6 |coronavirus VENDREDI 3 AVRIL 2020
0123
En Espagne,
l’armée en
première ligne
Les militaires bâtissent des
hôpitaux, transportent les morts
et désinfectent les bâtiments
madrid correspondante
L’
image a fait le tour du
royaume : deux mili
taires en tenue enca
drent une vieille dame,
courbée par les années, appuyée
sur une canne... et dont ils por
tent les courses. C’était le 18 mars
dans la ville de Gijon, aux Astu
ries, dans le nord de l’Espagne.
Sur les réseaux sociaux, les uns
ont applaudi l’empathie des
soldats, les autres se sont mo
qués de ce rôle insignifiant. Puis
il a bien fallu que tous se rendent
compte que, depuis que le gou
vernement a déclaré l’état
d’alerte le 14 mars, l’armée est sur
tous les fronts pour lutter contre
la pandémie de Covid19 qui
frappe très durement le pays. Le
dernier bilan, mercredi 1er avril,
fait état de plus de 102 000 cas
confirmés et 9 053 morts.
Les militaires, qui jouissaient
déjà d’une bonne image en Espa
gne, ont participé à la construc
tion de l’impressionnant hôpital
de campagne installé dans le pa
lais des expositions de Madrid,
l’Ifema, où se trouvent hospitali
sés près d’un millier de malades.
Mais aussi au montage d’une
quinzaine d’autres structures
dans toute l’Espagne, y compris
en Catalogne, malgré les réticen
ces initiales des autorités régio
nales indépendantistes. Ils ont
désinfecté au Kärcher près de
1 700 maisons de retraite, sub
mergées par l’épidémie, et dé
couvert à cette occasion des per
sonnes âgées, abandonnées, gi
sant mortes sur leur lit.
Mais ils ont aussi assaini
500 hôpitaux et centres de santé,
250 stations de train et de métro,
une vingtaine de ports et une
soixantaine d’aéroports, et conti
nuent chaque jour.
Tous les soirs, ils évacuent les
corps depuis les morgues jusqu’à
la patinoire du Palacio de Hielo
de Madrid où les cercueils sont
entreposés sur la glace, le temps
que viennent les chercher les ser
vices funéraires débordés. Et
dans le Centre de pharmacie mili
taire de Colmenar Viejo, dans la
grande banlieue, ils fabriquent
du gel hydroalcoolique et du pa
racétamol pour approvisionner
les hôpitaux.
« Actuellement, 7 159 militaires
sont déployés dans 223 municipa
lités » , a résumé mercredi 1er avril
le chef de l’étatmajor de la dé
fense, le général Miguel Angel
Villarroya, qui chaque jour, à
midi, paraît aux côtés des repré
sentants des ministères de la
santé, de l’équipement et de l’in
térieur pour rendre compte de
l’avancée de l’épidémie en Espa
gne. Cette mobilisation de l’ar
mée porte un nom : l’opération
Balmis, en référence au chirur
gien militaire Francisco Javier
Balmis, qui mena en 1803 une
campagne de vaccination contre
la variole dans tout l’Empire es
pagnol et jusqu’aux Philippines.
« Au moment de l’état d’alerte, le
gouvernement a considéré que les
forces armées pourraient être uti
les et qu’il fallait planifier des in
terventions concrètes et utiles en
fonction de nos capacités , expli
que au Monde Angel Brufau, offi
cier de presse de l’armée. Nous
avons des moyens importants,
humains, matériels et logistiques.
Nous sommes prêts et disponibles
vingtquatre heures sur vingt
quatre, sept jours sur sept et nous
avons une grande expérience de la
gestion des catastrophes : c’est
cela, notre force. »
Colère des soignants
Pour calmer la colère des person
nels soignants, qui manquent dra
matiquement de matériel, un
Airbus A400M est parti en ur
gence chercher du matériel acheté
à Shanghaï par le ministère de la
santé : il est revenu le 30 mars
après 33 heures de vol et trois esca
les techniques. Jeudi 2 avril au ma
tin, le navire de guerre Galicia et
ses huit lits de réanimation devai
ent être mis à disposition de la
ville de Melilla, l’enclave espa
gnole au nord du Maroc.
Les services de soins intensifs
de plusieurs régions sont saturés,
au point que des médecins affir
ment devoir à présent choisir
ceux qu’ils essaieront de sauver.
Armée de l’air, de terre et marine,
et même la garde royale ont été
mis à contribution. Cependant,
ce sont surtout les membres de
l’Unité militaire d’urgence (UME)
qui sont sur le pont, avec chaque
jour, 1 150 personnes activées.
« Bien sûr que l’UME est efficace.
C’est l’élite de l’armée de terre. Elle
a des moyens, des effectifs formés
et qui obéissent aux ordres de leur
hiérarchie. Puisqu’elle existe, il
faut évidemment l’utiliser », souli
gne Jesus Nuñez Villaverde, codi
recteur de l’Institut des études
sur les conflits et l’action huma
nitaire (Iecah) et militaire réser
viste. Il rappelle que cette unité a
été créée en 2005 par le gouver
nement socialiste de José Luis
Rodriguez Zapatero à la suite des
grands incendies de Guadalajara,
en CastilleLa Manche, qui
avaient fait onze morts du fait du
retard des autorités locales à de
mander l’aide de l’Etat. « Les pou
voirs en matière de protection ci
vile ont été cédés aux régions
autonomes. Quand le gouverne
ment central s’est rendu compte
qu’il ne disposait pas d’un outil
pour agir au niveau national en
cas de catastrophe, l’UME a été
créée », expliquetil.
Malgré l’état d’alerte, le gouver
nement n’est pas parvenu à
transférer des malades des ré
gions les plus touchées comme
Madrid et la Catalogne, vers cel
les qui le sont le moins, alors qu’il
n’a cessé de dire qu’il l’envisa
geait. « Que je sache, aucune ré
gion n’a demandé le transfert de
malades » , s’est justifié le minis
tre de la santé, Salvador Illa, mer
credi 1er avril, alors que la polémi
que montait.
Dans ce contexte, seule l’armée
semble capable d’intervenir sur
tout le territoire. Y compris au
Pays basque et en Catalogne, où
les nationalistes régionaux sont
au pouvoir. Le lehendakari , prési
dent du gouvernement basque,
Iñigo Urkullu a eu beau déclarer,
le 19 mars, que son intervention
n’était « pas nécessaire », l’armée
a finalement désinfecté le
23 mars l’aéroport de Bilbao, puis
la station de train et l’aérodrome
de Vitoria.
La Généralité de Catalogne,
gouvernée par l’indépendantiste
Quim Torra, a fini par faire appel
à elle, le 27 mars, pour désinfecter
un centre pour mineurs non ac
compagnés où plusieurs cas
avaient été confirmés. Entre
temps, la maire de Barcelone Ada
Colau (gauche alternative), qui,
en 2016, avait critiqué la présence
de l’armée au Salon de l’enseigne
ment, lui a, cette fois, souhaité la
« bienvenue » sur les réseaux so
ciaux et l’a remerciée de sa « ré
ponse très rapide » pour l’aider à
aménager le palais des exposi
tions Fira de Barcelone afin d’y lo
ger un millier de sansabri. Cons
ciente que, alors que l’épidémie
assaille le pays, aucune aide n’est
de trop...
sandrine morel
Dans les hôpitaux israéliens, les soignants arabes aux avantpostes
Le système de santé est un îlot d’intégration réussie pour la minorité, qui prend une part essentielle à la lutte contre le coronavirus
jérusalem correspondant
E
n Israël, les héros en
blouse blanche sont, pour
une large part, des Arabes.
En ces temps d’épidémie, ils re
présentent une proportion es
sentielle des personnels soi
gnants dans les hôpitaux. Selon
des chiffres du ministère de l’in
térieur obtenus par le quotidien
Haaretz , 17 % des médecins et un
quart des infirmiers sont issus de
la minorité arabe, ainsi que près
d’un pharmacien sur deux – et
c’est compter sans les personnels
d’entretien, fonctions à bas salai
res dont ils occupent l’écrasante
majorité. Sans eux, le système de
santé national s’écroulerait.
L’ironie, c’est que les parlemen
taires issus de cette minorité,
descendants d’Arabes restés sur
leurs terres après la création de
l’Etat israélien, en 1948, font l’ob
jet, au même moment, d’atta
ques d’une extrême violence à la
Knesset.
Après les législatives du 2 mars,
ils ont apporté leur soutien à l’op
position au premier ministre,
Benyamin Nétanyahou. Depuis,
la droite instruit leur procès en
déloyauté, les qualifiant de « sou
tiens du terrorisme ». « Nous com
battons deux virus : celui du
corona et celui du racisme. Le
corona, nous le vaincrons. Pour le
racisme, cela prendra plus de
temps... », résume Ahmad Tibi,
député de la Liste unie des partis
arabes, qui ne rate jamais une oc
casion de rappeler qu’il est l’uni
que médecin (gynécologue) à sié
ger au Parlement.
« Nous luttons tous ensemble »
Dans sa salle de garde de l’hôpital
Hadassah, fondé à l’époque du
mandat britannique sur le mont
Scopus de Jérusalem, Naela
Hayek, 49 ans, suit ces débats sur
les sites d’information, sur son
téléphone portable. Ce qu’elle lit
l’effare. « Ça me heurte, mais ils
peuvent dire ce qu’ils veulent, ça
n’a pas d’influence à l’hôpital. J’y
suis chez moi et nous luttons tous
ensemble », ditelle.
Mme Hayek dirige les infirmiers
du service de soins intensifs. De
puis des semaines, elle prépare
250 confrères juifs et arabes à
faire face à la pandémie. Le
Covid19 est ici en retard sur l’Eu
rope. Les autorités israéliennes
dénombrent plus de 4 300 cas de
contagion et seize morts, les hô
pitaux ne sont pas encore sur
chargés. Mais Mme Hayek et ses
collègues s’attendent à être bien
tôt en première ligne. Naela
Hayek appartient à cette classe
moyenne arabe qui désire ar
demment vivre une vie « nor
male ». Elle est mariée à un poli
cier, leurs enfants ont fait leur
primaire dans une école mixte de
Jérusalem. L’an passé, le couple a
déménagé dans un quartier juif.
Comme nombre de ses collè
gues, Mme Hayek tient l’hôpital
pour une bulle, où la politique
n’entre pas. Ellemême n’en parle
guère. Le racisme s’exprime par
fois dans les couloirs, ditelle,
mais c’est par la voix de patients
qu’elle refuse de juger. « Ils sont
dans un état critique, leur famille
est sous pression », excusetelle.
« A l’hôpital, les carrières progres
sent au mérite, sans distinction. J’en
suis la preuve » , dit le docteur Ni
mer Assi, patron du département
de médecine interne de l’hôpital
de Nahariya, en Galilée. Dans cette
région à majorité arabe, il organise
« la veillée d’armes » avant que n’af
fluent les malades. Chrétien, la
cinquantaine, habitant un village
voisin de 3 000 âmes, M. Assi a
étudié à l’étranger, comme nom
bre de confrères arabes de sa géné
ration. Après l’Université catholi
que de Louvain, en Belgique, il a
fait ses spécialisations en Israël.
Professeur à l’université BarIlan,
près de TelAviv, il se dit volontiers
plus israélien que palestinien.
« J’appartiens à ce pays, j’y paie mes
impôts, je suis affilié à la Sécurité
sociale , énumèretil. J’espère juste
que la majorité juive finira par
trouver cela normal, elle aussi. »
Il n’a pas échappé à M. Assi que
la « majorité juive » a voté à
droite, le 2 mars. Selon les sonda
ges, elle demeure massivement
opposée à la formation d’un gou
vernement soutenu par la Liste
unie des partis arabes. M. Assi a
voté pour cette liste, qui avait fait
un grand pas en s’associant au
leader de l’opposition, le général
Benny Gantz. Peine perdue : le
26 mars, M. Gantz a renoncé à
« décontaminer » ces alliés em
barrassants. Il a préféré négocier
sa place dans un gouvernement
d’union dirigé par M. Nétanya
hou. A bien des égards, l’hôpital
demeure une exception. Un peu
partout ailleurs en Israël, la mino
rité arabe est sousreprésentée.
En 2017, elle comptait pour
6,8 % des fonctionnaires, selon
une étude du Centre d’action reli
gieuse d’Israël (Irac). « Nous
avons peu d’autres options : il y a
des tas de jobs dans les hautes
technologies ou dans l’ingénierie
qui nous sont inaccessibles, à
cause des liens des entreprises
avec l’armée » , note Osama
Tanous, 34 ans, pédiatre à Haïfa,
la grande ville mixte du Nord, et
engagé à gauche. « Médecin, c’est
un métier stable, bien payé, qui at
tire les minorités dans un marché
du travail globalement raciste.
C’était aussi le cas autrefois pour
les juifs d’Europe. »
Creuset d’identités
Cette ouverture du système de
santé a un prix : le silence. Dans la
plupart des hôpitaux du pays,
l’intégration des minorités, la
question palestinienne et la poli
tique en général sont des sujets
tabous. Ainsi à l’hôpital Shaare
Zedek de Jérusalem, « aucune di
rective n’interdit explicitement
d’en parler, mais ce n’est pas en
couragé. Je dis toujours que la po
litique s’arrête à la porte de l’hôpi
tal » , dit le président de l’institu
tion, Jonathan Halevy. A ce titre,
le service de médecine interne de
l’hôpital Sourasky, à TelAviv, fait
figure d’exception. Son patron,
Giris Jacob, la cinquantaine, y en
courage l’expression libre et ne
craint pas une saine engueulade.
Chrétien, M. Giris est ancré à
gauche, il vote pour le parti Me
retz (« Energie », gauche, laïque).
« Tous les jours, on me demande si
je suis palestinien, arabe palesti
nien, arabe israélien... Mais moi, je
ne sens pas la politique sur ma
peau », soupiretil. Marié à une
Italienne, il se préoccupe de sa
fille établie à Rome, dans cette
Italie où le virus se déchaîne.
Né dans un quartier pauvre de
Haïfa, M. Giris a embrassé l’éli
tisme du haut corps médical. Il
préfère ce creuset d’identités à
toutes les assignations commu
nautaires. Quitte à se revendi
quer d’une vieille élite de gauche
et laïque, historiquement juive
ashkénaze, que la droite ne cesse
de pourfendre. « Il y a en Israël de
nombreux intellectuels dans les
universités, dans les cours de jus
tice et les hôpitaux, qui tiennent le
pays debout, qui donnent encore
le ton. Il y a aussi parmi eux des
Arabes et même des gens de
droite » , ditil, pas sectaire.
louis imbert
Le navire de
guerre « Galicia »
et ses huit lits
de réanimation
doivent être mis
à disposition
Des soldats espagnols de l’Unité militaire d’urgence désinfectent un hôpital à Sabadell, près de Barcelone, le 31 mars. FELIPE DANA/AP
La Catalogne,
dirigée par les
indépendantistes,
a fini par faire
appel à l’armée
L’hôpital est
une bulle
où la question
palestinienne
et la politique
en général
n’entrent pas