Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

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VENDREDI 3 AVRIL 2020 idées| 25


Nous appelons


Bruxelles à créer


un « fonds corona »


Dans un appel publié par « Die Zeit » et « Le Monde »,
douze personnalités allemandes, parmi lesquelles
le politique Joschka Fischer et le philosophe
Jürgen Habermas, demandent la création d’un fonds
pour aider les pays les plus touchés de l’Union

C


es derniers jours, l’Italie et l’Espa­
gne ont à elles seules comptabi­
lisé plusieurs milliers de morts,
avec plus de 800 morts le 31 mars
dans ces deux pays. Ces nouvelles ne
nous arrivent pas d’une autre planète ni
d’un continent lointain. Elles nous vien­
nent de pays voisins, auxquels nous som­
mes liés. Nous, rédacteurs de ce texte,
sommes de ceux qui aiment la culture
méditerranéenne. Mais il n’est pas be­
soin de l’aimer pour s’effrayer des terri­
bles ravages que le coronavirus a déjà
provoqués dans ces pays.

La pandémie a suscité dans toute l’Eu­
rope des témoignages impressionnants
d’entraide et de solidarité. Des milliers de
jeunes se portent volontaires pour ap­
provisionner des personnes âgées vivant
seules dans leurs appartements ; la Saxe
accueille des malades italiens gravement
atteints par le virus, la Sarre offre son
aide à des patients français pour qui une
prise en charge fait défaut, d’autres Län­
der s’engagent de même, tout comme
l’Etat fédéral. Un climat nouveau s’ins­
taure : chacun s’efforce d’apporter aux
autres de l’aide, de l’empathie, de l’espoir.

Une conscience commune
Mais sur la question décisive, les pays du
Nord restent réticents face à leurs frères
et sœurs du Sud. Ils rejettent catégori­
quement l’idée de créer un fonds garanti
par l’ensemble des Etats de l’Union
européenne qui permettrait d’assumer
collectivement l’écrasante charge finan­
cière de la crise. Une telle mesure évite­
rait qu’un choc, qui affecterait fonda­
mentalement tous les Etats membres,
soit fatal à ceux d’entre eux qui, avant la
crise, se débattaient déjà avec une lourde
dette publique.
C’est pourquoi nous appelons la Com­
mission européenne à créer un « fonds
corona » qui serait en mesure d’emprun­
ter à très long terme sur les marchés
financiers internationaux et qui transfé­
rerait ensuite ces ressources aux Etats

membres. Un tel dispositif éviterait aux
Etats de creuser encore davantage leur
dette. Le fonds disposerait de moyens,
pris sur le budget de l’Union, pour payer
les intérêts afférents à ces emprunts.
Les « coronabonds » que nous appe­
lons de nos vœux ne doivent pas être
pensés sur le modèle des « eurobonds »,
dont la création avait été proposée en
réponse à la crise de l’euro en 2010­2012.
Il s’agissait alors de constituer une
garantie commune pour assainir une
grande partie de la dette publique accu­
mulée dans le passé. Les « corona­
bonds », eux, serviraient à endosser col­
lectivement les dettes que les Etats sont
amenés à contracter aujourd’hui, ou
qu’ils contracteront dans les prochains
mois. Il s’agit donc d’une mesure limitée
dans le temps, qui permettrait à l’Italie
et à d’autres pays menacés dans leur
existence même de survivre politi­
quement et économiquement à la crise
actuelle et à la période qui s’ensuivra.
Ne rien faire, en l’occurrence, serait se
rendre coupable de non­assistance à
personne en danger.
Nous ne comprenons pas les raisons
pour lesquelles la chancelière et le vice­
chancelier de la République fédérale ma­
nifestent de telles réticences face à cette
initiative nécessaire pour la solidarité et
la stabilité européennes.
Cette solidarité implique aussi une
conscience commune de la crise. Il s’agit

maintenant de trouver des manières
d’affirmer que nous sommes unis et
« liés par une même magie », comme le
dit notre hymne. A quoi sert donc
l’Union européenne, si elle ne montre
pas en ces temps de coronavirus que les
Européens serrent les rangs et luttent
ensemble pour un avenir commun? C’est
une question de solidarité, c’est aussi une
question d’intérêt. Dans cette crise, nous
Européens sommes tous embarqués
dans la même galère. Si le Nord n’aide pas
le Sud, il ne se perd pas seulement lui­
même, il perd aussi l’Europe.
Traduit de l’allemand par Pierre Rusch

Peter Bofinger, professeur d’écono-
mie à l’université de Würzburg ; Daniel
Cohn-Bendit, ancien député euro-
péen ; Joschka Fischer, ancien minis-
tre des affaires étrangères ; Rainer
Forst, philosophe ; Marcel Fratzs-
cher, économiste, président de l’Insti-
tut allemand pour la recherche écono-
mique ; Jürgen Habermas,
philosophe ; Axel Honneth, philoso-
phe et sociologue ; Julian Nida-Rü-
melin, philosophe ; Volker Schlön-
dorff, cinéaste ; Peter Schneider,
écrivain ; Simon Strauss, écrivain ;
Margarethe von Trotta, cinéaste

Alexis Tsipras L’intransigeance


de certains dirigeants pourrait être


fatale à l’Union européenne


L’ancien premier ministre grec observe que
les mécanismes qui avaient mis son pays à l’index
sont à nouveau à l’œuvre dans la crise actuelle,
plusieurs chefs d’Etat refusant d’envisager
une « mutualisation de la dette »

L


orsque, en 2015, la Grèce a subi la folie
d’une austérité punitive qui avait déjà
poussé, après l’échec de deux program­
mes du Fonds monétaire international
(FMI), la majeure partie du peuple grec au bord
d’une crise humanitaire, la plupart des Euro­
péens pensaient que ce petit pays resterait
une exception. Le régime subi par les Grecs de­
vait en effet servir d’exemple pour que
d’autres Etats ne suivent pas la pente glissante
des lourds déficits budgétaires. Désormais,
avec la crise provoquée par le coronavirus, le
déficit budgétaire est en passe de devenir un
problème commun à de très nombreux pays
de la zone euro.
Lors de l’une de mes premières réunions du
Conseil européen, j’ai essayé de convaincre
mes collègues en faisant référence à l’extraor­
dinaire roman d’Hemingway Pour qui sonne le
glas. S’ils traitaient ainsi la crise en Grèce, le
temps viendrait où leurs pays devraient eux
aussi affronter cette « logique ». Lorsque la né­
gociation a tourné au drame, j’ai informé,
dans les colonnes de ce même journal, l’opi­
nion publique européenne de la position non
constructive des institutions. Ma tribune fi­
nissait sur l’évocation du livre d’Ernest He­
mingway. Je disais que le problème auquel
nous étions confrontés ne concernait pas seu­
lement la Grèce, mais que nous étions au cen­
tre d’un conflit entre deux stratégies opposées
sur l’avenir de l’Europe. L’une était axée sur
l’intégration politique, dans le cadre de l’éga­
lité et de la solidarité. L’autre conduisait à la
fragmentation et la division.
Je ne sais pas à quel point cet article se sera
révélé visionnaire, à la lumière des événe­
ments actuels. Je ne sais pas non plus dans
quelle mesure j’ai pu convaincre mes collè­
gues. Bien que les gouvernements français et
italien aient soutenu la Grèce, je ne crois pas
qu’ils l’aient fait parce qu’ils considéraient
qu’il y avait un réel danger que le glas sonne
un jour pour eux. En tout cas, malgré les ef­
forts de la France, le dialogue sur l’avenir de
l’Europe a tourné court.
Cette nouvelle crise rappelle la période dans
laquelle se situe le roman d’Hemingway [la
guerre civile en Espagne, 1936­1939]. Certes,

aujourd’hui, nous ne sommes pas face à une
véritable guerre. Mais c’est tout comme. Nos
économies se contractent d’elles­mêmes, sy­
métriquement et en termes absolus. Et notre
priorité est de sauver des vies. Les dettes peu­
vent être remboursées ou amorties, comme ce
fut le cas après une véritable guerre, en 1953 [le
27 février 1953, l’accord de Londres supprime une
grande partie de la dette allemande]. Mais on
ne peut pas ramener des vies.

C’est « chacun pour soi » qui prime
Dans les conditions d’urgence dramatiques
que nous traversons, nous réalisons qu’une
partie des dirigeants européens ont tiré des
conclusions erronées des crises précédentes et
persistent dans la mauvaise voie. Au lieu de
laisser de côté les obsessions face à la gravité de
la menace et de mettre en avant la solidarité et
la coopération, ils conservent leur vieille logi­
que : « Nous ne paierons pas les dettes du Sud
gaspilleur. » Ils n’ont aucune réflexion sur la
mutualisation de la dette, c’est le « chacun pour

soi », et celui qui a besoin d’un prêt devra en
payer le prix. Comme l’a fait la Grèce. Pour eux,
les règles sont les règles.
Je crains que cette démonstration d’intransi­
geance extrême et amorale de la part des diri­
geants européens, qui, comme le premier mi­
nistre néerlandais, Mark Rutte, ne voient pas
dans les changements radicaux que connaît
l’Europe une raison de soutenir de nouveaux
outils économiques, ne s’avère fatale pour
l’unité de l’Union elle­même. Celle­ci ne tient
pas seulement aux conditions économiques,
mais à nos valeurs communes. Pour les Euro­
péens, l’idée européenne se matérialise lors­
que des médecins hongrois vont soigner les
malades italiens, ou que des médecins néer­
landais en font de même en Grèce, mais pas
lorsque nous devons appeler des médecins
volontaires de Cuba ou de Chine pour soigner
les patients italiens.
Lorsque le bureaucrate Klaus Regling, direc­
teur général du Mécanisme européen de stabi­
lité (MES), dit aux Italiens, aux Espagnols, et
bientôt aux Français, qu’ils peuvent certaine­
ment emprunter s’ils acceptent la condition­
nalité et un programme économique, alors il
est clair que, indépendamment des calculs éco­
nomiques, quelque chose s’est fissuré dans les
relations entre les Etats membres. Car la vie
n’est pas seulement une question d’argent,
mais surtout de dignité.
Je sais bien, après quatre ans et demi de parti­
cipation au Conseil européen, que l’Europe
avance lentement, avec de petits accrochages et
de grands compromis. J’espère qu’un tel com­
promis pourra être atteint dans les prochains
jours. La responsabilité en incombe principale­
ment à la chancelière allemande, Angela Merkel.
Elle doit choisir entre son héritage en tant que
leader européen et une opinion publique alle­

mande infectée depuis de nombreuses années
par le virus du chauvinisme. Si le problème ré­
side dans ce mot d’« eurobonds » avant tout
symbolique, il est toujours possible de trouver
une solution. Il existe toujours des options tech­
niques, avec le même résultat mais un nom dif­
férent. Il pourrait par exemple y avoir un accord
sur l’émission d’un grand emprunt obligataire
par le MES. Le MES permet d’emprunter à d’ex­
cellentes conditions un montant important
mais nécessaire de fonds, qui correspondrait,
par exemple, au montant convenu aux Etats­
Unis par les républicains et les démocrates pour
protéger l’économie américaine. Sur la base de
cet emprunt obligataire, le MES peut ensuite
établir une ligne de crédit pour les Etats mem­
bres, sans autre condition que celle de faire face
à la crise économique et sanitaire.

Aller de l’avant
Des solutions peuvent être trouvées, mais,
comme l’a dit John Maynard Keynes dans l’en­
tre­deux­guerres : « La difficulté n’est pas de
développer de nouvelles idées, mais de laisser
les anciennes derrière soi. » Cette volonté politi­
que existe­t­elle? En tout cas, les pays qui ont ­
cosigné la lettre au président du Conseil euro­
péen, Charles Michel, demandant cet euro­
bond, doivent être prêts à continuer à
négocier pour imposer une solution euro­
péenne, et ne pas en rester à exprimer leur dé­
saccord. Et si finalement Angela Merkel pré­
fère les louanges de la presse allemande à une
initiative forte en faveur de l’unité de la zone
euro, ces pays ne devraient pas hésiter à faire
de nouveaux pas ensemble.
Un eurobond sans l’Allemagne et les Pays­
Bas ne sera bien sûr pas aussi fort, mais
n’oublions pas que tous les autres pays réunis
représentent plus des deux tiers du produit in­
térieur brut de la zone euro. A condition qu’ils
veuillent aller de l’avant. Après tout, ce pour­
rait être la seule façon pour que l’Europe en­
tière avance.

Alexis Tsipras a été le premier ministre
de la Grèce de 2015 à 2019

AU LIEU DE METTRE EN


AVANT LA SOLIDARITÉ,


ON CONSERVE


LA VIEILLE LOGIQUE :


« NOUS NE PAIERONS


PAS LES DETTES


DU SUD GASPILLEUR »


UNE TELLE MESURE


ÉVITERAIT QU’UN CHOC


SOIT FATAL AUX PAYS


QUI AVAIENT DÉJÀ


UNE LOURDE DETTE


PUBLIQUE

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