mercredi, le président
de la République – qui portait un masque,
cette fois – a préféré regarder du côté des « hé-
ros en blouse blanche » que des fidèles de
l’église évangélique.p
raphaëlle bacqué
et ariane chemin

« MULHOUSE


EST LE PREMIER


ÉVÉNEMENT


DE “SUPER-


PROPAGATION”.


L’IDÉE QUI


NOUS GUIDAIT


- APLANIR LE PIC


DE L’ÉPIDÉMIE –


EST MISE À MAL »
ARNAUD FONTANET
membre du conseil
scientifique
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