DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
CULTURE
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« Rien de sulfureux dans le livre de Woody Allen »
Manuel Carcassonne, directeur général des éditions Stock, revient sur l’autobiographie du cinéaste à paraître
ENTRETIEN
L
es éditions Stock (Ha-
chette Livre) ont décidé
de maintenir la pu-
blication de l’autobiogra-
phie de Woody Allen, Soit dit en
passant , et de sortir ce livre, tra-
duit en français par Marc
Amfreville et Antoine Cazé, mer-
credi 13 mai. Cet ouvrage devait
initialement sortir aux Etats-
Unis chez Grand Central
Publishing, autre filiale d’Ha-
chette Livre, qui publie égale-
ment Ronan Farrow, le propre fils
de Woody Allen. Ce dernier repro-
chait à l’éditeur de ne pas avoir
pris assez de précautions dans
cette autobiographie, en ce qui
concerne les accusations d’agres-
sion sexuelle qui visent Woody
Allen. Sa fille adoptive, Dylan
Farrow, affirme avoir été abusée
sexuellement à l’âge de 7 ans,
en 1992, ce que le réalisateur a
toujours nié. Face au tollé et aux
manifestations des salariés,
Hachette Livre a renoncé à le
publier aux Etats-Unis. Manuel
Carcassonne, directeur général
de Stock, s’explique.
Vous maintenez la publication
de l’autobiographie de Woody
Allen, « Soit dit en passant »,
dont la sortie est finalement
prévue le 13 mai. C’est une
victoire pour vous?
C’est beaucoup dire. Depuis le
début, j’ai persisté à vouloir pu-
blier ce livre en raison de son inté-
rêt culturel et littéraire. C’est de-
venu un enjeu de liberté d’expres-
sion. On a surtout l’impression de
voir l’un de ses films, quelque
chose d’imparfait et d’éternelle-
ment adolescent.
A qui avez-vous racheté
les droits? Quel est leur
montant?
Les droits mondiaux ont été
rendus par l’éditeur américain à
l’auteur. Après un flou qui a duré
quelques jours, tous les droits
mondiaux ont été repris par une
merveilleuse éditrice, Jeannette
Seaver, fondatrice d’Arcade
Publishing, une figure du fémi-
nisme. Je la connais bien depuis
des années. Elle m’a contacté il y a
quinze jours et j’ai repris les droits
en langue française, pour un prix
que je ne donne pas mais qui est
raisonnable.
Pour Woody Allen, ce n’est pas
une affaire d’argent, mais de
détermination à ce que ce texte
soit librement distribué dans
tous les pays du monde. Il le sera
aussi en Italie, en Allemagne et
en Espagne.
Considérez-vous que Grand
Central Publishing a été trop
frileux en refusant de publier
cet ouvrage aux Etats-Unis?
Je ne crois pas. Le contexte
culturel américain est complète-
ment différent du contexte
français. Le film précédent de
Woody Allen, Un jour de pluie à
New York , n’a pas pu sortir aux
Etats-Unis mais a pu être vu en
France. Woody Allen est un ci-
néaste que les Français ont tou-
jours aimé et suivi.
Aux Etats-Unis, les attaques per-
sistantes de Mia Farrow [l’an-
cienne compagne de Woody
Allen] rendaient la publication
plus aléatoire et plus difficile. Les
conditions ne sont pas les mêmes
qu’en Europe. L’affaire Weinstein
a mis en action un profond et né-
cessaire changement, mais il a ses
victimes collatérales. Woody Allen
n’a rien à voir avec ça. C’est un en-
chanteur burlesque, l’équivalent
au cinéma du Prix Nobel Isaac
Bashevis Singer en littérature.
Il n’y a rien de sulfureux dans le
livre. Je suis totalement persuadé
que l’affaire pour laquelle Woody
Allen a été deux fois blanchi aux
Etats-Unis ne doit pas entrer en
ligne de compte. Il s’en explique
longuement dans le livre et cite
le témoignage accablant pour
Mia Farrow de son fils Moses. A
partir du moment où ce livre a
rencontré des difficultés de
publication, il est devenu vital de
lui accorder plus d’attention.
C’est une nécessité en France,
Un récit d’apprentissage picaresque qui vire au plaidoyer
Dans « Soit dit en passant », Woody Allen se dispense de parler de son art pour revenir aux griefs que le monde lui fait
CRITIQUE
I
l y a quarante ans, Woody
Allen faisait dire à un produc-
teur sortant de projection : « Il
n’est plus drôle. » Sandy Bates, le
héros de Stardust Memories
(1980), un rôle que le réalisateur
s’était attribué, devait se défendre
contre la déception de ses fans,
qui préféraient ses films comi-
ques, ceux du début. Les lecteurs
de Soit dit en passant ( Apropos of
Nothing , en version originale)
préféreront sans doute les pre-
miers chapitres de cette autobio-
graphie, récit picaresque d’une
enfance et d’une jeunesse new-
yorkaises, à la suite du livre, un
plaidoyer au long duquel Woody
Allen se débat contre une accusa-
tion qui a été démentie par deux
enquêtes distinctes, mais que sa
victime présumée maintient.
L’auteur d’ Annie Hall (1977) se pré-
sente dès les premières pages
comme un misanthrope incapa-
ble d’ « aimer ou de faire confiance
à » ses semblables, un trait ap-
paru, selon lui, à l’âge de 5 ans.
Mais au fil des ans, Woody Allen
en compte 84 aujourd’hui, on a
parfois l’impression que cette
posture est en partie une cons-
truction destinée à dissimuler
l’amertume née de la mise au ban
dont le cinéaste a fait l’objet.
« J’espère que ce n’est pas pour ça
que vous avez acheté ce livre » , écrit
l’auteur au moment d’aborder
l’histoire de sa vie avec Mia Farrow
et de ses retombées cataclysmi-
ques. De fait, on ne trouvera dans
ces longues pages qu’une recen-
sion exhaustive des arguments de
la défense contre l’accusation
d’agression sexuelle sur Dylan
Farrow, la fille adoptive de Mia Far-
row et Woody Allen, portée par sa
mère en 1992 alors que Dylan avait
7 ans. Le cinéaste détaille par le
menu la chronologie : la genèse de
sa liaison avec Soon-Yi, alors âgée
de 22 ans, sœur aînée de Dylan,
adoptée par Mia Farrow et le chef
d’orchestre André Previn ; la dé-
couverte de cette affaire par la
mère de la jeune fille qui était la
compagne et l’interprète d’élec-
tion de Woody Allen depuis plus
de dix ans ; le surgissement de l’ac-
cusation de pédophilie, les enquê-
tes des services sociaux qui abou-
tissent à l’abandon des poursuites
pénales ; les disputes acrimonieu-
ses autour du droit de garde de
Dylan et de Satchel (qui deviendra
Ronan Farrow), le fils biologique
des amants déchirés.
Arrivé au terme de ce récit, le li-
vre est – comme son auteur, on
l’imagine – exsangue. L’évocation
du Brooklyn des années de guerre,
le portrait de Martin Konigsberg,
son père, qui vivait d’arnaques et
de paris, la transformation d’Allan
Stewart Konigsberg en Woody
Allen au contact de l’élite de l’hu-
mour juif new-yorkais (Mel
Brooks, Neil Simon, Sid Caesar...),
ne sont plus qu’un souvenir.
Machisme affligeant
Certes la prose de Soit dit en pas-
sant ne vaut pas les dialogues
d’ Annie Hall ou de Coups de feu sur
Broadway (1994), mais l’auteur s’y
essaie, avec un certain succès, à la
manière de différents écrivains
new-yorkais du siècle dernier,
Damon Runyon ou S. J. Perelman
(humoriste pour lequel il confesse
d’ailleurs une révérence absolue).
Apparaît ainsi l’autoportrait d’un
mauvais sujet, cancre toujours
prêt à fuir son école de Brooklyn
pour les cinémas de Manhattan,
qui – bien avant sa puberté – rêvait
d’offrir des Dry martini à ses con-
quêtes. Un garçon sportif, qui ne li-
sait rien d’autre que des livres de
magie dont il se servait pour tri-
cher aux cartes ou aux dés.
Ce n’est pas une révélation,
Woody Allen s’est toujours dé-
fendu d’être un intellectuel, mais
il n’avait jamais pris le temps de
détailler la belle imposture sur la-
quelle est fondée sa réussite : l’in-
filtration de l’intelligentsia plané-
taire par le digne fils d’un petit ar-
naqueur de Brooklyn. De cette gé-
néalogie il garde des traits
souvent désuets (son amour
d’une musique déjà démodée
quand il était enfant, sa haine de
la technologie), parfois déplai-
sants. Alors qu’il ne tarit pas d’élo-
ges sur le talent de ses actrices, de
Louise Lasser, sa deuxième
épouse, à Scarlett Johansson, il en
parle aussi en des termes d’un
machisme affligeant : de cette
dernière, il écrit « quand on la ren-
contre, il faut se frayer un chemin à
travers les phéromones ».
Mais arrivé à ce moment du par-
cours de Woody Allen – son exil
européen, le succès de Match Point
(2005) ou de Vicky Cristina Barce-
lona (2008) – Soit dit en passant
n’est plus qu’une énumération de
titres de films et de noms propres.
L’auteur se défend (à tort) d’être un
grand cinéaste, se dispensant ainsi
de parler de son art, pour revenir
aux griefs que le monde lui fait,
auxquels il prétend opposer une
indifférence dont le ton de ce livre
dit bien qu’elle est feinte.p
thomas sotinel
Apropos of Nothing, Arcade
Publishing, New York, 400 p.
A Paris,
le 18 janvier 2018.
FRANCK FERVILLE/AGENCE VU
pays de la liberté et du droit
d’expression.
Avez-vous hésité à le publier?
Non, pas une seconde. Je suis
très fier de publier cette autobio-
graphie de 650 pages sur le par-
cours d’un cinéaste qui a signé
plus de cinquante films, émaillée
d’anecdotes, pleine d’autodéri-
sion, de drôlerie, d’humour.
Dans l’édition, l’autocensure
venait jusqu’à présent de
critères juridiques. Les critères
moraux semblent prendre
de plus en plus de place...
J’ai reçu des dizaines et des dizai-
nes de messages de soutien, de la
part de femmes, d’hommes, de
toutes générations, quand j’ai an-
noncé que je publierais ce livre. Je
fais simplement mon métier. Il
faut distinguer la judiciarisation
de la vie éditoriale – être attentif au
respect de la loi – de sa moralisa-
tion, qui est un fléau. Il ne faut en
aucun cas céder aux pressions
mais être conscient que notre épo-
que est beaucoup plus attentive
aux impératifs moraux. Il faut
aussi écouter les critiques faites
par les jeunes générations, mais
pas forcément les suivre. Il est im-
portant de donner au public les li-
vres à partir du moment où ils ne
sont pas juridiquement condam-
nables ; les lecteurs, adultes et res-
ponsables, jugeront d’eux-mêmes.
Dans le cas de Woody Allen, il
s’agit d’un cinéaste, un artiste que
la justice a entièrement inno-
centé par deux fois. Il n’y a aucun
problème juridique ni moral à le
publier et à le soutenir. Pour quel-
qu’un de ma génération, le ci-
néma de Woody Allen a été totale-
ment formateur. Tous ses films,
comme Manhattan , nous ont ini-
tiés à la vie de la société new-yor-
kaise, y compris celle de la com-
munauté juive, avec ses drôleries
et son histoire.
Vous avez tout de même retiré
de la vente « Un diable dans
le bénitier », de Gabriel
Matzneff, publié en 2017.
Pour quelles raisons?
Il n’y avait rien de répréhensi-
ble dans ces chroniques. Je
n’aurais jamais pris la décision de
publier le journal de Gabriel
Matzneff avec des pages juridi-
quement délictueuses. J’ai été
contraint de le retirer du com-
merce au moment où la publica-
tion de cet auteur n’était pas sou-
tenable. Il n’y a dans mon esprit
aucune comparaison à faire avec
Woody Allen.p
propos recueillis
par nicole vulser
« Il faut
distinguer la
judiciarisation
de la vie
éditoriale de sa
moralisation qui
est un fléau »