Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

18 |livres VENDREDI 3 AVRIL 2020


0123


Ce que dit du Japon le


meurtre d’une Anglaise


Le journaliste
d’investigation Richard
Lloyd Parry revient sur
l’assassinat de Lucie
Blackman, en 2000,
à Tokyo. Remarquable

Noir Vercors


B A N D E D E S S I N É E

Le djihadiste qui clamait


son amour de la mort


Frédéric Paulin conclut sa trilogie sur le terrorisme
islamiste avec Daech et les attentats de 2015

On suit ainsi un jeune converti de
Lunel jusqu’à Rakka, capitale du
« califat » autoproclamé ; Wassim,
un jeune naïf tunisien ; mais aussi
les personnages rencontrés dans
les deux autres volumes, comme
la capitaine Laureline Fell, de la di­
rection générale de la sécurité in­
térieure, et Gh’zala, rescapée du
GIA algérien.

Réalisme saisissant
Surtout, Frédéric Paulin met en
scène des personnages ayant
réellement existé, comme les
terroristes Mohammed Merah,
les frères Kouachi, Abdelhamid
Abaaoud ou encore Salah Abdes­
lam. Tous les protagonistes, fic­
tionnels ou non, sont liés par
la tragédie qui se noue au fil
des pages.
Certaines scènes sont saisissan­
tes de réalisme. Comme celle de
l’assaut de la planque de Merah et
la reconstitution du dialogue en­
tre le terroriste et le « négocia­
teur ». Le djihadiste lancera une
phrase qui explique tout : « Sachez
qu’en face de vous, vous avez un
homme qui n’a pas peur de la mort.
Moi, la mort, je l’aime comme vous
aimez la vie! » 
abel mestre

la fabrique de la terreur,
de Frédéric Paulin,
Agullo, « Noir », 364 p., 22 € ;
numérique 14 €.

CANTONNÉ JUSQUE­LÀ AU RÉCIT INTIMISTE ( Le Goût du
chlore, Polina – Casterman, 2008 et 2011) et au manga made in
France (la série en douze tomes Lastman ), Bastien Vivès,
36 ans, déploie aujourd’hui son sens inné de la narration dans
un genre qu’il n’avait encore jamais exploré : le thriller. Associé
au scénariste Martin Quenehen, il suit ici un gendarme d’une
petite commune du Vercors, à qui le hasard d’une rencontre


  • avec un peintre récemment arrivé en ville, après la mort de
    sa femme dans un attentat – va donner l’occasion d’exaucer
    son vœu le plus secret : devenir un héros de la nation. Multi­
    pliant les allusions à des phénomènes contemporains (la mon­
    tée des radicalisations, la crise migratoire, l’urgence climatique,
    la collapsologie...), ce récit, centré sur le rôle et la perception
    des forces de l’ordre dans la société, ne flatte aucun de ses per­
    sonnages, tous chargés d’une part d’ombre, et tous décrits sans
    la moindre moralité. Michel Houellebecq, vaguement repré­
    senté sous les traits du veuf hanté par un désir de vengeance,
    n’est pas loin.
    frédéric potet
    Quatorze juillet, de Bastien Vivès (dessin et scénario) et Martin
    Quenehen (scénario),
    Casterman, 256 p., 22 €; numérique 15 €.


CASTERMAN

les salarymen lorsqu’ils sortent
des bureaux, et perçoit des pri­
mes sur les bouteilles et les dîners
en tête à tête.
Journaliste d’investigation au
Times, Parry a rencontré à main­
tes reprises tous les protagonistes
de l’affaire. Son livre dessine le
tracé extrêmement précis de
l’onde de choc qu’a suscitée, au
sein de la famille désunie des
Blackman, l’absence soudaine de
leur fille aînée, aggravée par l’in­
différence de la police japonaise,
jusqu’au procès, en 2008, du sus­
pect, un quadragénaire million­
naire nommé Joji Obara.
L’enquête sera pleine de fausses
pistes. Tim Blackman, le père de
Lucie, se fera escroquer par un
faux marchand d’armes, recevra
le soutien financier de mécènes,
tandis que Jane, sa mère, recourra
à un ancien garde du corps d’Eli­
zabeth II et se tournera vers le pa­
ranormal pour atténuer la dou­
leur de la perte. Le livre de Richard
Lloyd Parry offre un parfait exem­
ple de ce que le journalisme
narratif au long cours peut pro­
duire de meilleur.
macha séry

dévorer les ténèbres.
enquête sur la disparue
de tokyo
(People Who Eat Darkness.
The Fate of Lucie Blackman),
de Richard Lloyd Parry,
traduit de l’anglais
par Paul Simon Bouffartigue,
Sonatine, 528 p., 23 € ;
numérique 16 €.

LE LIVRE DE MATHIEU LARNAUDIE
BLOCKHAUS EST PARU LE 11 MARS


  • autant dire dans une autre vie. Trois
    jours plus tard, toutes les librairies fer­
    maient et, bien qu’il constitue
    à coup sûr une nourriture in­
    dispensable à nos cœurs confi­
    nés, je doute que ce bref roman

    • récit? – soit en pile dans les
      supermarchés. Ce serait pour­
      tant une grande injustice pour
      lui et un vrai manque pour nous s’il tom­
      bait dans l’oubli sans même avoir la pos­
      sibilité de se rendre inoubliable.
      Le blockhaus dont il s’agit là, plutôt




qu’une métaphore de notre actuel re­
tranchement, donne à lire une solitude
plus ontologique, qui touche tous les hu­
mains et sur laquelle se clôt sobrement
le récit d’une histoire pleine d’humilité :
« Je retournai à ma propre nuit, c’est ce
que nous faisons tous. » Cependant, ce
blockhaus est d’abord réel, c’est celui que
le narrateur, parti s’isoler pour écrire
dans une villa d’Arromanches (Calvados),
voit de sa fenêtre, sombre et mystérieux,
parmi « un chapelet de bunkers aplatis,
ensablés sur la plage ». La mer garde aussi
la trace, sous forme de caissons de béton
flottants, du port artificiel construit

en 1944 par les Alliés peu après le Débar­
quement. Dans la petite station bal­
néaire déserte et encore glacée par l’hi­
ver, l’écrivain désœuvré erre au hasard,
ne rencontrant qu’ « une poignée d’âmes
qui se batt [ai] ent en duel ». Avec son amie
Esther, venue le rejoindre le temps d’un
week­end, il découvre le village, son pub
tenu par le couple désuni de Suzanne et
Rory, les regrets d’une vie gâchée.
Et c’est sous son regard d’observateur
exercé que va se jouer un drame trivial et
sublime – forcément sublime, oserais­je
dire. Car, fait étrange, plus j’avançais avec
bonheur dans la lecture de ce roman,
plus je pensais à Marguerite Duras (1914­
1996). Etrange, parce que le style précis
à l’extrême, les phrases qui s’enroulent
souvent autour d’adjectifs nombreux et
attentifs au détail n’ont a priori rien de

durassien. Et pourtant... Sans doute la
Normandie joue­t­elle son rôle dans ce
sentiment, quoique celle qui se déploie
ici, « pays de brumes » proche de Bayeux
et d’Omaha Beach, soit plus austère que
la côte de Trouville. Mais comme
l’auteure de L’Homme atlantique (Mi­
nuit, 1982), Mathieu Larnaudie sait cap­
turer l’atmosphère des lieux déserts et
désolés où l’ordinaire devient mystère et
où l’œil hypnotisé contemple sur les va­
gues « ces grands sarcophages (...), ces for­
mes sans passé, sans pourquoi, énigmati­
ques et brutes ». L’humeur du promeneur
suit « les variations du niveau de la mer » ;
parfois amusé ou agacé, il demeure sou­
vent « médusé, encollé à sa mélancolie »,
et le paysage de pluie réverbère ses pen­
sées « comme un miroir opaque ».
Quand il revient à lui, l’histoire – tou­
jours, en pareils lieux – reprend ses
droits, et de même que Duras s’émeut
devant la sépulture du jeune aviateur an­
glais tombé à Deauville ou les martyrs
d’Hiroshima, le narrateur voit passer,

FRANCESCA CAPELLINI

blockhaus,
de Mathieu
Larnaudie,
Inculte, 112 p., 13,90 € ;
numérique 10 €.

La mer écrite


LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS


« envidée dans l’anonymat », l’image des
soldats, « les visages éreintés des boys
éberlués (...), braves gamins biberonnés au
maïs des grandes plaines qui avaient tra­
versé les océans et les mers pour venir
trébucher ici, boire leur tasse d’eau salée et
manger du sable en se ramassant, puis
continuer tout de même sous la rafale
pour ceux qui pouvaient se relever et
continuer ».
Mais ce qui évoque le plus l’univers de
Duras, c’est un cri, une lamentation lon­
guement et si admirablement décrite par
Larnaudie qu’on croit l’entendre, et qui
résonne dans tout le récit comme la
douleur du vice­consul à Lahore : « Pas
des hurlements : une sorte de bref et puis­
sant raclement montant du fond de la
gorge, qui paraissait épouvantablement
douloureux, comme s’il se frayait un che­
min brutal en frottant le long de cavités
à vif. » Pourquoi cet homme vêtu d’un
blouson de motard, à la démarche d’ivro­
gne, erre­t­il sur la plage en poussant des
cris de désespoir, nous l’apprendrons sur
fond de nuit, au moins en aurons­nous
l’intuition. En contrepoint de la mort qui
a fauché tant d’adolescents dans « un
ahurissement de masse », l’amour peut­il
triompher de la « pathétique fragilité »
des hommes? Dans ce récit à la fois
tendu et mystérieusement serein, dont
la langue, d’une discrète puissance, sem­
ble suivre les marées, toutes les réponses
ne sont pas données. « Sait­on seulement
jamais ce qui jette deux corps l’un vers
l’autre? », demande le narrateur dans les
dernières lignes.
Comme Duras, Larnaudie, romancier
du très beau Notre désir est sans remède
(Actes Sud, 2015), nous laisse apercevoir
quelque chose de cette énigme qui, au
milieu des pires souvenirs de l’histoire,
effleurée par les mots, nous aide à vivre.
Il en tisse la geste discrète, « au point
d’aiguille en guise de poème », moins glo­
rieuse que la tapisserie de Bayeux mais
tout aussi délicate et précieuse. Il nous
la raconte et nous, assis près du bun­
ker 449, nous voyons se lever le voile du
chagrin et « un morceau d’azur délavé,
une culotte de zouave » se dégager dans le
ciel. « Notre sagesse, écrit Marcel Proust ,
commence où celle de l’auteur finit. Nous
voudrions qu’il nous donnât des réponses,
quand tout ce qu’il peut faire est de nous
donner des désirs. » Ainsi fait Mathieu
Larnaudie. Si le blockhaus où nous som­
mes reclus en nous­mêmes garde sa pé­
nombre, l’écrivain nous suggère sans la
moindre emphase le moyen de ne pas
nous « tromper de vie » .

L’amour peut-il
triompher de la
« pathétique fragilité »
des hommes? Dans
ce récit de Mathieu
Larnaudie, dont la langue,
d’une discrète puissance,
semble suivre les marées,
toutes les réponses
ne sont pas données

PHILIPPE MATSAS

RÉCIT DOCUMENTAIRE


D


ans une histoire crimi­
nelle, il y a une énigme et
à terme, le plus souvent,
sa résolution. Mais Dévorer les té­
nèbres nous révèle bien plus que
l’identité d’un violeur et tueur en
série ayant défrayé la chronique.
Ce récit documentaire autour
d’un célèbre fait divers est
d’abord centré sur la victime,
Lucie Blackman, une jeune Bri­
tannique de 21 ans, disparue à To­
kyo le 1er juillet 2000. Son cadavre,
démembré et dissimulé dans plu­
sieurs sacs­poubelle, sera décou­
vert quelques mois plus tard. Loin
de toute tentation sensationna­
liste, elle est ici le cœur battant
d’une remarquable étude psycho­
logique, doublée d’une ethnogra­
phie de la société japonaise, si­
gnée Richard Lloyd Parry.
Lucie Blackman était une belle
et grande blonde qui, pour épon­
ger quelques dettes, avait décidé
de partir travailler pendant l’été
comme hôtesse dans un night­
club de Roppongi, le quartier
chaud de Tokyo. Pas comme pros­
tituée ni avatar de geisha, mais
comme une accorte et souriante
dame de compagnie, qui écoute

THRILLER


A


vec La Fabrique de la
terreur, Frédéric Paulin
achève sa magistrale tri­
logie sur le djihadisme. Après la
décennie noire algérienne dans
les années 1990, matrice, selon
lui, du terrorisme contemporain
( La guerre est une ruse, Agullo,
2018), puis l’importation du dji­
had sur le territoire français ( Pré­
mices de la chute, Agullo, 2019),
Paulin évoque, cette fois, les mé­
canismes complexes à l’origine de
la naissance de l’organisation Etat
islamique ainsi que des attentats
qui ont frappé la France en 2015.
Le récit commence par les prin­
temps arabes. Cette flambée révo­
lutionnaire commencée à la fin
de 2010 a été l’occasion pour les
mouvements islamistes de s’im­
poser. Les religieux ont profité de
la contestation ou du renverse­
ment de régimes autoritaires,
mais laïques, pour recruter des
candidats à la « guerre sainte » et
les envoyer combattre d’abord en
Libye, puis en Syrie. La journaliste
Vanessa Benlazar (la fille de Tedj
Benlazar, héros des deux précé­
dents tomes) décide d’enquêter
sur les filières de recrutement des
groupes djihadistes, dont la me­
nace est sous­estimée en France.
Récit foisonnant, extrêmement
bien documenté, La Fabrique de la
terreur croise plusieurs destins.
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