Libération - 25.03.2020

(Steven Felgate) #1

Libération Mercredi 25 Mars 2020 u 29


Alors, tu osais des choses que tu n’au-
rais pas faites normalement.» Tel
l’imparable Groovy Flute, improba-
ble générique pour vendre du poulet
de Bresse. Comme un bon plan B :
Soul Makossa.
C’est donc ce hit, un truc comme il
a pu en faire des dizaines à l’époque,
qui va propulser Manu Dibango au
sommet du monde. A New York, il
croise les as de la soul (Barry White,
Aretha Franklin, Roberta Flack...),
il enregistre avec des cadors du jazz
(Tony Williams, Buster Williams,
Cedar Walton...), il part en tournée
avec le crack des batteurs, Bernard
Purdie, la Fania All Stars l’embarque
en Amérique latine. Il est installé,
mais voilà que Houphouët-Boigny,
l’homme fort d’Abidjan, lui propose
en 1975 de diriger l’orchestre de la
radio-télévision ivoirienne, qui lui
donne les moyens de monter un
vrai combo panafricain. «Je préfé-
rais être numéro 1 en Afrique qu’un


Pour être
un musicien

voyageur,
music lover,

pratiquant à toute


heure, Manu
Dibango n’en

demeure pas
moins le

promoteur des


musiques du
continent et de la

diaspora. A la télé,
comme dans la

presse, à la radio


comme sur scène.


numéro aux Etats-Unis. C’était une
vraie expérience de retour.» Puis à
l’orée des années 80, il revient en
France, le second pays de celui qui
s’entendait tel un Afro-Européen.
Comme il disait «afro somethin» à
propos de sa musique. Une marque
de fabrique, qu’il apposera aussi
bien avec Sly & Robbie, rythmique
tout-terrain de la Jamaïque, qu’avec
Herbie Hancock, avec les Little MCs
et Ministère A.M.E.R, comme avec
le pionnier du funk Bernie Worrell.
Manu Dibango continue de se mul-
tiplier, sur tous les fronts : les nou-
velles tendances (une rave party ne
lui fait pas peur) comme les hom-
mages à ces références (Duke El-
lington, parmi tant), tout n’est que
prétexte à faire de la musique, au
pluriel d’une identité difficilement
casable. Il peut tout faire, du très
bon comme du plutôt moyen. La
pire variété comme le plus subtil
des grooves afro-latins. En fait, l’art

de la rencontre, le sens du partage
en toutes circonstances, auront été
le fil d’une carrière qui se joue sur
tous les médias.
Pour être un musicien voyageur,
music lover, pratiquant à toute
heure, Manu Dibango n’en demeure
pas moins le promoteur des musi-
ques du continent comme de la
diaspora. A la télévision où il ani-
mera même furtivement une émis-
sion comme dans les colonnes
d’Afro Music qu’il crée avec Jean-
Jacques Dufayet dès 1976, à la radio
comme sur scène. L’autodéfini Né-
gropolitain ne sera jamais meilleur
que lorsqu’il adopte les atours du
panafricain. Histoire de fêter digne-
ment son soixantième anniversaire,
il enregistre ainsi WakafriKa, avec
Angélique Kidjo, Papa Wemba,
Youssou N’Dour, Salif Keita, King
Sunny Adé... Il le veut manifeste à
un moment où le continent s’en-
fonce pour de longues années. Un
constat qu’il a fait dès 1985 avec le
maxi Tam Tam pour l’Ethiopie :
alors que la corne de l’Afrique crie
famine, il entend réveiller les bon-
nes consciences en convoquant la
scène afro de Paris. Il ressort de l’ex-
périence tout chamboulé, s’étant
heurté à de vrais malentendus du
côté des principaux intéressés. Né-
anmoins, il deviendra trois ans plus
tard ambassadeur de l’Unicef,
comme il sera un constant militant
anti-apartheid. Manu Dibango était
toujours prompt à monter au front
pour pointer les iniquités des rap-
ports Nord-Sud.

Rihanna et Michael Jackson
En octobre 2007, il sera ainsi du co-
mité Génération Afrique créé sous la
présidence Sarkozy. L’expérience
tourne court, alors même que les vi-
sas pour les artistes africains sont
soumis au strict contrôle du minis-
tère de l’Intérieur. L’humour a des li-
mites, pour le désormais Franco-Ca-
merounais qui avait été décoré
dès 1986 par Jack Lang. En bon prag-
matique, Manu Dibango pouvait se
jouer des partis, mais il savait partir
aussi vite qu’il avait dit oui. Pour être
protéiforme, le bonhomme n’en était
pas moins entier. «Les gens ne veu-
lent toujours pas savoir qu’il y a des
Noirs en France depuis plus de deux
siècles. Ils font des interviews avec des
musiciens afro-américains autour
du racisme, mais ils oublient de de-
mander à ceux qui ont connu les
foyers en France, les mallettes de la
Françafrique. Barbès, ça fait moins
rêver que Harlem !» ironisait-il
en 2012, alors qu’il était au générique
du documentaire Noirs de France,
autour de la place «réservée» ici à
cette minorité dite «visible»... S’il
choisit le parti d’en sourire, Manu
Dibango ne sera jamais dupe. «C’est

quand même un scandale, le traite-
ment réservé aux tirailleurs venus de
toutes les colonies, dont les pensions
ont été sous-évaluées. Même si on re-
dresse ces torts, c’est trop tard : ils
sont tous morts !»
Désormais sacralisé, le parrain sait
que pour demeurer vivace il faut
être en contact avec des générations
qui pourraient être ses petits-en-
fants. C’est ainsi qu’on le croisera
plus d’une fois dans de tout petits
clubs de la capitale, dans le public
mais aussi sur l’estrade malgré les
années qui peu à peu pèsent. Qu’il
fête au Palace ses 85 ans ou qu’il
vienne prêter sa science à des ban-
des de petits jeunes. Lui, visage tou-
jours plus émacié, d’une élégance
déconcertante, rejoue sur scène et
sur disque le film de sa vie...
Comme en 2011 avec Past, Present,
Future, un titre qui se veut la dé-
monstration qu’à 78 ans, il est en-
core capable de se projeter plus
avant. Il y reprend (encore !) Soul
Makossa, relooké en version 2.0 :
son fidèle d’entre les fidèles, le gui-
tariste Slim Pezin, y côtoie le Lon-
donien Wayne Beckford, auteur-
compositeur qui a œuvré pour
pléthore d’artistes hip-hop. Notam-
ment Rihanna et Akon, deux petits
malins visés quelque temps plus tôt
par une action en justice par Manu
Dibango, qui ne manque décidé-
ment pas d’humour en l’espèce : ils
ont l’une comme l’autre oublié de le
créditer pour leurs «emprunts» à
Soul Makossa, revisité à toutes les
sauces et samplé à tour de bras de-
puis des décennies. Don’t Stop the
Music, un des cartons de 2007 par
Rihanna, s’appuyait ainsi sans ver-
gogne sur son gimmick, toujours le
même. Ma-ma-ko-ma-ma-sa-ma-
ma-makossa! «La petite a bientôt
vendu 10 millions d’albums, t’imagi-
nes! Sans rien me demander. C’est
juste du pillage. Mes amis améri-
cains continuent d’exploiter le filon :
4 mesures par-là, 8 par-ci, au-
jourd’hui on débite tout. Mais cer-
tains ont au moins le talent de me
demander, comme Jay-Z et Will
Smith», s’était-il plaint, perché sur
l’historique terrasse de Radio Nova,
sa deuxième maison.
Manu Dibango connaissait la ren-
gaine : vingt-cinq ans plus tôt, Mi-
chael Jackson construisait déjà le
succès du bien nommé Wanna Be
Startin’Somethin’sur ce même Soul
Makossa, un hymne entré depuis au
Hall of Fame. L’embrouille se régla
à l’amiable, façon de dire que le roi
de la pop sut acheter le silence de
l’iconique boss de la world music.
Ironie du destin : l’homme qui était
aux manettes du multimillionnaire
Thriller, Quincy Jones, était l’un
des premiers modèles revendiqués
de Manu Dibango.•

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