MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

26 |l'époque DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020


Savez-vous planter les clous?


Les « drives » des magasins de bricolage


et de jardinage tournent à plein régime.


Dans les villages comme dans les cages


d’escalier, le son de la perceuse-visseuse


n’est pas près de s’arrêter


ENQUÊTE


Jean-Michel Normand


P


eintures écaillées, robinets
qui gouttent, murs mangés
par le lierre, rosiers délaissés,
voici enfin venue votre heure.
Même s’il n’a jamais déve-
loppé d’appétence particu-
lière pour le travail manuel domestique, il
n’a pas échappé au peuple des confinés
que le simple fait de planter un clou ou un
chou est brusquement sorti de la bana-
lité. Le genre d’activité qui mérite d’être
inscrit, pour reprendre le jargon des en-
seignants, au registre du « renforcement
positif ». Ce n’est pas pour rien que les ma-
gasins de bricolage et de jardinage, inté-
grés dans la liste des commerces « indis-
pensables à la vie de la nation », ont été
autorisés à rester ouverts.
Dans les cages d’escalier et les
rues des villages, la trépidation obstinée
de la perceuse se fait entendre. Les servi-
ces de « drive » des grandes surfaces de
jardinage et de bricolage tournent à plein
et les plates-formes spécialisées de vente
sur Internet frisent la surchauffe. Au hit-
parade des ventes, jeux de jardin et pein-
tures en tout genre. A l’hypermarché
Leclerc d’Amilly (Loiret), la responsable
du rayon brico-jardin dresse un constat
convergent, et un tour dans les rayons
confirme la tendance. Signe d’un en-
gouement confinant à l’aveuglement, les
plants de tomates commencent à man-
quer alors que les repiquer fin mars, en
pleine période de gelées nocturnes, c’est
aller à coup sûr au fiasco.
Robert, la soixantaine, tourne en
rond depuis un petit bout de temps. Il est
en quête de groseilliers, une marchandise
devenue rare. L’affaire est d’importance.
« Moi, il faut que j’aie quelque chose à faire,
sinon ça ne va pas », lance-t-il, l’œil in-
quiet. Bruno, 57 ans, pousse devant lui un
chariot chargé de pots de peinture pour
façade. Il s’est arrêté pour inspecter un
échantillon de brise-vue à installer en bor-
dure de son jardin, comme pour sécuriser
un peu plus son confinement. « S’activer
pour sa maison, c’est une forme de soutien
moral. J’ai besoin de me vider la tête, de
ne plus penser à cette misère », dit-il en
soupesant un gros paquet de canisses.
Dans les allées réservées à l’uni-
vers du bricolage règne une atmosphère
recueillie, un peu étrange. Seule une ré-
clame nasillarde qui promeut en boucle
« l’embout révolutionnaire d’aspirateur qui
nettoie sans complexe toutes les surfaces »
vient troubler l’émolliente bande-son du
magasin d’outillage, qui n’a rien à envier à
la musique d’ascenseur. Le bricolage n’est
plus tout à fait un loisir, pas encore un sa-
cerdoce mais une activité nimbée d’une
forme de gravité. Pas question de choisir à
la légère un jeu de colliers de serrage ou
un sac de chlore lent (produit actuelle-
ment en rupture de stock) pour piscine. A
l’entrée du magasin, les clients saluent
ostensiblement les vigiles alors que, d’ha-
bitude, ils passent presque sans les voir.
Croisé alors qu’il serrait contre lui
un bout de tuyau en PVC destiné à un
usage qui nous a échappé, Jean-Claude
développe sa philosophie pour un confi-
nement zen, bien au-delà d’une simple
revanche sur la procrastination. « Evidem-
ment, on peut enfin s’occuper de plein de
petites choses que l’on repoussait sans
cesse mais, ce faisant, on redécouvre que
l’important, c’est le temps. C’est lui qui
commande tout », énonce ce quinquagé-
naire, salarié dans le secteur de la sécurité.
Pratiquer ces activités à supplément

d’âme – supposées permettre de décon-
necter du quotidien mais qui, désormais,
servent à se reconnecter avec la vraie vie –
ressemble à un privilège. « Je pense aux
gens qui n’ont pas la chance d’avoir un jar-
din. Cela doit être vraiment dur », soupire
Angélique, salariée dans une boucherie
industrielle et mère de quatre enfants.
Son chariot peine à contenir l’énorme
carton contenant un nouveau barbecue.
Jardin ou pas, le travail manuel à
vocation domestique s’impose comme
une activité indispensable à la société de
consolation qui tente d’émerger en ces
temps confinés. Judith, qui n’attendait
plus la livraison de sangles indispensa-
bles pour entamer la restauration tant
attendue d’une banquette, a accueilli le
postier venu sonner à son huis comme le
Père Noël. « Lorsque j’ai ouvert la porte, il
m’a lancé un sourire radieux et je lui ai
renvoyé le même. J’ai rarement connu une
telle félicité au moment de recevoir un co-
lis », avoue cette enseignante retraitée qui
commençait à dangereusement tourner
en rond dans sa maison.
« Derrière ces loisirs, mais aussi
l’engouement récent pour le recyclage des
objets, en réaction à l’obsolescence pro-
grammée, on sent une forme de pulsion
créatrice, le désir d’affirmer une vitalité en

transformant le temps vide, imposé, en
un temps plein, plus épanouissant et
maîtrisé », souligne le sociologue Ronan
Chastellier. Cet investissement fébrile
dans les travaux domestiques, devenus
art de vivre, répond à une réalité qui, de-
puis une bonne vingtaine d’années, a
consacré bricolage et jardinage – autre-
fois réservés aux catégories populaires et
aux populations rurales – comme des ac-
tivités à l’assise sociale et géographique
beaucoup plus large.
Selon Inoha, organisation com-
mune aux fabricants de produits de bri-
colage et de jardinage, qui s’appuie no-
tamment sur une enquête menée en 2019
par le Crédoc, la part des adeptes du mar-
teau et du pinceau de moins de 35 ans est
passée de 22 % à 27 % en cinq ans, leur re-
venu moyen s’est élevé et la proportion
des femmes est désormais comparable à
celle des hommes. Toute cette population
se définit de moins en moins comme
celle des bricoleurs et de plus en plus
comme celle des « décorateurs ».
A court terme, Inoha redoute que
surgissent des problèmes d’approvision-
nement en raison des contraintes liées à
la protection des salariés des entreprises
du secteur. En attendant, on suggère aux
enragés du brico-jardinage d’assurer
leurs arrières avant d’envisager des em-
plettes. Paul, venu à Amilly simplement
pour acheter des plants de fraises à ins-
taller au potager avec ses petits-enfants,
s’est vu infliger une amende de 135 euros
en sortant de l’hypermarché. Explica-
tions de la maréchaussée : « Ce ne sont
pas des produits de première nécessité. »
Ça peut se discuter.

« Hammer » (1988).
NEIL WINOKUR/COURTESY
JANET BORDEN/INC., NEW YORk

« On sent une


forme de pulsion


créatrice,


le désir


d’affirmer


une vitalité


en transformant


le temps vide,


imposé, en


un temps plein,


maîtrisé »
Ronan Chastellier, sociologue

Alors que la France est confinée
pour une durée indéterminée, il va
falloir trouver de quoi s’occuper, et
peut-être en profiter pour changer
ses habitudes. Conseils de Michelle
Jean-Baptiste, conférencière et
auteure de Mes bonnes résolutions
en action (Owen Publishing, 2019),
pour tenir ses objectifs.

La crise sanitaire va permettre
à certains de se remettre à leur
hobby ou de terminer des projets
délaissés. Est-ce si évident?
Bon nombre de personnes ont en
effet profité du confinement pour
se remettre à une ou plusieurs
activités, mais ce n’est pas le cas
de tout le monde. D’abord, parce
que cela nécessite de s’adapter
à ce nouveau cadre sous contrainte
dans lequel aller à la piscine, se
faire une soirée ciné entre amis ou
une virée sur la plage n’est plus
possible! D’autant que beaucoup
n’ont pas la sécurité matérielle
ou l’esprit suffisamment libre pour
se dire : « Si je me remettais à la
peinture ou au yoga? » Quand on
est au chômage technique, que
l’on a peur pour son emploi ou de
ne pas pouvoir payer ses factures,
quand on a des enfants dont il faut
s’occuper 24 heures sur 24 dans
un espace réduit, il est difficile
de se projeter dans une activité.
Le confinement est aussi un
révélateur. Il nous fait prendre
conscience de ce qui compte vrai-
ment – santé, famille, aspirations
profondes... – et aussi de ce
qui ne va pas ou plus dans nos vies.
Quand on sait que résolution ,
du latin resolvere, signifie « défaire
ce qui est noué », autrement dit
« dissiper les problèmes ». Beau-
coup d’entre nous vont profiter
de ce moment pour prendre de
bonnes résolutions, celle de ranger
enfin le bazar du placard de la salle
de bains ou de recontacter un
proche avec qui on est en froid.

Le confinement est-il un moment
propice pour prendre de bonnes
résolutions?
Face à un événement aussi trau-
matisant qu’une pandémie qui
met tout le monde K.-O., la fonc-
tion des bonnes résolutions est
plus que jamais de prendre les
choses en main pour se sentir un
peu plus maître de son destin. Lire,
bricoler, faire des pompes dans
son salon, écouter de la musique,
ranger toute la maison, ça occupe,
ça trompe l’ennui et l’angoisse.
Cela nous permet de moins pen-
ser. Mais, ce sont là des occupa-
tions ; les bonnes résolutions, c’est
plus profond que ça : c’est s’atteler
à quelque chose qui va avoir
des conséquences favorables pour
soi, dès maintenant et dans un
futur proche, de manière durable.
Beaucoup de personnes sont ac-
tuellement dans cette dynamique.
C’est le côté favorable et positif
de la crise que nous traversons.

Les bonnes résolutions du confiné
ont-elles un avenir plus florissant
que celles des débuts d’année?
Prendre de bonnes résolutions
et s’y tenir passe par trois étapes
indispensables, à commencer
peut-être par n’en prendre qu’une à
la fois : 1. Bien la choisir afin qu’elle
soit réaliste et en rapport direct
avec ce qui a le plus d’importance
et de sens dans sa vie. 2. Mettre en
place un vrai plan d’action noir sur
blanc, comme une sorte de contrat
à passer avec soi-même. 3. Agir
tout de suite en mettant en place
deux ou trois actions afin
de progresser vers son objectif.
S’il perdure, le confinement con-
tribuera à ancrer de bonnes prati-
ques dans la vie quotidienne. Le
contexte particulier pourrait aussi
favoriser de bonnes résolutions
qui font écho aux vrais besoins des
confinés. De fait, ils s’y tiendraient
davantage. Mais ne nous leurrons
pas, une fois le confinement ter-
miné, le retour à la normale venu,
le risque est que chacun reprenne
le train-train quotidien et les mau-
vaises habitudes qui vont avec. Le
confinement pourrait n’avoir servi
qu’à ébaucher des vœux pieux.

Propos recueillis par Marlène Duretz


« Le confinement


contribuera à ancrer


de bonnes pratiques


dans la vie quotidienne »

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