Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

2 u Libération Lundi 6 Avril 2020


Une infirmière de soins intensifs avec
un patient atteint du Covid-19, dans une
unité spécialisée de l’hôpital de Grasse
(Alpes-Maritimes), le 29 mars. Photo
Frédéric Dides. Hans Lucas

I


ls évoquent un «ennemi». Se
voient parfois comme des «fan-
tassins». Ils ont bien plus «peur
pour les autres» qu’ils ne redoutent
de tomber malades, sans pour ­autant
jouer les héros : «C’est notre ­métier»,
disent-ils. Infirmiers ou in­firmières,
internes, urgentistes, médecins réa-
nimateurs, hématologues, psychia-
tres... Leur vie est désormais entière-
ment dédiée à sauver des patients du
coronavirus. Quel est leur quoti-
dien? Comment tiennent-ils? Com-
ment s’organisent-ils? Que re­-
doutent-ils? Une dizaine de ces
soignants applaudis tous les soirs par
des Français reconnaissants à Mul-

house, Bordeaux, Paris, Bobigny,
Poitiers, Rouen ou Marseille ont ac-
cepté de tenir un journal de bord
pour Libération.

Vendredi 27 mars
«Dernière fois»
19 heures Mélanie Roussel,
médecin urgentiste
au CHU Charles-Nicolle, Rouen
«Fin d’une journée en tant que mé-
decin d’accueil et de tri des ur­-
gences. Depuis quelques jours, les
patients arrivent et se ressemblent.
Mêmes symptômes, même es­-
soufflement, mêmes inquiétudes.

Au CHU de Rouen, pas de vague sub-
mersive. Le flux quotidien de mala-
des ne dépasse pas nos moyens.
Mais l’anxiété est palpable dans les
équipes. Ce matin, un ­patient d’une
soixantaine d’années est arrivé avec
un besoin croissant d’oxygène. Une
heure plus tard, il était admis en réa-
nimation. Intubé. Puis un deuxième
patient est arrivé avec une nécessité
d’assistance ­respiratoire immédiate.
Intubé, il mourra aux urgences dans
les minutes suivantes : prise de cons-
cience violente de la gravité, de la
brutalité et des raisons de la peur de
cette infection. Fin de journée, je re-
çois un coup de fil de mes parents

qui s’inquiètent de ma fatigue et des
risques que je prends, ils ont peur
pour moi, j’ai peur pour eux. Je les
­rassure, ils font semblant de me
croire. Aujourd’hui, le confinement
est pesant.»

Nuit Thierry Arnaud,
SOS Médecins, Mulhouse
«Voilà, ma garde s’achève, une fois
de plus, sur une nouvelle hospitali-
sation. Nous avions pourtant eu de
la chance aujourd’hui, avec mon
­interne, de ne voir que des patients
Covid-19 qu’il ne fallait pas hospita-
liser. Nous ne l’avons pas vu tout de
suite, chez cette dame, cet ennemi
contre lequel nous sommes en
guerre, ici à Mulhouse, depuis déjà
presque un mois. Son mari nous
­appelait pour une gastro-entérite,
classique. Nous arrivons donc chez
une dame d’un certain âge, mais pas
cet âge où certains corps épuisés
pourraient penser à prendre un re-
pos mérité. Non, cet âge où tout est
permis parce qu’on a du temps libre.
Notre patiente revenait d’ailleurs
d’un séjour au soleil, avec son mari,
il y a un mois. Mais elle a une diar-
rhée importante, paraît très fati-
guée. Quand elle s’exprime, elle le
fait avec peine. Sa fréquence respi-
ratoire, ses besoins en oxygène ne

lui permettent pas de s’exprimer
correctement. Son auscultation et
sa saturation d’oxygène ne font pas
de doute. Tout s’enchaîne : mise en
place d’oxygène, appel du Samu,
­véhicule des pompiers, transfert à
l’hôpital et vraisemblablement en
réanimation. Sur le pas de la porte,
son mari, muet, semble nous in­-
terroger. Que lui dire? La vérité bien
sûr : “C’est grave”, mais également
qu’il y a de l’espoir, il y a toujours de
l’espoir. En le quittant, nous avons
peur de ce que nous pensons : c’est
peut-être là, la dernière fois que cet
homme voit sa femme.»

Samedi 28 mars
«L’ennemi est là»
6 heures Lea Soissons,
infirmière libérale,
La Teste-de-Buch (Gironde)
«Je circule quasiment seule dans
une ville fantôme où je ne croise
que d’autres collègues infirmières.
Des femmes, aisément reconnais-
sables, garées à l’entrée des maisons
et ­toujours pressées. Elles portent
le ­masque chirurgical jusque dans
leur voiture et semblent ne pas
l’ôter en entrant dans les maisons.
Certaines ont gardé leur caducée
sur le pare-brise. Moi, je n’ose plus

événement santé


Soignants


«Je pense Covid,


je mange Covid,


je dors Covid»


Urgentiste, infirmière libérale ou médecin


réanimateur... Dix soignants ont tenu pour


«Libération» leur journal de bord de la crise


sanitaire. Malgré la fatigue et l’inquiétude,


tous tiennent, «pour l’instant», le coup.


Recueilli par
le Service société
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