Les Echos - 25.03.2020

(Sean Pound) #1

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Boris Johnson s’est


finalement résolu,


lundi soir, à imposer


un confinement


obligatoire


aux Britanniques.


Mais, même en ces


temps exceptionnels,


interdire ou


contraindre est un


réflexe très loin d’être


naturel, dans un pays


qui chérit autant


la liberté.


Le modèle libéral britannique à l’épreuve du virus


Alexandre Counis
@alexandrecounis
—Correspondant à Londres

« Vous devez rester à la maison » :
cette fois, Boris Johnson n’a pas
employé le mode de la recomman-
dation, mais bien celui de l’obliga-
tion pour imposer, lundi soir, aux
Britanniques un confinement obli-
gatoire afin de lutter contre le coro-
navirus. Mais ce « you must » ne
vient qu’après des semaines de for-
mules sonnant davantage comme
de timides demandes, ou de simples
conseils. « Nous devons vous deman-
der » , « vous devriez si possible évi-
ter » , « il est temps pour tout le monde
d’arrêter » , « voici ce que nous avons
besoin que vous fassiez » ... « Please,
please, please, follow the advice » , les
implorait-il encore jeudi dernier.
Quant aux mesures, elles sont long-
temps restées très en deçà de celles
imposées par des pays comme la
France, l’Espagne ou l’Italie, avant de
finalement, lundi, les rattraper.
Retard à l’allumage d’un Boris
Johnson qui pécherait depuis le
début de la crise par un excès de
laxisme? Décalage de temps dans
les annonces d’autant plus compré-
hensible que l’épidémie aurait,
outre-Manche, deux semaines de
retard sur la France et l’Espagne, et
sans doute trois sur l’Italie? Une
chose est sûre : la timidité de la réac-
tion britannique montre aussi com-
bien le coronavirus met durement à
l’épreuve le modèle de démocratie
libérale si cher à nos amis anglais.

Même en ces temps exception-
nels, interdire ou contraindre est un
réflexe très loin du naturel, dans un
pays qui chérit autant la liberté. Car
les Britanniques portent cette valeur
aux nues autant que les Français
l’égalité. « Je sais que cela va à l’encon-
tre des instincts de liberté [“freedom-
loving instincts”] du peuple britanni-
que » , s’excusait presque le Premier
ministre vendredi, en décrétant la
fermeture des restaurants et des
pubs. Y aura-t-il des sanctions pour
ceux qui n’observeront pas les consi-
gnes de distanciation sociale, lui
demandait lundi dernier un journa-
liste? « Nous sommes une démocra-
tie libérale, mature et adulte , a rétor-
qué Boris Johnson. Et je crois que les
Britanniques comprennent bien la
nécessité de ces mesures. » Une
manière de faire d’abord confiance à
la population, et d’en appeler avant
tout à son sens des responsabilités.
Résultat, là où les dirigeants des
pays voisins imposaient des mesures
coercitives, le Premier ministre bri-
tannique a longtemps pris soin... de
ne surtout brusquer personne. Pour
freiner la progression de l’épidémie,
il s’est d’abord contenté d’appeler les
Britanniques à se laver régulière-
ment les mains... en chantant deux
fois « Happy Birthday »! Il leur a
demandé, lundi dernier, de limiter
leurs contacts sociaux et déplace-
ments à l’essentiel, et les a invités à
travailler autant que possible depuis
chez eux. Mais il lui a fallu une
semaine d e plus avant de se résoudre
à imposer, comme en France, un

confinement formel. Il a finalement
fermé vendredi les pubs, bars, cafés,
restaurants, salles de gym et boîtes
de nuit, ainsi que les écoles. Mais il a
longtemps rechigné à en arriver à de
telles extrémités. Quant aux maga-
sins de produits « non essentiels », il
a fallu attendre lundi dernier pour
qu’il ne se décide à les fermer.
« Il est frappant de voir que les trois
pays européens qui, à ce stade, ont pris
le moins de mesures contraignantes
contre le coronavirus sont les Pays-
Bas, la Suède et la Royaume-Uni, soit
les trois les plus attachés aux libertés
individuelles, autrement dit aux tra-
ditions politiques libérales les plus
ancrées , remarquait en milieu de
semaine dernière Sébastien
Maillard, le directeur de l’Institut
Jacques Delors. En Italie, en Espagne
ou en France, on est moins choqués de
voir l’Etat imposer des contraintes
aux individus, c’est une pratique plus
répandue et au final mieux acceptée. »
Au Royaume-Uni, cette politique
trouve un terreau d’autant plus favo-
rable chez les conservateurs qu’elle
fait écho à la « nudge theory » (« la
théorie du petit coup de coude » en
anglais), développée par le Nobel
d’économie Richard Thaler et en
vogue chez les tories depuis que
David Cameron l’y a mise à l’hon-
neur. Le « nudge »? Un moyen de
pousser... sans pour autant con-
traindre. « En sachant comment les
gens pensent, on peut les aider à choi-
sir ce qui est le mieux pour eux, leur
famille et la société » , écrivait l’écono-
miste américain en 2008. L’attitude

longtemps laxiste de Boris Johnson
est par ailleurs symptomatique de
certains éléments de la droite liber-
tarienne britannique... celle-là
même qui a poussé le Brexit.
Mais le principe, d’abord, a ses
limites. En l’absence d’interdit, des
millions de Britanniques ont
d’autant moins hésité à fréquenter
les rues, les parcs et les plages, le
week-end dernier, que le soleil les y
invitait. « Les libertés civiles devront
être modifiées, rognées, enfreintes,
utilisez le mot que vous voulez » pour
empêcher les gens de mourir du
virus, avait lancé, prophétique, le
maire de Londres, Sadiq Kahn, jeudi
dernier.
La médaille, ensuite, a son revers.
La liberté, outre-Manche, n’est pas
un droit posé sans contrepartie.
L’Etat intervient moins directement,
d’accord. Mais c’est donc aux indivi-
dus de se débrouiller. Boris Johnson
a ainsi provoqué la colère des
patrons de pubs et de restaurants, la
semaine dernière, inquiets de voir
ainsi s’amenuiser leurs chances
d’obtenir la moindre indemnisation
auprès de leurs assureurs.
La tactique, enfin, a un prix. Le
Royaume-Uni pouvait difficilement
se permettre de laisser plus long-
temps chacun prendre ses respon-
sabilités, quand le nombre de morts
s’accroît chaque jour à vitesse grand
V. Et que son système public de
santé, sous-financé pendant dix ans
d’austérité conservatrice, est
menacé d’être, d’ici peu, totalement
submergé.n

D
Les points à retenir


  • Boris Johnson s’est résolu
    à imposer, lundi soir
    le confinement obligatoire
    aux britanniques.

  • A l’instar des Pays-Bas et de
    la Suède, qui ont pris le moins
    de mesures contraignantes
    contre le coronavirus,
    le Royaume-Uni demeure
    très attaché aux libertés
    individuelles.

  • Mais le soleil a eu raison
    du principe de pousser
    sans contraindre, en invitant
    des millions de britanniques
    à fréquenter, les parcs
    et les plages.

  • Devant le nombre croissant
    de morts, et la menace d’un
    système de santé, sous-financé,
    submergé, le Royaume-Uni
    pouvait difficilement
    se permettre de laisser plus
    longtemps chacun prendre
    ses responsabilités.


LA CHRONIQUE
DU CERCLE
DES ÉCONOMISTES


de Christian de Boissieu
et Jean-Hervé Lorenzi


Pandémie : n’oublions pas l’Afrique!


E


videmment, l’Afrique ne sera
pas épargnée par l’épidémie
mondiale, avec un décalage
par rapport aux pays les plus avan-
cés. La récession va les atteindre,
mais tout doit être fait cependant
pour démentir les sombres prévi-
sions des Nations unies qui parlent
d’une diminution de moitié du PIB
africain. L’impact économique de
l’épidémie se fera par trois canaux.
Le premier est évident, la consé-
quence d’une récession très forte de
l’économie mondiale en 2020 et qui
impactera massivement le tissu des
PME, si décisives pour l’activité et
l’emploi. Le deuxième canal, c’est
celui de la crise financière touchant
d’abord les pays avancés mais qui
aura de nombreuses conséquences
en Afrique, et surtout la réticence
des pays avancés qui se seront mas-
sivement endettés auparavant. Le
troisième canal est l’effet déjà enre-
gistré sur les prix des matières pre-
mières et notamment le pétrole, qui

va mettre nombre de pays africains
en situation d’illiquidité voire
d’insolvabilité.
Comment éviter le pire? On
pense d’abord à l’immense besoin
de sécurisation sanitaire à mettre
en œuvre : d’après l’ONU, il faut
investir 10,4 milliards de dollars
dans les systèmes de santé! Et à cet
engagement urgent, il faut associer,
pour limiter la crise économique,
une volonté et une audace nouvel-
les via un investissement majeur
des pays développés dont c’est évi-
demment l’intérêt bien senti.
N’imaginons pas un instant qu’une
catastrophe africaine n’aurait pas
d’incidences sur les flux migratoi-
res vers l’Europe.
Il faut maintenir la perspective
d’une Afrique continent du
XXIe siècl e, au-delà de la pandémie,
dans les discours publics et dans les
actes. Pour cela, les gouvernements
de ces pays doivent faire preuve à la
fois de pragmatisme, de solidarité et

sont plus décisives que des règles
budgétaires o u des p rincipes moné-
taires fixés pour temps calmes. Les
pays africains sont fondés à mettre
entre parenthèses pour quelques
trimestres l’orthodoxie monétaire
et budgétaire.
Solidarité? Se rejoignent, der-
rière ce leitmotiv, les préoccupa-
tions centrales, pour la plupart des
pays africains, de l’investissement,
du financement et de la dette. Les
chiffres évoqués de soutien du FMI,
50 milliards de dollars, sont très
insuffisants pour les 54 pays.
N’oublions pas qu’au-delà des
mesures d’urgence, il faudra relan-
cer massivement les investisse-
ments en infrastructures dès le
second semestre 2020.
Ruptures dans les politiques
publiques? Les Etats Unis e t
l’Europe imaginent des plans de
relance orignaux avec la volonté de
retrouver une forme de souverai-
neté dans la capacité à produire des

biens et services stratégiques sur
son propre sol. Mêmes ruptures
pour les gouvernements africains
qui doivent également rééquilibrer
leur positionnement dans les chaî-
nes de valeurs mondiales avec le
souci de renforcer les transforma-
tions sur place et de permettre au
secteur agricole, si décisif à tous
points de vue, de se rééquilibrer
notamment au bénéfice des cultu-
res vivrières.
Il y a quelques mois, nous
posions, avec les hauts responsa-
bles africains, les bases du consen-
sus de Dakar permettant de sortir
de la vision rigide et passéiste du
consensus de Washington. Une exi-
gence renforcée par la pandémie.

Christian de Boissieu
est vice-président du Cercle
des économistes.
Jean-Hervé Lorenzi
est président du Cercle
des économistes.

de rupture dans les politiques éco-
nomiques pour le continent dans
son ensemble.

Pragmatisme? La pandémie
pousse les pays avancés à desserrer,
à juste titre, les contraintes financiè-
res et budgétaires et nous conduit à
inventer de nouveaux modes
d’intervention et de régulation. Cela
doit être aussi le cas pour les pays
africains qui ont tout autant que
nous le droit de s’affranchir de
règles qui paraissaient g ravées dans
le marbre. Les questions de survie

N’imaginons pas
un instant qu’une
catastrophe africaine
n’aurait pas
d’incidences sur
les flux migratoires
vers l’Europe.

Les Echos Mercredi 25 mars 2020 // 09


Pascal Garnier pour

« Le

s Echos »

idées & débats

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