Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

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LIVRES


VENDREDI 3 AVRIL 2020

0123


ANALYSE


P

our le critique Thomas Pavel,
auteur de La Pensée du roman
(Gallimard, 2003), la littérature
crée un laboratoire fictif dans
lequel il est possible de mettre en scène
les aspirations d’un individu ou d’une
communauté aux prises avec la néces­
sité d’accomplir un idéal moral, quelle
que soit la réalité vécue, tragique ou ordi­
naire. Comment nous permet­elle donc
d’imaginer un sens à la présente épidé­
mie? Quand la maladie prend place dans
les épopées, les tragédies, les romans ou
les chroniques, c’est souvent pour nous
inviter à ébaucher des réflexions vis­à­
vis de nos limites, en particulier celles
qui touchent notre domination politi­
que sur le monde. De même l’épidémie
répand­elle, non seulement un virus,
mais un germe de profonde déstructura­
tion sociale. Dans les premières pages
d’ Histoire de la folie à l’âge classique
(Plon, 1961), le philosophe Michel Fou­
cault affirme, moult exemples littéraires
à l’appui, que les épidémies constituent
le phénomène par excellence capable de
pulvériser nos rêveries modernistes
de maîtrise absolue.
La Bible préfigure déjà ce genre de le­
çon. Elle raconte comment est châtié le
roi David lorsque, pris d’un accès de dé­
mesure, il ose dénombrer son peuple,
enfreignant les lois données au Sinaï qui
proscrivent tout comptage par tête.
Soixante­dix mille hommes périssent
alors, frappés par l’ange de la mort. En
rassemblant ses sujets dans les plaines
de Moab afin de procéder à leur recense­
ment, David aurait, selon certains exégè­
tes, créé une proximité propice à une
contagion en exposant les gens aux
regards d’autrui. Ne croyait­on pas que
l’œil était l’organe le plus dangereux du
corps humain, du fait de ses émana­
tions? D’où le lien établi entre recense­
ment et maladie...
La littérature antique grecque et latine
n’est pas en reste. Elle juxtapose des lec­
tures « rationalistes » du fléau à l’explica­
tion par la colère des dieux. Tel est le cas
de la sublime et très actuelle peinture de
la « peste d’Athènes » (430 av. J.­C.) par
Thucydide (v. 460­v. 400 av. J.­C.) dans La
Guerre du Péloponnèse (Les Belles Let­
tres, 2019). On y a vu une vague de ty­
phus, de scarlatine, de variole, etc. Quelle
qu’en ait été la cause, sur laquelle l’histo­
rien ne s’attarde guère, la hantise du
complot est déjà présente : « [Les Athé­
niens] prétendirent même que les Pélo­
ponnésiens [leurs adversaires] avaient
empoisonné les puits »....

Thucydide s’appesantit en revanche
sur la description physique des symptô­
mes et des conséquences : la dégradation
morale et le non­respect des morts. Il
montre comment les Athéniens s’en
prennent à leur dirigeant, Périclès, qui ne
peut que constater amèrement à quel
point le fléau l’a rendu impopulaire : « [Il]
contribue, je le sais bien, à me faire encore
plus détester et ce n’est pas juste, à moins
que tout bonheur inattendu ne doive éga­
lement m’être rapporté. »
Ce tableau fixe un cadre qui installe
pour longtemps, dans la littérature, le
lien entre épidémie et impuissance poli­
tique. Il est à l’œuvre dans Œdipe roi, de
Sophocle (495­406 av. J.­C.), qui s’ouvre
sur le récit de la peste ravageant Thèbes,
en expiation du parricide commis par
Œdipe, époux de sa propre mère. Dans
Œdipe, de Sénèque (1­65), l’auteur fait
dire à un Œdipe désabusé, qui prétend
fuir son destin et ses responsabilités :
« Ainsi le rang suprême des rois les expose
davantage aux coups de la Fortune. »
L’historien Tite­Live (64 av. J.­C.­17 ap.
J.­C.), dans son Histoire romaine (Les Bel­
les Lettres, 1989), n’hésite pas quant à lui
à ironiser sur l’usage idéologique des
maladies de masse. Alors que Rome est
ravagé par la peste (vers 398 av. J.­C.), les
patriciens en lutte contre les plébéiens

la mobilisent en faveur de leur cause et
clament qu’elle est due au fait que « les
dieux n’avaient vu qu’avec colère les
honneurs livrés au peuple et les ordres
confondus ».
En sautant de nombreux siècles, on
voit encore l’intrigue de Roméo et Juliette
(1597), de Shakespeare, nouer la maladie,
la politique et les bornes du désir. Une
épidémie de peste empêche le messager
du frère Laurent de transmettre à Ro­
méo, exilé à Mantoue, la lettre dévoilant
que le trépas de Juliette est feint. « Les ins­
pecteurs de la ville nous ayant rencontrés
tous deux dans une maison qu’ils soup­
çonnaient infectée de la peste, en ont
fermé les portes et n’ont pas voulu nous en
laisser sortir », déplore le messager. Cette
information, qui ne parvient pas à son
destinataire, tue l’amant. Son sort dé­
coule ici des mesures prophylactiques
plus que du mal lui­même.
Cet entrelacement du politique et de
la maladie collective est également au
cœur des Fiancés (1840 ; Folio, 1995),
d’Alessandro Manzoni, célèbre récit de la
peste de Milan (1630), qui met en lumière
l’aveuglement et l’incompétence des
autorités de la ville, face aux signes in­
quiétants qui se multiplient dans les vil­
lages d’alentour. Les médecins sonnant
l’alarme reçoivent « le titre d’“ennemis de

pages de La Mort à Venise (1913 ; Livre de
poche, 2002), de Thomas Mann, au­delà
de l’enchantement troublant que la
beauté adolescente exerce sur le person­
nage principal, l’écrivain Gustav von
Aschenbach. La municipalité met cyni­
quement le choléra sous le tapis, lui
dit­on, de peur de compromettre la sai­
son touristique : « Cela le peuple le savait,
et la corruption des notables de la ville,
ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état
d’exception dans lequel la mort rôdant
plongeait la ville, provoquait une démo­
ralisation des basses classes (...) et deux
fois déjà il s’était avéré que des personnes
soi­disant victimes du fléau avaient été
empoisonnées par des parents. »
Pourtant, par un singulier retourne­
ment, dans un siècle – le XXe – où l’on dé­
signera le nazisme sous le nom de « peste
brune », la maladie tout comme le confi­
nement qui en résulte peuvent aussi être
l’occasion d’édifier par le roman des ha­
bitacles hors sol, protégés des intrusions
totalitaires. Tel est le thème, entre autres,
du Pavillon des cancéreux (Julliard, 1968),
d’Alexandre Soljenitsyne. Tant il est vrai
qu’au paroxysme du déploiement de
puissance, même des lieux maudits
peuvent symboliser un abri et la maladie
un espace de liberté.
nicolas weill

Face à la maladie, les limites du pouvoir


Textes sacrés, tragédies ou romans ont souvent illustré l’impuissance du politique face aux crises épidémiques


« David se
résigne à la
volonté du
Seigneur,
qui a frappé
son royaume
de la peste »,
de Joseph­
Marie Vien
l’Aîné (1743).
BEAUX-ARTS
DE PARIS/DIST.
RMN-GRAND PALAIS

La peur n’est pas l’angoisse


LA PEUR, NOUS L’AVIONS
OUBLIÉE. Chacun, bien sûr,
conservait ses craintes. Certains
cultivaient même de singulières
phobies. Mais les grandes ter­
reurs, collectives, profondes, terri­
bles étaient devenues histoires
anciennes. Même nos fantasmes
d’effondrement, nos récentes pa­
niques collapsologiques avaient
des airs de train fantôme pour
fêtes foraines. En peu de jours,
tout a changé. Tous, nous appre­
nons la frayeur.
Elle prend divers visages : peur
d’attraper le virus, d’en être

gravement atteint, de voir l’un de
ses proches disparaître. Mais
aussi : crainte de perdre son em­
ploi, de voir son budget amputé,
de ne plus discerner l’avenir. Ou
simplement, heure par heure, se
demander si l’on n’aurait pas tou­
ché la mauvaise poignée, croisé
une personne contaminante, si
l’on ne serait pas, déjà, sans symp­
tôme, porteur, vecteur. Alors,
nous disons que l’angoisse nous
submerge. Nous ne voyons
plus d’issue.
Pourtant, peur et angoisse ne
sont pas synonymes, et leur diffé­

rence offre peut­être une issue
praticable. En relisant les Moder­
nes, on constatera combien les
deux se distinguent – si forte­
ment qu’il deviendra difficile de
les confondre, comme on le fait
trop souvent. S’il fallait tout expli­
quer, ce serait fort long, en chemi­
nant de Kierkegaard ( Le Concept
de l’angoisse, 1841) à Sartre ( L’Etre
et le Néant, 1943), en passant éga­
lement par les deux élaborations
successives de l’angoisse chez
Freud et par de nombreuses pages
d’Heidegger ( Etre et Temps, 1927,
notamment § 40).

L’angoisse sourd du dedans
Sans entrer dans ces méandres,
les traits distinctifs peuvent se
schématiser ainsi : la peur a un
objet, l’angoisse n’en a pas. La
peur naît du dehors, l’angoisse
sourd du dedans. Si la peur est
bien un sentiment, elle demeure
« objective », du fait de sa relation
à des situations extérieures. Au

contraire, c’est de nous seuls
que parle l’angoisse, et non du
monde qui nous entoure. Elle
est liée à nos désirs et nos pul­
sions (Freud), à notre désarroi
d’existant jeté dans le monde
(Heidegger), à notre liberté
absolue (Sartre).
A quoi pareille distinction peut­
elle nous servir, dans la panique
présente? Une indication lumi­
neuse se trouve chez Kierkegaard,
à la toute fin du Concept de
l’angoisse, essai superbe mais pas
réellement facile. L’hypocondria­
que, celui qui tremble toujours
d’être malade, « a peur du moindre
rien, écrit­il, mais quand c’est le
tour des vrais événements, il com­
mence alors à respirer, et pour­
quoi? Parce que cette réalité grave
n’est cependant pas si terrible que
le possible qu’il avait formé de lui­
même et dont la formation em­
ployait toute sa force, tandis qu’à
présent il peut l’employer toute
contre la réalité ».

HUIS CLOS • 2


ROGER-POL
DROIT

La leçon n’est pas mince. Elle
enseigne combien la peur ra­
mène au réel, et permet d’agir.
Parce qu’elle se surmonte. Socrate
l’expliquait déjà au général
Lachès : le courage n’est pas l’ab­
sence de peur, mais la capacité de
se battre malgré la trouille. En re­
vanche, on ne se délivre pas de
l’angoisse. Il arrive évidemment
d’en être plus ou moins transi.
Mais personne ne peut s’en dire
tout à fait exempt, à jamais déli­
vré, puisque l’angoisse est méta­
physique, religieuse, existentielle,
indépassablement humaine.

La peur est bleue
Il ne faut donc pas craindre
d’avoir peur. Et se fier comme tou­
jours aux ressources du langage
commun. Il nous apprend que
l’angoisse est sans couleur, alors
que la peur est bleue. Comme une
orange, ajouterait Eluard. C’est ce
qui la rend terrestre, praticable. Et
même préférable, ces temps­ci.

Par un singulier
retournement,
la maladie tout comme
le confinement qui en
résulte peuvent aussi
être l’occasion d’édifier
par le roman des
habitacles hors sol,
protégés des intrusions
totalitaires

BRUNO LEVY

Le philosophe Michel
Foucault affirme que les
épidémies constituent
le phénomène par
excellence capable
de pulvériser nos
rêveries modernistes
de maîtrise absolue

la patrie” ». Désemparé, le Sénat de Milan
finit par abandonner son autorité aux
prêtres qui gèrent les lazarets, et aux doc­
teurs : « Certes une telle dictature était un
étrange expédient (...) , note Manzoni, il
suffirait, comme exemple d’une société
très rustique et très mal réglée, de voir que
ceux à qui incombait un pouvoir de cette
importance ne surent que le céder. » La
souveraineté comme instance gérant la
vie et la mort abdique face au désastre
imprévu.
La problématique d’un pouvoir affaibli
au point d’avoir à choisir entre la prospé­
rité et la santé imprègne également les
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