Le Monde - 08.04.2020

(Marcin) #1

6 |coronavirus MERCREDI 8 AVRIL 2020


0123


Keir Starmer, nouveau chef du Labour britannique


En pleine crise sanitaire, le successeur de Jeremy Corbyn va devoir rassembler un parti déchiré par le Brexit


londres ­ correspondante

U


n premier contact télé­
phonique avec Boris
Johnson, peu avant que
ce dernier ne soit hospitalisé di­
manche 5 avril, un autre avec ses
conseillers scientifique et médi­
cal, des interviews TV et radio en
série... Keir Starmer, 57 ans, le
nouveau dirigeant du Parti tra­
vailliste, n’a pas eu le temps de
savourer sa victoire. Désigné par
56,2 % des voix des 580 000
membres du Labour, samedi
4 avril, il a pris au pied levé la re­
lève de Jeremy Corbyn, crise du
coronavirus oblige.
L’ex­avocat spécialiste des droits
humains, entré en politique il y a
seulement cinq ans, a d’emblée
donné le ton. Il s’est montré so­
lennel et rassembleur à l’égard de
ses troupes, saluant certes son
« ami et collègue » Jeremy Corbyn,
« qui a dirigé le parti dans des mo­
ments difficiles », mais s’empres­
sant de « demander pardon au
nom du parti » pour l’antisémi­
tisme larvé qui a sévi en interne
ces dernières années, et a en
partie discrédité son leadership.

L’opposition travailliste au gou­
vernement conservateur de Boris
Johnson sera « constructive », a­
t­il par ailleurs déclaré samedi. Il
ne s’agira « ni de marquer des
points sur le plan politique ni de
formuler des demandes impossi­
bles », car « notre but est le même
que celui du gouvernement : sau­
ver des vies et protéger notre
pays ». Pour autant, « le gouverne­
ment a commis de sérieuses er­
reurs », a­t­il estimé dimanche,
dans un premier entretien au
Sunday Times, citant les objectifs
ratés du gouvernement concer­
nant les tests et le manque d’équi­
pements de protection pour les
personnels soignants.

Ni corbyniste ni blairiste
Keir Starmer doit rassembler un
parti miné par les divisions, qui
n’a plus gouverné depuis dix ans
et a essuyé un fiasco historique
aux élections générales de dé­
cembre 2019. Il doit aussi réussir à
le faire exister, face à un gouver­
nement conservateur largement
majoritaire et pour l’instant porté
par l’opinion publique face à une
crise sanitaire historique. Cet

homme, toujours tiré à quatre
épingles, visage juvénile, che­
veux drus et yeux bleus perçants,
aura­t­il les épaules assez larges?
Keir Starmer s’est montré exces­
sivement prudent durant les trois
mois de campagne pour le rem­
placement de M. Corbyn, insis­
tant surtout sur l’ « unité » du
parti. Il est né à Southwark, dans
le sud de Londres, d’une famille
modeste (père ouvrier spécialisé,
mère infirmière), aux solides va­
leurs de gauche : ses parents ont
choisi son prénom en référence à
James Keir Hardie, premier tra­
vailliste élu à la Chambre des
communes, en 1892. Brillant

élève, il étudie le droit à l’univer­
sité de Leeds et décroche un doc­
torat à Oxford en 1986.
Inscrit au barreau de Doughty
Street, réputé progressiste, à
Londres, le jeune Starmer se fait
un nom dans la défense des droits
humains, et souvent dans celle
des causes perdues. Il défend no­
tamment les militants environ­
nementalistes Helen Steel et Da­
vid Morris contre la firme McDo­
nald’s, dans les années 1990. Il fera
même une apparition dans un do­
cumentaire sur l’affaire, réalisé
par Ken Loach et Franny Arms­
trong ( McLibel, sorti en 1997).
En 2008, à 46 ans, il est nommé
au poste prestigieux de directeur
des poursuites pénales pour l’An­
gleterre et le Pays de Galles.
En 2009, il refuse de poursuivre
les policiers, après qu’un Brési­
lien, Jean Charles de Menezes, a
été abattu par erreur dans le mé­
tro de Londres en juillet 2005, au
lendemain des attentats, les for­
ces de l’ordre l’ayant pris pour
l’un des terroristes.
Elu en 2015 député de la circons­
cription très centrale de Holborn
et Saint Pancras à Londres,

M. Starmer s’impose très vite au
sein du Labour. Peu charismati­
que, mais le verbe aussi précis que
celui de M. Corbyn est enflammé,
il rejoint son « cabinet fantôme ».
Pour autant, il sort très peu la tête
des rangs. Ni corbyniste ni blai­
riste, il s’est peu fait entendre
pendant la crise interne du parti
liée à l’antisémitisme. Et il ne s’est
jamais opposé publiquement à
son chef sur le Brexit, malgré ses
convictions proeuropéennes.

« Modéré compétent »
« Keir est vraiment de gauche.
Dans sa jeunesse, il supportait
Tony Benn [leader à la gauche du
Labour dans les années 1970­
1980]. Je dirais aujourd’hui qu’il
est proche d’un Ed Miliband [le
prédécesseur de M. Corbyn, à la
tête du Labour] », estime Steven
Fielding, politiste à l’université de
Nottingham. M. Starmer a
d’ailleurs promu M. Miliband
ministre de l’énergie de son cabi­
net fantôme lundi 6 avril.
« Keir est l’antithèse de M. Cor­
byn : modéré compétent. C’est
pour cela qu’il a eu du succès
auprès des militants travaillistes.

Pour tous ceux qui pensent que les
élections ont été perdues parce
que le parti avait trop dérivé à
l’extrême gauche, il est le bon
candidat », veut croire Tim Bale,
directeur adjoint du think tank
The UK in a Changing Europe
(« le Royaume­Uni dans une
Europe changeante »).
« Keir Starmer a une opportunité
considérable si la crise s’envenime,
s’il sait rester dans la protection
des Britanniques et du National
Health Service [NHS, le Service na­
tional de santé], tout en pointant
les défaillances du gouverne­
ment », estime Steven Fielding.
Samedi, Boris Johnson a fait
parvenir aux leaders des partis
d’opposition un courrier les invi­
tant à une réunion « Coronavi­
rus » conjointe dans les prochains
jours. L’idée d’une « Covid­coali­
tion » a déjà été évoquée ces der­
niers jours par l’élu conservateur
George Freeman. Selon le Finan­
cial Times, qui cite des sources
proches de M. Starmer, il serait
prêt à accepter de participer à un
gouvernement de coalition, si la
demande était formulée.
c. du.

Royaume­Uni : Boris Johnson en soins intensifs


La détérioration de l’état de santé du premier ministre survient alors que le pays a passé la barre des 5 000 morts


londres ­ correspondante

I


l a donné le change jusqu’au
bout, tweetant encore lundi
6 avril midi depuis son lit
d’hôpital : « Le moral est
bon. » Mais la maladie a rattrapé
Boris Johnson, 55 ans, qui a dû
être placé en soins intensifs
lundi soir à l’hôpital londonien
St. Thomas, après avoir été testé
positif au virus SARS­CoV­
dix jours plus tôt.
Si, lundi midi, il « gouvernait »
encore depuis son lit d’hôpital et
y « restait par précaution, en rai­
son de symptômes persistants »,
dans le courant de l’après­midi,
« son état s’est détérioré et, sur
l’avis de son équipe médicale, il a
été placé en soins intensifs », a
précisé Downing Street. Mardi
matin, l’état de santé de M. John­
son demeurait stable, selon deux
sources proches du dirigeant ci­
tées par la BBC, et il n’avait pas
été placé sous respirateur.
Cette détérioration alarmante
de l’état de santé du premier mi­
nistre britannique survient à un
moment très compliqué pour le
Royaume­Uni, qui a passé la
barre des 5 000 morts causés par
l’épidémie lundi, mais fait en­
core face au pire : le pic épidémi­
que n’est pas prévu avant une se­
maine à dix jours.
Dominic Raab, le ministre des
affaires étrangères, adjoint dési­
gné du chef du gouvernement en
tant que premier secrétaire
d’Etat, prendra le relais de Boris
Johnson « là où c’est nécessaire »,
a fait savoir Downing Street. « Le
premier ministre reçoit d’excel­
lents soins et remercie le person­
nel du NHS [le système hospita­
lier britannique] pour son travail
et son dévouement ».
Boris Johnson avait été testé
positif dans la nuit du 26 mars et
s’était aussitôt confiné dans un
appartement du 11, Downing
Street, la résidence attenante au
fameux 10, Downing Street. Il y a
passé toute la semaine, conti­
nuant à présider par visio­
conférence les réunions « Co­
vid­19 » quotidiennes du gouver­
nement, avec Dominic Raab, le
ministre d’Etat Michael Gove, le
chancelier de l’Echiquier, Rishi
Sunak, et le secrétaire à la santé,
Matt Hancock, en liaison avec le
conseiller médical Chris Whitty
et le conseiller scientifique
Patrick Vallance.

M. Johnson a aussi posté
deux courtes vidéos, encoura­
geant les Britanniques à respec­
ter le confinement. Et est même
brièvement descendu jusqu’au
pas de sa porte, jeudi 2 avril
à 20 heures, pour applaudir avec
des millions d’autres Britanni­
ques les personnels du NHS.
Mais, alors que Matt Hancock,
lui aussi testé positif, sortait de
sa quarantaine apparemment
sans encombre, le premier mi­
nistre présentait encore une
« forte fièvre » vendredi 3 avril. Il
a tenu jusqu’au discours histori­
que de la reine Elizabeth II, di­
manche 5 avril au soir. Une demi­
heure après l’émouvant « nous
nous retrouverons un jour » par
lequel la souveraine a conclu son
allocution, Downing Street an­
nonçait qu’il était « admis à l’hô­
pital pour des tests ».

« Pic pas encore atteint »
Boris Johnson était jusqu’à pré­
sent en bonne santé, mais, de­
puis son arrivée à Downing
Street fin juillet 2019, il a accu­
mulé les séquences épuisantes,
renégociant un accord de divorce
avec l’Union européenne (UE)
jusqu’à fin octobre, puis enchaî­
nant avec une campagne électo­
rale éclair, une victoire histori­
que aux élections générales du
12 décembre, les festivités du
Brexit le 31 janvier, et les débuts
de la discussion de la « relation
future » avec l’UE en février.
Le Times rappelait lundi qu’il
était un « joueur de tennis
régulier », profitant, quand il
le pouvait, du court de Chequers,
la résidence des premiers
ministres dans le Buckin­
ghamshire, qu’il suivait aussi des
tutoriels de yoga et de Pilates à
Downing Street et qu’il avait
perdu du poids, après en avoir
beaucoup pris durant son pas­
sage au ministère des affaires
étrangères (2016­2018).
Sa situation familiale est par
ailleurs délicate : Carrie Sy­
monds, sa compagne, 32 ans, a
dû s’isoler dans son apparte­
ment du sud de Londres et a
révélé samedi qu’elle se remet­
tait tout juste d’ « une semaine au
lit », après avoir présenté les
« symptômes » du Covid­19. La
jeune femme est enceinte d’au
moins six mois.
Les messages de sympathie et
d’encouragements affluaient

lundi soir, souhaitant courage et
prompt rétablissement au
premier ministre. « Tous les Amé­
ricains prient pour son rétablisse­
ment », a déclaré le président
américain, Donald Trump, en
ajoutant : « Lorsque vous êtes
placé en soins intensifs, c’est très,
très grave avec cette maladie. »
« Tout mon soutien à Boris
Johnson, à sa famille et au peuple
britannique dans ce moment
difficile. Je lui souhaite de sur­
monter cette épreuve rapide­
ment », a déclaré le président
français, Emmanuel Macron.
« Mes pensées sont avec vous et
votre famille », a tweeté Michel
Barnier, négociateur en chef
pour l’UE, qui se remet lui aussi
des suites du Covid­19.
« Tout le pays est en pensée avec
le premier ministre et sa famille
en ces temps incroyablement dif­
ficiles », a déclaré Keir Starmer, le
tout nouveau dirigeant tra­
vailliste, principal opposant
au Parti conservateur du pre­
mier ministre.
L’aggravation de l’état de santé
de M. Johson intervient alors que
le pays est en confinement de­
puis deux semaines et que ses

hôpitaux sont déjà en tension
(avec 51 608 cas recensés de
Covid­19 lundi soir). « Nous
n’avons pas encore atteint le pic
épidémique, nous ne sommes pas
sûrs que ce soit à la fin de cette
semaine », a prévenu Chris
Whitty lundi soir.
Alors que, comme partout
ailleurs en Europe, la situation
économique se détériore rapide­
ment (un million de Britanni­
ques ont sollicité des allocations­
chômage, ces deux dernières se­
maines), le gouvernement va de­
voir, d’ici au 13 avril, décider d’un
prolongement – probable – du
confinement. Et, surtout, prépa­
rer une sortie de crise. M. Raab
aura­t­il l’autorité nécessaire
pour arbitrer, notamment, entre
la préservation de l’économie du
pays et celle du NHS?

« Vide politique »
« J’ai confiance en Dominic Raab,
assurait lundi soir le député Iain
Duncan Smith, ex­dirigeant des
conservateurs au début des an­
nées 2000 et proche de M. John­
son. Il est plus que capable de rem­
plir son rôle et il a une grande
expérience de gouvernement. »

A 46 ans, M. Raab est un brexiter
de la première heure et dispose de
la confiance du premier ministre.
Il a occupé plusieurs postes de se­
crétaire d’Etat depuis 2010 (à l’im­
mobilier, au Brexit). Mais il s’est
montré plutôt effacé depuis les
débuts du gouvernement John­
son. Ces dernières semaines, ce
sont surtout Matt Hancock et
Rishi Sunak, le chancelier de
l’Echiquier, qui ont pris la lu­
mière, ce dernier impressionnant
tout particulièrement les médias
par sa maîtrise et son sang­froid.
Selon le Times, qui cite une
source gouvernementale dans
son édition du 7 avril, la maladie
de M. Johnson a déjà eu un

profond effet sur Downing
Street. « Il y a un vide politique à
Downing Street, depuis que Dom
[Cummings, le conseiller en chef
de M. Johnson, lui aussi malade]
est parti, on ne sait pas vraiment
qui dirige les choses. Qui est le
conseiller en chef actuellement à
Number 10? » Une autre source
interne insiste au contraire sur la
présence notamment de Mark
Sedwill, le secrétaire du cabinet,
refusant de parler de « vacance »
du pouvoir.
Le Royaume­Uni étant un pays
de Constitution non écrite, et
n’ayant pas de système de succes­
sion clair, il n’est pas évident de
savoir qui prendrait la relève de
M. Johnson et deviendrait effecti­
vement premier ministre par in­
térim s’il était dans l’incapacité
prolongée de gouverner. M. Raab
ne lui succéderait pas automati­
quement. Ce serait au cabinet (les
ministres les plus importants du
gouvernement britannique) et
peut­être même aux députés du
Parti conservateur de décider qui
devrait aller voir la reine et sollici­
ter d’elle la permission de former
un nouveau gouvernement.
cécile ducourtieux

Depuis
son arrivée à
Downing Street,
fin juillet 2019,
Boris Johnson
a accumulé
les séquences
épuisantes

« Keir Starmer a
une opportunité
considérable
si la crise
s’envenime »
STEVEN FIELDING
politiste à l’université
de Nottingham

Boris
Johnson,
le 2 avril,
à Londres,
lors d’un
hommage
au personnel
soignant,
quelques
jours avant
qu’il ne soit
hospitalisé.
PIPPA FOWLES/AP
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