24 |culture DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
La chanson fleuve de Bob Dylan
sur Kennedy et la fin de l’innocence
Le Nobel américain de littérature a publié « Murder Most Foul », son premier titre original depuis 2012
MUSIQUE
C’
était un jour sombre à
Dallas en novem-
bre 1963/Un jour à ja-
mais frappé d’infamie. » C’est par
ces mots que débute Murder Most
Foul , chanson-fleuve de dix-sept
minutes et 164 vers, mise en ligne
dans la nuit de jeudi à vendredi
27 mars. Avec comme fixations,
l’assassinat de John Fitzgerald
Kennedy et la Dealey Plaza de la
ville texane, « le lieu où la foi, l’es-
poir et la charité sont morts ». Le
timbre nasillard et les éraille-
ments de gorge identifient immé-
diatement l’auteur de ce requiem
de l’idéalisme sixties, émaillé de
références bibliques (l’Antéchrist,
le Jugement dernier, la harpe de
David) : Bob Dylan, qui n’avait
plus publié de chanson originale
depuis son 35e album studio , Tem-
pest , en 2012.
Sur son site (Bobdylan.com), le
sphinx du Minnesota, 78 ans,
évoque dans un message à ses
fans la pandémie : « Protégez-
vous, soyez vigilants et que Dieu
veille sur vous. » En cadeau, Mur-
der Most Foul, dont le titre en let-
tres gothiques de journal accom-
pagne un portrait de Kennedy , à
côté de l’annonce de l’annulation
des concerts que le Prix Nobel de
littérature 2016 devait donner au
Japon en avril. Dylan, qui a tou-
jours cultivé le plus grand flou ar-
tistique , ne donne évidemment
aucune indication de date et de
lieu pour cette « chanson inédite
que nous avons enregistrée il y a
quelque temps ».
Record battu
L’accompagnement est minima-
liste, une ligne de violoncelle et un
piano réverbéré, rejoints par des
éclats de cymbale et roulements
de toms. Le ton est à la confidence,
entre le récitatif et le chant, dans la
tradition du talkin’blues. Murder
Most Foul est un emprunt à
Hamlet , quand le Spectre
d’Hamlet père révèle à son fils que
Claudius l’a assassiné et réclame
vengeance pour ce « meurtre hor-
rible et monstrueux ». Avec la Bible,
le Grand Will a toujours constitué
une des principales sources pour
le songwriter américain, qui pos-
sédait un chien nommé Hamlet
quand il vivait à Woodstock (Etat
de New York) à la fin des années
- Le Marchand de Venise et
Lady Macbeth sont cités plus loin
dans la chanson.
Souvent accusé de s’adonner à
l’intertextualité, sinon au plagiat,
Dylan n’a tenu aucun compte de
ces critiques. Murder Most Foul est
un intense exercice de name-
dropping dans la lignée des classi-
ques de l’an de grâce 1965 , Desola-
tion Row et Tombstone Blues. Au
sujet du 22 novembre 1963 à Dal-
las, on retiendra cette forte for-
mule, « des milliers regardaient,
personne n’avait rien vu » , l’allu-
sion aux « dettes impayées » lé-
guées par les louches affaires de
Joe Kennedy et une mise en cause
directe du successeur à la Maison
Blanche, Lyndon Baines Johnson
( « Nous avons déjà quelqu’un pour
te remplacer » , se félicitent les
commanditaires de l’assassinat).
Dylan revisite ensuite, non plus
la Highway 61, mais la fin d’une in-
nocence que symbolisait I Want
To Hold Your Hand , des Beatles,
single qui lança fin 1963 la British
invasion en Amérique. L’adepte
de l’écriture automatique glisse à
une autre chanson des Fab Four le
( Revolution 9) pour se fixer sur
l’année 1969.
« Trois clochards arrivent, tous
vêtus de haillons » répond à une
description du trio de la « famille »
Manson qui tua l’actrice Sharon
Tate et ses amis dans la propriété
de Roman Polanski, pour con-
duire au festival de Woodstock (on
entend Dylan annoncer qu’il s’y
rend alors qu’il en fut le grand ab-
sent...) et à son négatif, le désastre
d’Altamont, ce concert des Rolling
Stones qui sonna le glas de la béa-
titude hippie. Le grand opéra-rock
de cette année-là, le Tommy des
Who, n’a pas été oublié.
Les derniers couplets de Murder
Most Foul , en formant un im-
mense juke-box, donnent tout
pouvoir à la musique. Le narrateur
demande à Wolfman Jack – ou
plutôt à son fantôme puisque ce-
lui-ci est mort en 1995 –, l’un des
plus célèbres disc-jockeys d’Amé-
rique, de passer à l’antenne une
liste non exhaustive d’artistes et
de chansons issus des registres
des traditionnels ( Tom Dooley,
The Old Rugged Cross, Pretty Boy
Floyd ...), du blues (Etta James, John
Lee Hooker...) ou du rock califor-
nien (Eagles, Fleetwood Mac...)...
Avec du jazz en abondance, réper-
toire dans lequel Dylan a exclusi-
vement puisé pour ses trois der-
niers albums (le plus récent étant
le triple Triplicate en 2017) : pêle-
mêle, Oscar Peterson, Stan Getz,
Thelonious Monk, Bud Powell ou
Charlie Parker, dont le surnom de
« Bird » libère dans le flux de cons-
cience le souvenir du « Birdman of
Alcatraz », le Prisonnier d’Alcatraz.
On s’étonnera de trouver dans
cette playlist Billy Joel et Queen,
moins qu’elle se referme par...
Murder Most Foul.
Les dylanologues ont relevé que
cette chanson, à la durée d’un
mini-album, est désormais la plus
longue de son catalogue, battant
le record détenu depuis 1997 par
Highlands. En ces temps de confi-
nement, elle tombe à point pour
occuper les nombreux exégètes
qui ne manqueront pas d’y déce-
ler des sens cachés ou ignorés par
l’auteur. La phrase « Seuls les morts
sont libres » ouvrant déjà un vaste
champ aux discussions.p
bruno lesprit
S É L E C T I O N
A L B U M S
Pour la plupart, les albums de cette sélection peuvent être écou-
tés et/ou commandés sur les sites des artistes, de leur maison de
disques, et sur les principaux services de diffusion en streaming
par abonnement (Qobuz, Deezer, Spotify...) et de vente en ligne.
L E S M É TA B O L E S
Jardin féerique
Œuvres pour chœur a cappella de Maurice
Ravel, Camille Saint-Saëns, Benjamin
Britten et Raymond Murray Schafer par
Les Métaboles sous la direction de Léo
Warynski.
Pour témoigner du niveau d’excellence
qu’il a atteint après dix ans d’existence, l’ensemble Les Métabo-
les ne saurait trouver mieux que la première plage de ce dis-
que. La superbe transcription du Jardin féerique de Ravel, réali-
sée par Thierry Machuel, lui permet de se déployer à l’infini
dans un espace choral que viendront ensuite traverser d’autres
planètes au séjour tour à tour apaisant ( Romance du soir, de
Saint-Saëns), onirique ( La Vallée des cloches , de Ravel, transcrite
par l’orfèvre Clytus Gottwald) et hédoniste (diverses pages de
Britten). Riche sans luxe inutile, l’interprétation des Métaboles
séduit toujours par la justesse des dosages que sait obtenir leur
chef, Léo Warynski. En particulier, dans le savoureux Mi-
niwanka or the Moments of Water , de Raymond Murray Scha-
fer, qui clôt ce parcours enchanteur. p pierre gervasoni
1 CD NoMadMusic/PIAS.
I Z O F I TZ R O Y
How the Mighty Fall
Nouvelle venue sur la scène britannique,
remarquée avec un premier album, Sky-
line, en 2017, la chanteuse et claviériste
Izo Fitzroy passe au stade supérieur avec
How the Mighty Fall. Dans son premier
disque, son approche de la soul, avec des
éléments de blues et de gospel, restait relativement classique,
avec une formation réduite et des arrangements simples. Ici,
outre l’accompagnement de son trio (le guitariste Marcus Bon-
fanti, le bassiste Matthew Waer et le batteur Sam Walker), elle
est rejointe par une section de vents, des chœurs et par en-
droits des cordes (Colin Elliot étant l’arrangeur de ces deux sec-
tions). Ce sont d’ailleurs ces thèmes avec cordes en supplément
qui emportent le plus, que cela soit l’allègre Red Line, Blind
Faith, qui vire vers le clin d’œil disco, Wolves In Disguise, en ten-
tation funk cosmique, ou les émouvantes ballades Give Me a
Moment et When the Wires Are Down. Et dans cet ensemble, Izo
Fitzroy se tient à distance de l’effet du surjoué, sa voix chaude,
puissante, s’imposant naturellement. p sylvain siclier
1 CD Jalapeno Records/Big Wax.
S O P H I E A L O U R
Joy
Dans son album Time for Love (2019), So-
phie Alour, saxophoniste et flûtiste, af-
frontait de face les standards (épreuve de
vérité) et les chansons d’amour (épreuve
du feu). Joy , son septième, est un feu de
joie. Sextet en fusion. Sa rencontre avec
le maître du oud Mohamed Abozekry est explosive. Leur
œuvre commune, Exils, est, chemin faisant, devenue Joy. L’al-
bum confirme ce choix. La photo de pochette signée Julien
Alour (son frère, trompettiste) dit tout des élans du groupe : les
géniales tensions de la rythmique, Donald Kontamanou (batte-
rie), Philippe Aerts (contrebasse), Wassim Halal (derbouka) ; la
force discrète du piano (Damien Argentieri). Orient/Occident,
oud/saxophone, tout sonne avec un bonheur d’ensemble. Défi
à la voix humaine, saut dans l’inconnu, passion de l’exacti-
tude... Nous devons donc cette inappréciable bande-son des
temps difficiles à Sophie Alour – le phrasé et le son des anges
du jazz. p francis marmande
1 CD Music From Source/L’Autre Distribution.
P E A R L J A M
Gigaton
Alors qu’une malédiction semble peser
sur les chanteurs du mouvement grunge,
de Kurt Cobain (Nirvana) à Layne Staley
(Alice in Chains), Eddie Vedder, leader du
groupe américain Pearl Jam, fait quasi-
ment figure de survivant. Devenu une
institution rock, le quintet de Seattle n’a plus rien à prouver, si
l’on en croit ses précédents albums, honnêtes mais routiniers.
Ce onzième album voit enfin les vétérans sortir de leur zone de
confort en exploitant les ressources des studios, épaulés par le
producteur Josh Evans en remplacement de Brendan O’Brien.
Œuvre dense et variée, Gigaton serait de fait à rapprocher des
aventureux albums Vitalogy et No Code : parfois déconcertant
sur Dance of the Clairvoyants (groove sous influence Talking
Heads) ou le poignant River Cross (intimiste à l’orgue), Pearl Jam
ne s’interdit ni l’évidence pop ( Buckle Up ) ni les guitares punk ar-
dentes ( Quick Escape, Superblood WolfMoon ). Si la peur du chan-
gement climatique se pose comme thème récurrent du disque,
une note d’espoir transparaît, comme sur le majestueux Seven
O’Clock. p franck colombani
1 CD Monkeywrench/Republic Records/Universal Music.
M E L I N G O
Oasis
Auteur, compositeur, multi-instrumen-
tiste (clarinette, bouzouki, baglama,
guimbarde, piano, etc.), chanteur au tim-
bre rêche, Melingo est aussi un conteur à
sa manière. Après une brillante et crépus-
culaire ouverture instrumentale, l’Argen-
tin reprend l’histoire de Linyera, son héros vagabond, le person-
nage nomade dont il a commencé le récit, baroque et
surréaliste, dans ses deux albums précédents, Linyera (2014),
puis Anda (2016). Une histoire à tiroirs, où il croise les esthéti-
ques ou allusions musicales, rapprochant tango et bandonéon
du rebétiko en les maquillant d’effets electro ; une histoire tra-
versée de personnages fascinants. Avec la complicité d’autres
plumes (dont le poète Luis Alposta, le journaliste et écrivain En-
rique Symns, ou son épouse Maria Celeste Torre), entouré d’un
imposant casting de voix et de musiciens (entre autres l’Italien
Vinicio Capossela), éminemment créatif, il signe là un album
d’une originalité exaltante. p patrick labesse
1 CD Buda Musique/Socadisc.
Retour en forme et en nombres
pour Childish Gambino
Deux ans après le succès mondial de « This Is America »,
Donald Glover revient avec « 03.15.20 », un quatrième album abouti
RAP
C
ela fait plus de deux ans
que l’acteur Donald Glo-
ver – alias Childish Gam-
bino, son nom de musicien – fait
patienter son monde. Le
5 mai 2018, il publiait This Is Ame-
rica , une charge à la fois violente
et intelligente contre l’usage des
armes à feu aux Etats-Unis. Ce rap
fut le premier à remporter,
en 2019, quatre Grammy Awards,
dont celui du meilleur enregistre-
ment de l’année.
N’importe quel autre artiste
aurait sorti son album dans la
foulée. Pas Childish Gambino, qui
ne fait rien comme tout le
monde. Son quatrième album
studio, 03.15.20 , en est une preuve
éblouissante. Il l’a d’abord diffusé
en boucle sur son site Internet,
Donald Glover Presents, pendant
la journée du 15 mars, puis l’a
rendu disponible pour les plates-
formes de streaming le 22 mars.
Pas de visuel pour la pochette de
l’album et des chiffres étranges
(19.10 ou 39.28) à la place des titres
des chansons.
Détonant et jouissif
Le contenu musical, lui, est déto-
nant et jouissif. Comme pour le
déjà remarquable Awaken, my
Love! , en 2016, Childish Gambino
a fait appel à des collaborateurs
réguliers tels que le producteur
suédois Ludwig Göransson, com-
positeur de bandes originales
(celle du film Black Panther no-
tamment), le rappeur 21 Savage et
la musicienne Kadhja Bonet, pré-
sents tous deux sur le sublime
12.38. DJ Dahi (compositeur pour
Drake ou Kendrick Lamar) copro-
duit neuf des douze morceaux.
A part Algorythm , qui cite les pa-
roles de Hey Mr DJ, de Zhané, et
Feels Like Summer , tous les titres
sont inédits. Ils invoquent aussi
bien l’esprit de Prince que le funk
de Parliament, la colère de Rage
Against the Machine autant que le
flegme de la musique trap.
Sur cet album, Childish Gam-
bino parle beaucoup d’amour-
propre, notamment sur les mor-
ceaux 19.10 et 47.36, qu’il termine
par une conversation avec son fils
Legend. Pour lui, l’estime de soi
est la clé pour survivre dans ce
monde et espérer être heureux.
Le musicien termine 03.15.20 en
apothéose avec le punk et soul
53.49. Du très grand Childish
Gambino qui, prolongeant le tra-
vail amorcé dans Awaken, my
Love !, maîtrise dorénavant
autant sa voix de hurleur soul que
de rappeur.p
stéphanie binet
3.15.20, 1 CD RCA/Sony
L’accompagnement
est minimaliste,
une ligne de
violoncelle et un
piano réverbéré,
rejoints par des
éclats de cymbale
et roulements
de toms
Au festival des Vieilles Charrues, à Carhaix (Finistère), le 22 juillet 2012. FRED TANNEAU/AFP
A R T S
La foire Art Basel
reportée à septembre
Les organisateurs de la plus
importante foire d’art mo-
derne et contemporain du
monde, Art Basel, prévue à
Bâle du 16 au 20 juin, ont dé-
cidé de la repousser du 15 au
20 septembre, à cause de la
pandémie de Covid-19. La
version asiatique de la foire,
Art Basel Hong Kong, qui
aurait dû ouvrir le 17 mars,
avait déjà été annulée. Un site
Internet où les galeries parti-
cipantes pouvaient montrer
et vendre des œuvres y avait
été substitué.
La biennale d’art
contemporain Manifesta
repoussée
La biennale d’art contempo-
rain itinérante Manifesta,
qui devait se tenir en 2020 à
Marseille, à partir du 7 juin et
pendant plusieurs mois, est
reportée à une date ulté-
rieure, qui n’est pas encore
connue. Les organisateurs de
cette manifestation interna-
tionale ont mis en avant la
difficulté des artistes à se
rendre dans la ville pour pré-
parer l’événement.