Libération Mercredi 25 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13
Dans un Ehpad
toulousain
le 20 février.
Photo F. Scheiber.
Hans Lucas
«N
ous avons le regret de confirmer,
à ce jour, 20 décès en lien possible
avec le Covid-19.» Dans un com-
muniqué commun, l’agence régionale de
santé (ARS) et la préfecture des Vosges ont fait
état lundi de la situation dramatique dans un
Ehpad (établissement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes) de Cornimont,
commune de 3 000 habitants à une vingtaine
de kilomètres de Gérardmer. Désormais, la
présence du coronavirus dans plusieurs mai-
sons de retraite un peu partout en France ne
fait plus de doute. Avec parfois une issue fa-
tale pour certains résidents, même si le lien
avec le Covid-19 est probable mais pas sûr
à 100 %, les tests n’étant pas effectués post
mortem. Depuis le début de l’épidémie,
quinze personnes sont mortes dans un éta-
blissement de Thise (Doubs), sept à Sillingy
(Haute-Savoie), cinq à Mauguio (Hérault)...
Lundi, l’ARS d’Ile-de-France indiquait que
124 Ehpad de la région comptaient au moins
deux cas diagnostiqués.
Par Virginie Ballet et Sylvain
Mouillard, avec Catherine
Mallaval et Marie Piquemal
a «On va vers une hécatombe dans les Ehpad»,
a alerté lundi sur RTL Patrick Pelloux, prési-
dent de l’Association des médecins urgentis-
tes de France, se faisant l’écho des craintes ex-
primées par de nombreux professionnels. La
semaine dernière, plusieurs d’entre eux aler-
taient le ministre de la Santé, Olivier Véran,
redoutant la mort de plus de 100 000 person-
nes âgées dépendantes. Pour tenter de faire
face, le gouvernement a d’abord demandé aux
Ehpad d’activer leur «plan bleu», dispositif né
après la canicule de 2003. Depuis le 11 mars,
toutes les visites extérieures sont suspendues.
Mais la propagation du Covid-19 semble diffi-
cile à enrayer.
Quelles sont les mesures
de protection?
«Notre objectif, c’est que le loup n’entre pas
dans la bergerie, sinon on va à la catastrophe.»
Philippe Roux est cadre de santé dans l’Ehpad
Saint-Joseph, à Saint-Pierre-en-Auge (Calva-
dos). Depuis début mars, il impose des «mesu-
res barrière crescendo» pour protéger
ses 52 résidents (moyenne d’âge : 85 ans). «Les
gens ne comprenaient pas forcément au début,
mais aujourd’hui je m’en félicite», dit-il, alors
que sa structure ne compte pour le moment
aucun cas suspect. Partout en France, c’est le
branle-bas de combat. «On nous prend la tem-
pérature dans la rue, avant même d’entrer
dans les locaux», décrit Hervé, médecin
coordonnateur dans un Ehpad francilien. «Au
moindre symptôme, on reste chez nous», com-
plète Marion (1), infirmière dans une struc-
ture iséroise. Dans l’Hérault, «on a supprimé
toutes les visites extérieures, même pour les
personnes en fin de vie», appuie Françoise
Centeilles, aide-soignante.
Ces mesures de précaution semblent cepen-
dant s’imposer de manière variable. Officiel-
lement, le gouvernement ne recommande au
personnel le port du masque qu’en cas «d’ap-
parition de symptômes chez des résidents».
Dans certains établissements, où le matériel
ne manque pas, on n’hésite pas à l’imposer de
manière systématique. C’est le cas de celui de
Christophe, médecin coordonnateur dans un
Ehpad des Hauts-de-Seine : «Chaque soignant
dispose de deux masques FFP2 par jour [ceux
présentant le plus haut degré de protection,
ndlr], de surblouses, gants, charlottes...»
Ailleurs, on gère la pénurie. «On a d’abord
opté pour le port du masque par tous les per-
sonnels, changé toutes les trois heures, puis on
est passé à un masque par demi-journée, et dé-
sormais un par jour, pour les économiser», re-
grette Cécile Drouet, directrice de l’Ehpad
les Estamounets, à Couiza (Aude). Face à ces
manques, place au système D. «Un de nos ani-
mateurs a imaginé un masque en tissu lavable,
dans lequel on glisserait une couche urinaire»,
soupire Jean-Paul Duplan, médecin dans un
établissement de l’Essonne.
Dans un Ehpad breton, la direction refuse que
les soignants portent des masques «tant qu’il
n’y a pas de cas ou de suspicion», peste Syl-
vie (1), aide-soignante. Motif avancé : «Garder
les stocks pour le pic de pandémie.» Infirmière
dans une structure de l’Aude, Alix (1) ne déco-
lère pas en repensant à «cette collègue dont le
conjoint a déclaré la maladie. Comme elle
n’avait pas de symptôme, la direction lui a de-
mandé de venir travailler sans attendre les
quatorze jours d’incubation».
Ce week-end, le ministre de la Santé a an-
noncé la livraison de 500 000 masques par
jour dans les Ehpad. Promesse saluée par
Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale
du Syndicat national des établissements et ré-
sidences privés pour personnes âgées (Sy-
nerpa), selon laquelle les premiers arrivages
sont en cours. Et de recommander aux établis-
sements «pas encore touchés» de «revoir leurs
protocoles» en limitant les contacts pour «te-
nir face à une crise pouvant durer trois à
cinq semaines».
Comment détecter?
Les dernières recommandations du ministère
préconisent de surveiller l’apparition de
symptômes, de faire tester les trois premiers
résidents d’un même établissement qui en
présentent, et d’organiser en fonction un sec-
teur dédié avec confinement en chambre.
Mais la pratique est plus complexe. «Les re-
tours que l’on a du terrain font état de symptô-
mes atypiques, pas forcément de type respira-
toire dans un premier temps : troubles digestifs
ou décompensation d’organes déficients en
raison de maladies chroniques», explique
Gaëtan Gavazzi, professeur en gériatrie au
CHU de Grenoble et infectiologue. «Au sein
de cette population, chaque personne présente
en moyenne huit autres pathologies, donc
huit fois plus de risque d’observer des signes
différents», abonde Gaël Durel, médecin gé-
riatre et président de l’Association des méde-
cins coordonnateurs et du secteur médico-so-
cial (MCoor). Et de poursuivre : «Les signes
respiratoires et la toux surviennent souvent
après plusieurs jours. Quand on décèle ces
symptômes, c’est que potentiellement 75 % des
résidents sont déjà affectés, avec une mortalité
de l’ordre de 15 %.»
Les tests posent aussi question. «Idéalement,
la stratégie devrait être de pouvoir tester rapi-
dement, puis d’isoler le patient positif pour
éviter la contamination. Or, s’agissant du Co-
vid-19, plusieurs difficultés se présentent : les
périodes asymptomatiques, le nombre de tests
disponibles, ainsi que la durée nécessaire pour
avoir les résultats, qui est de vingt-quatre
à quarante-huit heures», déroule Gaëtan Ga-
vazzi. Une situation difficile à vivre pour les
soignants : «C’est insupportable parce qu’on
ne peut pas s’organiser, redoubler de vigi-
lance», déplore Alix, infirmière dans l’Aude.
Et comme aucun test n’est pratiqué post mor-
tem, Christophe, dans les Hauts-de-Seine, a
choisi d’inscrire «suspicion de Covid-19» sur
les avis de décès : «Le pic fébrile et la détresse
respiratoire ne trompent pas.»
Comment vivre
avec le Covid-19?
Lundi, un premier cas de Covid-19 s’est dé-
claré dans l’Ehpad francilien d’Hervé, méde-
cin coordonnateur. «On est immédiatement
passé du confinement à l’isolement pour cette
personne, raconte-t-il. Les soignants sont équi-
pés de la tête aux pieds quand ils vont la voir.
Les résidents qui avaient été en contact avec
elle doivent rester dans leur
chambre.» Ces bonnes pratiques
ne sont pas faciles à faire respec-
ter. Alix, l’infirmière audoise :
«On dit aux résidents de rester
dans leurs chambres, mais ils ne
comprennent pas. Ils sortent
dans les couloirs, se trompent de
chambre, se mettent dans le lit
des voisins, échangent les chaus-
sons, les dentiers... Beaucoup ont
des troubles de démence. La réalité, c’est
celle-là.» Même défi pour les testés positifs :
«Il peut être difficile de leur faire garder un
masque», pointe Gaël Durel. Des effectifs de
professionnels sur la corde raide (arrêt de tra-
vail en cas de suspicion de Covid-19, garde des
enfants depuis la fermeture des écoles) com-
pliquent encore la donne.
Le protocole de soins pose d’autres difficultés.
«98 % des résidents ne peuvent accéder aux
services de réanimation en raison des comor-
bidités, souligne Gaël Durel. C’est pour cela
qu’en ces temps de lutte intense contre le virus,
on ne réclame pas de lits en réa, mais on alerte
sur la nécessité de maintenir un accès à des
services médicaux.» Un avis partagé par Jean-
Paul Duplan, médecin dans l’Essonne. «Je ne
pense pas que transférer quelqu’un de 97 ans
en réanimation soit une bonne chose. Ce n’est
pas un scandale, c’est comme ça. De mon côté,
je ferais ce qu’il m’est possible pour soulager
cette personne.» Cécile Drouet, directrice d’un
établissement dans l’Aude, s’efforce déjà d’ac-
quérir des bonbonnes d’oxygène supplémen-
taires, «par précaution».
Quelles conséquences
à moyen et à long terme?
La crise sanitaire pèse sur le moral : ces «ima-
ges qui tournent en boucle», cet «ennemi invi-
sible», sont sources d’angoisse, observe Phi-
lippe Roux, cadre de santé dans le Calvados.
«Certains résidents vont présenter de l’anxiété,
qui se manifeste par des troubles du sommeil,
une angoisse de mort, la peur d’être conta-
miné, des ruminations», égrène Salomé, psy-
chologue dans un Ehpad du Rhône. Mais le
pire semble être la coupure avec les proches :
«Le téléphone, c’est bien, mais on a une popu-
lation souvent sourde... Un Skype, ça n’a pas
de prix», souligne Philippe Roux. Le gériatre
Gaël Durel alerte sur le risque d’un «syndrome
post-traumatique, qui peut être difficile à ex-
primer, notamment en raison de troubles cog-
nitifs. Certains ne savent plus s’ils sont confi-
nés depuis un jour, un mois ou... depuis la
guerre».
A plus long terme, «il faut se questionner sur
les conséquences dans l’après-coup de l’épidé-
mie», estime son confrère Gaëtan Gavazzi. Car
outre les morts, ceux qui survivent peuvent
se trouver considérablement affaiblis : «On
voit avec les épidémies de grippe des phénomè-
nes de dénutrition, de chutes ou encore d’escar-
res chez des gens qui se sont épuisés à lutter
contre le virus», détaille-t-il. Pour ce spécia-
liste du grand âge, le risque de ces nouvelles
dépendances laisse planer non seulement le
spectre d’une dégradation de la qualité de vie,
mais aussi «d’un impact énorme en matière de
coûts». «Même si l’heure n’est pas à la polémi-
que, le manque de personnels en établisse-
ments comme à domicile, qu’on dénonce depuis
plusieurs années, est toujours là et risque d’être
accentué en cette période tendue», pointe pour
sa part Pascal Champvert, président de l’Asso-
ciation des directeurs au service
des personnes âgées (AD-PA).
D’autant, rappelle-t-il, que la si-
tuation dans les Ehpad pourrait
n’être que la partie la plus visible
de la crise du coronavirus : sur
les 1,2 million de personnes âgées
dépendantes en France, plus de la
moitié vivent à leur domicile.•
(1) Les prénoms ont été modifiés.
CheckNews
explique pourquoi
les décès en Ehpad
ne sont pas inclus
dans le bilan
des victimes
du Covid-19.
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