Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

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VENDREDI 3 AVRIL 2020 coronavirus | 3


Bilan quotidien


Mardi 31 mars a été, à l’hôpital de Creil,
« une journée horrible » , dit­elle. « Nous avons
été confrontés à l’agressivité extrême d’une
famille qui ne pouvait pas voir un de ses mem­
bres décédés du Covid­19 , raconte la psycho­
logue. Ils sont arrivés à soixante dans l’hôpi­
tal. Nous avons dû faire appel à la police.
Dans notre secteur, nous sommes habitués
aux situations explosives, mais, avec le Co­
vid­19, elles redoublent de violence. »
La mort est d’autant plus difficile à accep­
ter pour les personnels qu’elle survient sou­
vent dans la solitude. A l’hôpital Max­Fou­
restier de Nanterre, l’équipe soignante a mis
cette question sur la table. « Nous avons dé­
cidé de permettre aux proches de venir voir
les patients en fin de vie, tout en mettant en
place un protocole afin de limiter les risques
de contamination , raconte Véronique Man­

A bord d’un TGV
médicalisé emportant des
patients depuis Paris vers
la Bretagne, mercredi
1 er avril. THOMAS SAMSON/AFP

Le « système D » face


à la pénurie de matériel


Les hôpitaux manquent de masques, mais aussi


de surblouses et même de tubulures de perfusion


M


asques commandés en
Chine , industriels mo­
bilisés, stocks réquisi­
tionnés... Depuis le début de la
pandémie de Covid­19, la pénurie
d’équipements de protection du
visage suscite la colère des soi­
gnants, et l’Etat a promis de tout
faire pour y remédier. « D’ici à fin
avril, nous aurons la capacité de
produire environ 15 millions de
masques par semaine » , a assuré
Emmanuel Macron, mardi 31 mars.
En attendant, dans les hôpitaux
français, le manque de matériel
reste chronique. Si la plupart ont
effectivement reçu quelques lots
de masques, le manque de visibi­
lité sur les stocks et leur renouvel­
lement conduit bien souvent les
directions à distribuer avec parci­
monie ces équipements.
« On est rationnés parce qu’il y
avait un manque de masques ini­
tial et parce qu’il y a eu des vols, il
n’y a plus une boîte devant chaque
chambre comme avant, et le nom­
bre de masques qui ne sont pas sous
clé est minimal » , raconte ainsi
Thomas Gille, pneumologue à
l’hôpital Avicenne de Bobigny (Sei­
ne­Saint­Denis).

« Un Téléthon pour l’hôpital »
A l’hôpital de Creil, dans l’Oise, le
premier établissement de France à
avoir accueilli des patients atteints
par le Covid­19, dès la mi­février, la
situation s’est « un peu améliorée » ,
relève Corinne Delys, secrétaire gé­
nérale CGT. « On a eu beaucoup de
dons d’entreprises de la région ou
de particuliers en masques ou en
surchemises , témoigne Mme Delys.
L’expression est un peu cynique,
mais revient souvent dans la bou­
che des collègues : on a l’impression
qu’il y a un Téléthon pour l’hôpi­
tal. » Les dons ne se limitent pas au
matériel de protection. « On nous
offre aussi des cafetières, des micro­
ondes. Autant de petites choses qui
font du bien au moral. »
Dans le même département, à
l’hôpital de Compiègne, les dons
pallient provisoirement la pénurie
de matériel. « On attend toujours
les millions de masques qui doivent
arriver de Chine, témoigne un re­
présentant du personnel, qui sou­
haite conserver l’anonymat. On a
encore des charlottes, des gants,
des masques chirurgicaux, mais
pas assez de masques FFP2. Même
pour les soignants qui sont en con­
tact permanent avec des patients
atteints par le Covid­19, il n’y en a
pas pour tout le monde. C’est une
source d’inquiétude, de peur, pour

le personnel qui ne travaille pas
dans des conditions de sécurité
satisfaisantes. »
Les directions hospitalières com­
posent avec les moyens du bord.
« La direction nous dit qu’elle n’est
pas en capacité de nous fournir le
nombre de masques nécessaires, à
tel point qu’elle a décidé, depuis la
fin de semaine dernière, de faire fa­
briquer 5 000 masques maison par
des étudiants en médecine et en
pharmacie » , relate Benjamin
Delrue, infirmier au CHU d’Angers.
Outre les masques, les problè­
mes d’approvisionnement concer­
nent désormais d’autres équipe­
ments, notamment les blouses dé­
perlantes ou surblouses, ces te­
nues qui s’enfilent par­dessus la
blouse des soignants.
« On est en rupture, la commande
doit arriver cette semaine, mais on
n’a pas assez de stocks » , reconnaît
Christophe Gautier, directeur des
hôpitaux universitaires de Stras­
bourg. « On passe notre temps à
gérer la pénurie », regrette aussi
Julie Chastres, directrice de
l’hôpital Saint­Camille à Bry­sur­
Marne (Val­de­Marne) : « Mardi
31 mars, il ne nous restait que trente
surblouses. On en utilisait mille par
jour au début. »
Pierre Loisel, aide­soignant à Lo­
rient (Morbihan), rapporte les mê­
mes difficultés : « Nous manquons
de surblouses. La cellule de crise a va­
lidé l’autorisation du port d’une
même surblouse pour plusieurs pa­
tients si elle n’est pas souillée. » « On
se retrouve à devoir enfreindre les rè­
gles d’hygiène pour essayer de se pro­
téger et de protéger les patients, dé­
nonce une infirmière du Collectif
Inter­Urgences. Certains hôpitaux
ont demandé à leur personnel de la­
ver leur blouse, alors qu’elles sont en
papier, ou de les utiliser plus long­
temps, ce qui les rend inefficaces. »
Ailleurs, le matériel qui arrive n’est
pas toujours conforme : « On n’a plus
de surblouses mais des tabliers sans
manches. Demain, on aura des biki­

nis en plastique? », ironise Thomas
Gille, de l’hôpital Avicenne.
Face à la pénurie, l’heure est au
« système D » : « On a récupéré des
combinaisons de peinture » , expli­
que Julie Chastres, à Bry­sur­
Marne.
A Mont­de­Marsan, la vague n’est
pas encore arrivée, et, pourtant,
l’hôpital manque déjà, lui aussi,
cruellement de blouses. « On en a
besoin de 3 000 par semaine en
temps normal. Là, notre stock est
presque à zéro » , explique la direc­
tion. L’appel aux dons lancé la se­
maine dernière sur les réseaux so­
ciaux a permis d’obtenir quelques
jours de répit. Les soignants arbo­
rent désormais les blouses que
leur ont envoyées les agriculteurs
landais, avec lesquelles ils insémi­
nent habituellement les vaches.
« Tout le monde fait ses fonds de
placard pour aider les hôpitaux.
L’entreprise Bonduelle et des bouti­
ques de matériel agricole nous ont
aussi donné des blouses, des char­
lottes et des surchaussures » , pré­
cise la direction de l’hôpital.

Sacs-poubelle
Des particuliers confinés chez eux
et dotés d’une imprimante 3D ont
eux aussi apporté leur concours en
fabriquant des visières pour pallier
le manque de lunettes de protec­
tion, nécessaires pour intuber les
patients. « On en a reçu 130, cela nous
sera utile », précise la direction, qui
en profite pour lancer ce nouvel ap­
pel : « Si les gens ont des blouses, sur­
tout, qu’ils nous contactent! »
Ailleurs, ce sont des sacs­pou­
belle qui sont parfois utilisés en
guise de surblouses ou de sur­
chaussures, pour protéger ses
pieds. Plus tragique encore, le
manque de sacs mortuaires pour
envelopper les défunts. « Nous
manquons de “ housses défunts ”.
Nous en achetons sur un site qui
fournit la police scientifique, sinon
il faudrait attendre jusqu’à fin
juillet » , se désespère Mme Chastres.
Au­delà, le manque commence à
se faire sentir aussi en matériel
médical fondamental. A Colmar, ce
sont ainsi « les stocks de tubulures
de perfusion qui sont en tension » ,
raconte Jean­François Cerfon, chef
d’un service de réanimation. A
Bry­sur­Marne, « nous ne sommes
plus approvisionnés en petites bou­
teilles d’oxygène dont on a besoin
pour les déplacements d’un service
à l’autre. Hier, on en a cherché par­
tout. On doit faire avec onze bou­
teilles par semaine ». 
services planète et société

« LA DIRECTION A DÉCIDÉ 


DE FAIRE FABRIQUER 


5 000 MASQUES MAISON


PAR DES ÉTUDIANTS 


EN MÉDECINE 


ET EN PHARMACIE »
BENJAMIN DELRUE
infirmier au CHU d’Angers

HOSPITALISATIONS PAR DÉPARTEMENT
pour 100 000 habitants

Martinique

Mayotte

La Réunion

Guadeloupe

Guyane

de 100 à 156,
de 50 à 100
de 25 à 50
de 10 à 25
moins de 10

2 972 Petite couronne

771
816

24 543

5 940

10 934

18 mars 1 er avril 18 mars 1 er avril

RETOUR À DOMICILE

Personnes
hospitalisées

En réanimation
et en soins intensifs

DÉCÈS À L’HÔPITAL HOSPITALISATION
ET RÉANIMATION

depuis le 1er mars

4 032


COMPARATIF EUROPÉEN

Italie France
Allemagne Royaume-Uni

Espagne

Les données
commencent au 10e décès.

Jour 0 Jour 10 Jour 17 Jour 25 Jour 36

0

2 000

4 000

6 000

8 000

10 000

12 000

9 387 morts
en Espagne

13 155 morts
en Italie

4 032 morts
en France

1 793 morts
au Royaume-Uni

920 morts
en Allemagne

Progression du bilan humain
selon le stade de l’épidémie

Infographie Le Monde Sources : Santé publique France, Johns Hopkins University

Epidémie de Covid-19 : situation au 1er avril, 14 heures


ceron. Cette décision a été prise à l’unani­
mité. C’est une question d’humanité : voir ses
proches avant de mourir, on ne peut pas en­
lever ça aux gens. »
Dans l’un des services de réanimation de
Strasbourg, Olivier (son prénom a été modi­
fié) raconte le moment de tension le plus ex­
trême, celui de l’extubation, lorsque l’équipe
soignante ôte le matériel respiratoire. « Cer­
tains arrivent à se battre , dit­il. Certains n’en
ont plus la force et lâchent. » Ensuite, tout va
très vite, trop vite. « On les met dans un sac
mortuaire, il n’y a pas de toilette, il n’y a pas
les gestes que l’on peut faire d’ordinaire. C’est
la peste noire. Les familles ne sont plus là dès
que l’on rentre dans les unités Covid. En bas,
un gendarme vient constater le décès. C’est
terminé. Et un nouveau malade arrive. » 
services planète et société
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