30 |idées DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
D
errière ce qui se dessine comme une
« affaire chloroquine » ou un « cas
Raoult », derrière les jeux de pression
qui s’y attachent, c’est l’enjeu fonda-
mental de la construction de la fiabilité scienti-
fique en temps de crise qui émerge de nouveau.
Dans un contexte bien différent mais qui ne
cesse de nous éclairer, l’histoire du sida nous a
permis de comprendre que la conception et
l’évaluation des essais cliniques étaient un pro-
cessus à la fois scientifique, social et politique,
un entremêlement de dimensions exacerbé en
temps de crise.
Le sociologue américain Steven Epstein, dans
son important travail sur ce syndrome ( His-
toire du sida , tomes 1 et 2, Les empêcheurs de
penser en rond, 2001), nous rapporte que dans
une telle période, et notamment sous la pres-
sion de la société, certaines frontières considé-
rées comme classiques se rediscutent, se
brouillent, voire disparaissent. Que fait-on de
la distinction entre patient et sujet volontaire
d’une étude, lorsque, en absence de traitement
validé, des milliers de personnes meurent?
Dans ces mêmes conditions, comment justifier
l’intérêt d’un groupe placebo lorsqu’il est de-
venu impossible d’être indifférent aux avanta-
ges, même minimes, d’un traitement? Ce qui
se discute avec la survenue d’une maladie
émergente comme le Covid-19, à propos des
traitements et de leur évaluation, c’est bien le
difficile curseur de la fiabilité scientifique.
La fiabilité est la qualité d’une chose digne de
confiance, et deux écueils sont à éviter dans la
construction de celle-ci. Le premier consiste à
vouloir défendre en tout point et en toutes cir-
constances la pureté de la démarche scientifi-
que habituellement admise. Un tel biais re-
vient à confondre fiabilité et robustesse scien-
tifiques. Cette dernière nous enjoint à respecter
un certain nombre de règles épistémiques, no-
tamment dans la conception, la réalisation et
l’évaluation des essais cliniques. Le « golden
standard » des essais randomisés contrôlés
(ERC) est alors convoqué comme la méthode à
privilégier pour produire des données robustes
sur un traitement ; avec notamment des exi-
gences sur la taille de l’échantillon, la distribu-
tion aléatoire des participants entre groupes et
la publication des données.
De là émerge une tension classique entre con-
ception pragmatique des essais cliniques et
conception fastidieuse (ou rigoureuse), entre
des données « propres » et ce que Steven Eps-
tein appelle la « science impure » , une science
prenant parti pour la « confusion du monde
réel ». Dans la situation actuelle liée au Covid-19
et à propos d’un possible traitement à base
d’hydroxychloroquine, le gouvernement a
choisi. Il a indiqué, le 23 mars, par la voix du mi-
nistre de la santé, Olivier Véran, suivant l’avis
du Haut Conseil de la santé publique,
« qu’aucune étude rigoureuse, publiée dans une
revue internationale à comité de lecture indé-
pendant, ne démontre l’efficacité de la chloro-
quine pour lutter contre l’infection au coronavi-
rus chez l’être humain ». Plusieurs ERC de
grande ampleur sont en cours pour tester cette
molécule. Nous assistons là à un vrai conflit de
temporalités dans notre rapport à la fiabilité.
La conception pragmatique des essais clini-
ques et de l’administration d’un traitement, dé-
fendue notamment par l’équipe de l’Institut
hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée In-
fection, dirigé par Didier Raoult, fait apparaître
le deuxième écueil à éviter lorsque l’on cherche
à établir la fiabilité scientifique, celui de con-
fondre fiabilité et pertinence. Cette dernière
dépend souvent de critères d’actions auxquels
nous attribuons une certaine efficacité. La fia-
bilité se construit alors depuis la pratique con-
sidérée comme efficace. « Si ça marche dans ma
pratique, alors c’est que c’est fiable. »
Sortir la science de sa tour d’ivoire
Les critères de pertinence sont indispensables
dans la construction de la fiabilité, c’est eux qui
permettent que la science résonne avec un con-
texte en sortant de sa tour d’ivoire, c’est eux qui
donnent à la science sa dimension d’implica-
tion pour des valeurs et des finalités. La perti-
nence, c’est la qualité d’adaptation à un objet
dans un rapport intime à celui-ci. La rapidité
d’action, l’accessibilité, le faible coût... sont des
critères de pertinence.
Face à l’urgence, la recherche de pertinence
des interventions thérapeutiques est un enjeu
vital. Mais si la robustesse ne suffit pas à cons-
truire la fiabilité, la pertinence non plus. Sa
force est ailleurs, la pertinence est ce qui
permet de hiérarchiser des options scientifi-
ques également robustes. Pertinence et robus-
tesse ont partie liée dans la construction de la
fiabilité.
La robustesse sans pertinence manque la ren-
contre avec le réel complexe des situations, com-
plexité exacerbée dans la situation actuelle. Elle
produit une fiabilité faible, s’enfermant dans le
réel toujours trop simple de nos plans expéri-
mentaux bien conçus. Mais la pertinence sans
robustesse est tout aussi problématique, elle a la
faiblesse des circonstances. En matière de santé
publique, lorsque ce sont des milliers de vies qui
sont en jeu et que les incertitudes sont multi-
ples, les appels à la solution miracle sont à pros-
crire. L’urgence de la situation ne peut nous ren-
dre indifférents à la portée de nos actes, à leurs
conséquences. C’est pourquoi, dans de telles cir-
constances, nous devons plus que jamais cons-
truire la fiabilité scientifique comme un curseur
entre robustesse et pertinence.
Et ce curseur est en soi un enjeu démocrati-
que. Ni exclusivement confiné au sein de comi-
tés d’expert, ni exclusivement soumis à une
avalanche de commentaires au sein de l’espace
public, le curseur de la fiabilité est une exigence
démocratique qui dépend de deux conditions
essentielles. D’une part, le respect du plura-
lisme scientifique qui implique de ne pas fer-
mer des possibilités en survalorisant ou invisi-
bilisant certaines options en contexte d’incerti-
tude et de science non stabilisée. D’autre part,
l’abandon de l’illusion de la science neutre et
pure qui nous empêche de comprendre que le
choix d’une option scientifique est aussi un
choix de société.
Steven Epstein avait décidément bien résumé
l’enjeu : « Le fond de la question est que les
pratiques et les méthodes mêmes qui ont donné
à la biomédecine sa crédibilité en tant que
science menacent sa crédibilité en tant que pro-
fession de la guérison. » Essayons, dans la confu-
sion du réel, de maintenir cet équilibre difficile
de la fiabilité.p
Didier Raoult Le médecin
peut et doit réfléchir
comme un médecin,
et non pas comme
un méthodologiste
Le microbiologiste marseillais, promoteur de l’utilisation
de l’hydroxychloroquine contre les maladies dues
au coronavirus, justifie ses méthodes et s’en prend
aux règles éthiques actuellement en vigueur en France
I
l est nécessaire que la société
s’exprime sur les problèmes
de l’éthique, et, en particulier,
de l’éthique médicale. Des
institutions ont été créées pour y
répondre, telles que le Comité
consultatif national d’éthique
pour les sciences de la vie et de la
santé (CCNE) ou les comités de
protection des personnes, char-
gés de l’évaluation des projets de
recherche médicale. Malheureu-
sement, ces structures ont évolué
sous l’influence des spécialistes
de la méthode et, petit à petit, la
forme a fini par prendre le dessus
sur le fond.
Les vrais problèmes moraux et
déontologiques ne me semblent
plus y être prioritaires. Je m’en
étais d’ailleurs ouvert au profes-
seur Didier Sicard, qui présidait
auparavant le CCNE, sur un cer-
tain nombre de points. Il était en-
tièrement d’accord avec moi.
L’avis du comité d’éthique sur la
vaccination obligatoire ou sur la
restriction de médicaments de
base devait faire l’objet de l’avis
d’un « vrai » comité d’éthique.
Par exemple, dans le projet de
l’Institut hospitalo-universitaire
(IHU) que j’ai créé il y a dix ans
était inscrite la création d’un co-
mité de « déontologie » ou de
« morale ». Depuis, ce comité
nous a donné plusieurs avis qui
me paraissent plus en accord
avec ce que je crois.
Premièrement, il a insisté (avant
même la loi de Xavier Bertrand
[2011], en partie écrite par Domini-
que Maraninchi) sur l’importance
de la transparence et des liens
d’intérêt. Les gens ne doivent pas
porter d’avis sur les domaines où
ils ont un lien d’intérêt, car cela
devient un conflit d’intérêts.
Ainsi, quelqu’un qui travaille sur
la thérapeutique peut donner un
avis sur le diagnostic ou l’épidé-
miologie, pas sur une thérapeuti-
que qui contiendrait des produits
sur lesquels il a travaillé. Dans la
situation actuelle, un rappel de
cette notion de bon sens pourrait
être important.
Question de confiance
La deuxième chose est que nous
avons interdit les contacts directs,
à l’intérieur de l’IHU, entre les re-
présentants des entreprises phar-
maceutiques (visiteurs médicaux)
et les praticiens. Je crois que nous
sommes une des rares, ou la seule,
institutions qui ait adopté une dé-
marche de cette nature en France.
Enfin, alors que les comités
d’éthique et les comités de protec-
tion des personnes ne voient
aucun problème éthique aux étu-
des de non-infériorité, nous les
avons interdites. Il s’agit de dé-
montrer que le médicament que
l’on teste n’est pas plus toxique ni
moins efficace que le traitement
habituel. Pas meilleur, juste aussi
bon. Et on est censé dire au ma-
lade qu’on va lui donner au hasard
soit le médicament dont on sait
qu’il marche, soit le médicament
dont on ne sait pas s’il marche.
Dans ces conditions, il est de
mon point de vue totalement im-
possible qu’un malade accepte.
S’il le fait, cela signifie juste qu’il
n’est pas bien informé. En effet,
les exigences des comités de pro-
tection des personnes entraînent
des documents de plusieurs pa-
ges à lire, et à signer, comme des
contrats d’assurance, que les pa-
tients ne comprennent pas la plu-
part du temps. Ils ont juste con-
fiance en la personne qui leur de-
mande de signer.
Dictature morale
Enfin, l’envahissement des mé-
thodologistes amène à avoir des
réflexions purement mathémati-
ques. Husserl disait : « Les modè-
les mathématiques ne sont que les
vêtements des idées. » C’est-à-dire
que l’on utilise la méthode, en
réalité, pour imposer un point de
vue qui a été développé progres-
sivement par l’industrie pharma-
ceutique, pour tenter de mettre
en évidence que des médica-
ments qui ne changent pas globa-
lement l’avenir des patients ajou-
teraient une petite différence. Ce
modèle, qui a nourri une quan-
tité de méthodologistes, est de-
venu une dictature morale. Mais
le médecin peut et doit réfléchir
comme un médecin, et non pas
comme un méthodologiste.
Il existe deux exemples fameux
de réflexion illustrant cette pen-
sée. Le premier est le paradigme
(le modèle) du parachute. Jamais
personne n’a comparé dans un
essai l’efficacité du parachute. Un
collègue anglais avait proposé,
pour obéir à la dictature de la mé-
thode, de faire sauter, au hasard,
100 personnes portant un sac
avec ou sans parachute pour ré-
pondre aux normes actuelles de
validation d’un essai thérapeuti-
que. Le problème était de trouver
des volontaires...
Une autre forme moins médi-
cale s’appelle la « méthode de
Tom ». Le médecin interrogé pour
savoir ce qu’il faisait dans une si-
tuation où il n’y avait pas de trai-
tement ayant vraiment fait la
preuve de son efficacité disait :
« J’applique la méthode de Tom »,
et il expliquait que Tom était son
fils et qu’il traitait chacun
comme si c’était son propre fils!
Et c’est le fond du serment d’Hip-
pocrate. C’est ainsi que, lors de la
crise Ebola, des débats furieux
ont été mis en place pour savoir
si, dans une maladie dont la mor-
talité était supérieure à 30 %, il
fallait faire des études placebo
contre un médicament.
Personnellement, j‘y étais hos-
tile compte tenu du fait que les
études comparatives sont suffi-
santes. D’autres prêchaient abso-
lument pour la méthodologie...
en Afrique. Dans le même temps,
en France, ou en Europe, à chaque
fois que quelqu’un était hospita-
lisé, il recevait 4, 5, 6 molécules à
la fois, tout ce qu’il y avait de dis-
ponible. Personne n’est rentré
dans un essai, car les essais sont
bons pour les autres. C’est la stra-
tégie de Tom, mais que certains
réservent à ceux qui sont dans
leur environnement immédiat.
Contre le primat des maths
Je pense qu’il est temps que les
médecins reprennent leur place
avec les philosophes et avec les
gens qui ont une inspiration hu-
maniste et religieuse dans la ré-
flexion morale, même si on veut
l’appeler éthique, et qu’il faut
nous débarrasser des mathémati-
ciens, des météorologistes dans
ce domaine.
On voit bien dans le cadre actuel
de la lutte contre le coronavirus
les gens qui s’occupent de mala-
dies infectieuses, dont le travail
thérapeutique a consisté à faire
des comparaisons d’essais théra-
peutiques chez des patients infec-
tés par le virus du sida entre des
molécules nouvelles. Ils ne sont
pas en phase avec les moments de
découvertes, où la mise au point
rapide de stratégies thérapeuti-
ques évolutives est nécessaire.
Cela explique pourquoi je n’ai
pas voulu continuer de participer
au conseil scientifique, dans le-
quel on trouvait deux modélisa-
teurs de l’avenir (qui pour moi re-
présentent l’équivalent de l’astro-
logie), des maniaques de la
méthodologie. Les médecins con-
frontés au problème du soin re-
présentaient une minorité qui
n’a pas nécessairement l’habi-
tude de s’exprimer et qui se trou-
vait noyée par cet habillage pseu-
doscientifique. Enfin, il y a un
conflit d’intérêts entre devenir le
porte-parole de la stratégie gou-
vernementale et la présidence du
comité d’éthique.p
Didier Raoult est directeur
de l’Institut hospitalo-universi-
taire (IHU) Méditerranée
Infection (Marseille)
Léo Coutellec dirige l’équipe « Recherches
en éthique et épistémologie »
(université Paris-Saclay, Inserm, CESP
U1018). Il est membre du Conseil pour
l’éthique de la recherche et l’intégrité scien-
tifique (Poléthis) et de l’Espace éthique
Ile-de-France. Auteur notamment
de « La Science au pluriel » (Quae, 2015)
IL EST TEMPS QUE
LES MÉDECINS
REPRENNENT
LEUR PLACE AVEC
LES PHILOSOPHES
FACE À L’URGENCE,
LA RECHERCHE
DE PERTINENCE
DES INTERVENTIONS
THÉRAPEUTIQUES
EST UN ENJEU VITAL
Léo Coutellec
Construire la fiabilité
scientifique, un enjeu
démocratique
Dans la controverse sur la chloroquine et les méthodes employées
par l’infectiologue Didier Raoult, deux conceptions de la recherche
scientifique s’opposent, l’une pragmatique, l’autre rigoureuse