30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi^25 Mars 2020
«J
e suis un fanatique du verbe. J’aime
la langue allemande. Je l’ai toujours
considérée comme un chemin poé-
tique à part entière.» Ainsi parlait Gabriel Del-
gado-López, alias Gabi Delgado, à la fois force
motrice et théoricien du duo électronique
Deutsch-Amerikanische Freundschaft, alias
DAF : Robert Görl, sa moitié artistique, a an-
noncé lundi soir sa mort sur Facebook, sans
en préciser les causes ni l’endroit où Delgado
s’est éteint à 61 ans.
DAF, ce fut pour tout le monde le tube Der
Mussolini («Tanz den Mussolini / tanz den
Adolf Hitler / beweg deinen hinter / klatscht in
die Hände / tanz den Jesus Christus», «danse
le Mussolini / danse le Adolf Hitler / remue les
fesses / frappe des mains / danse le Jésus-
Christ») datant de 1981, qui leur valut en re-
tour des «Sieg Heil» du public ainsi que la cou-
verture du New Musical Express, la bible de
la critique anglaise : la provocation, l’imagerie
homo (Görl était gay, Delgado bisexuel) et,
puisqu’il fallait aller au-delà, un son neuf ; à
la fois dansant et extrêmement agressif.
«Injonctions». «On n’acceptait pas l’auto-
rité, c’est l’une des rares choses qui nous rap-
prochaient avec Robert, expliquait Delgado
en 2018. Les “Sieg Heil”, c’était de la provoca-
tion [les Sex Pistols avaient joué en 1978 une
chanson intitulée Belsen Was a Gas, sur le
camp de concentration de Bergen-Belsen,
ndlr], le fascisme faisait de toute façon partie
de la culture allemande et, pour moi, c’était libé-
rateur. J’ai émigré depuis l’Espagne à 8 ans
pour rejoindre l’Allemagne et Wuppertal : c’est
là que j’ai rencontré mon père pour la première
fois, parce qu’il avait fui le franquisme et il ne
pouvait plus rentrer sous peine d’être arrêté
et jeté en prison.»
La langue allemande, donc. «Là-dessus, on a
changé les habitudes d’écoute. On a donné au
chant un sens différent. Ce n’est pas du rap, ce
ne sont pas non plus des notes, ce sont des in-
jonctions, des ordres, interprétés non pas par
un musicien mais par un acteur.» Avant DAF,
Delgado avait crapahuté dans les milieux ar-
tistiques de Düsseldorf, et plus particulière-
ment au Ratinger Hof, un pub ouvert à la
culture underground où le plasticien et per-
formeur Joseph Beuys, figure tutélaire de la
scène artistique allemande de l’après-guerre,
passait parfois avec ses élèves. Delgado forma
plusieurs groupes punk : Mittagspause, Char-
ley’s Girls, ou encore Yuri Gagarin and the
Soviet Union.
Hype. Son grand projet prit alors forme : une
musique «sans tradition, fût-elle allemande» :
«Sans racine du tout. Tout ce qui nous rappe-
lait la musique ou autre chose de préexistant
passait par la fenêtre, même si c’était bon. Le
punk n’était qu’une resucée du rock’n’roll : je
voulais en finir avec ce diktat américain.»
Après une première tentative purement brui-
tiste, Ein Produkt der Deutsch-Amerikani-
schen Freundschaft, où la sécheresse toute
militaire des rythmes commence à se faire
entendre, DAF décide de se réduire à un duo
et file en 1980 vers Londres.
Où le groupe rencontre sa bonne fée,
l’homme qui va les initier à la dissonance
contrôlée et leur ouvrir toutes les portes : Da-
niel Miller, le patron du label Mute (The Nor-
mal, Non, Depeche Mode, Fad Gadget), qui les
met entre les mains du producteur Conny
Plank, homme lige de la scène krautrock de-
puis une bonne dizaine d’années. Ce dernier
envisage donc la musique comme un flux :
indépendamment de son scepticisme initial
pour ce groupe purement percussif qui joue
sans note, il est familier avec une démarche
qui se passe de refrain, de haut ou de bas, et
même de sujet. A la place, la voix de Delgado
émerge d’un fracas se situant entre le disco
et la musique industrielle – on conçoit que ce
soit difficile à imaginer – pour faire assaut
d’urgence dans une sorte de contention sado-
masochiste ; un halètement disant à la fois la
violence, l’essoufflement et le plaisir que la
langue allemande, aboyée, transcende.
Delgado tient aussi un discours : «Le fascisme
ou l’anarchie sont devenus des modes pour les
boîtes de nuit, des moments de haine ou des
moments d’amour. Mais il n’y a plus rien de
sacré. Rien de mauvais. Ni rien de bon.» La
hype prendra comme un feu de brousse, les
tubes (dont l’incroyable Der Raüber und der
Prinz joué sur un clavier pour enfant et
conçu «comme un moment homo-érotique»)
se succéderont quatre albums durant (dont
trois sur la multinationale Virgin) et porte-
ront DAF jusqu’en 1982 : le groupe se sépare
alors et aucune des reformations qui ont
suivi (1986, 2003) n’ajoutera quoi que ce soit
à leur gloire. Delgado a poursuivi une car-
rière de producteur tout en faisant fructifier
la réputation de DAF, à travers un fond
de catalogue dont il possède les droits avec
Görl («une leçon de Conny Plank, il nous
a beaucoup appris sur le business») et
quelques concerts qu’il s’employait à raréfier
stratégiquement.
Sur son œuvre : «C’était important pour moi
de dessiner l’histoire et la culture de mon
temps. Après, personne ne peut créer l’illusion
d’une ligne de code que personne ne pourra ja-
mais craquer. Le capitalisme assimile tout, la
musique et le reste. Mais le temps qu’il y par-
vienne, la formule s’use, se périme au fur et à
mesure que l’on s’en sert. Précisément parce
que c’est une bonne formule.»
Grégory Schneider
Gabi Delgado, mort
d’un agent provocateur
Moitié de DAF, groupe
essentiel et transgressif
des années industrielles,
l’Allemand s’est éteint
dimanche à 61 ans.
Gabi Delgado,
le 2 novembre 1981 à Bruxelles.
Photo Étienne Tordoir. Dalle