Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

Libération Lundi 6 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3


depuis que des soignants se sont
fait braquer leur véhicule et voler
masques et gants.
«J’ai l’impression d’improviser au
jour le jour. En dépit du manque
d’information et de matériel, je
me dois de protéger au mieux mes
­patients, âgés de plus de 80 ans. Nos
transmissions soignantes sont de
plus en plus remplies d’interro­-
gations, de craintes, de colère, de
soutien moral aussi. Chaque paire
de gants, chaque paquet de lin­-
gettes, chaque masque, chaque fla-
con de gel hydroalcoolique, chaque
­surblouse sont comptés. Unique
­préoccupation : combien de temps
pouvons-nous tenir avant le pic?
Dans toutes les pharmacies, on bé-
néficie uniquement d’une dotation
de 18 masques chirurgicaux par se-
maine. Des gants en vinyle? “Nous
n’avons plus que des tailles XL en la-
tex, répond un pharmacien. Gardez
bien cela à l’abri des regards, dans
le coffre de votre voiture.” Lorsque
je rentre chez moi, pour y prendre
mon repas, les gestes sont devenus
rituels : je me déshabille, enfile
un peignoir, lave ma tenue à l’eau
bouillante, désinfecte mes chaus­-
sures. Malgré toutes ces pré­cautions,
ai-je déjà contracté le virus? Conta-
miné mon époux? Possible...»


14 heures René Robert,
chef de la réanimation
au CHU de Poitiers
«Depuis quelques jours, de cellules
de crise en cellules de crise, nous
nous sommes armés pour accueillir
les malades atteints de ce virus
­ravageur. Trois niveaux sont défi-
nis correspondant à la possibilité
­d’ouvrir trois zones de “réanimation
­Covid” : Covid 1, Covid 2, Covid 3.
On a compté et recompté, on a suf­-
fisamment de respirateurs. Pour
l’instant, seule Covid 1 est ouverte,
avec encore des places disponibles.
Les autres malades de réa ont été
transférés dans des unités de réa
non Covid.
«Dans notre région, l’épidémie ne
fait qu’arriver. Je ressens un drôle de
malaise : on attend, alors que les col-
lègues de l’Est débordent, que les ré-
gions parisienne, Paca ou Franche-
Comté n’arrêtent pas. Je pense à la

chanson de Jacques Brel tirée d’une
nouvelle de Dino Buzzati : “Et je suis
lieutenant au fort de Belonzio qui do-
mine la plaine d’où l’ennemi vien-
dra...” Mais l’ennemi ne vient pas. Je
regarde le service de réanimation,
tout est prêt : des renforts d’infir­-
mières et d’aides-soignantes sont ar-
rivés ; des chariots mobiles sont équi-
pés en masques, blouses, flacons de
solution hydroalcoolique...
«Il a fallu intuber des premiers ma­-
lades. Ils sont sous sédatifs à forte
dose pour que la machine puisse
ventiler les poumons sans résis-
tance. Parfois il faut les retourner
sur le ventre pour mieux encore per-
mettre le retour de l’oxygène dans
le sang. A 18 heures, la nouvelle
tombe : un premier ­patient de la ré-
gion parisienne va ­arriver en hélico.
Un autre est programmé pour le
lendemain. L’unité Covid 2 est ou-
verte. L’ennemi est là.»

18 heures S. urgentiste
(hôpital-Samu), Val-d’Oise
«Des quidams persuadés d’être
­atteints du coronavirus arrivent à
l’hôpital. Ils ont souvent les symp-
tômes et parfois, ça n’a rien à voir.
Cette envie d’être rassuré, de savoir,
je la comprends. Dans la globalité,
les gens sortent moins avec le
confi­nement, donc on n’a quasi-
ment plus de cas qui ne tournent
pas autour du Covid-19. Néan-
moins, ça pose problème si un pa-
tient atteint ­d’autre chose arrivait
en réanimation : il faudrait trouver
un lit­ “propre”, qui ne soit pas dé-
volu au coronavirus, ni contaminé
par lui – sachant qu’un passage en
réa peut durer deux semaines.
On vit une période véritablement
­inédite : c’est sur Twitter que se
joue la réputation d’un traitement.
Je me­ ­rappelle de théories du com-
plot au tout départ – c’était loin. Un
proche m’expliquait que c’était
voulu par les gouvernements, je ne
sais pas quoi... Et puis, il a voyagé
et s’est retrouvé direct en quaran-
taine deux semaines sitôt arrivé
dans un autre pays.
«Mes interventions à l’extérieur,
quand je suis avec le Smur, obéis-
sent à la même logique : du coro­-
navirus, que du coronavirus. Il faut
parfois donner un coup de main
dans un autre secteur, voire dans
un autre département. Ou bien,
s’occuper du transfert d’un malade,
ce qui dans les circonstances
­actuelles, monopolise une équipe
complète, sur un trajet parfois très
long. Ma fatigue vient plutôt de là :
les trajets, la route. Néanmoins, on
a pris le rythme. On regarde passer
des informations dans les médias
sur les livraisons à venir. Les mas-
ques, etc. Mais sans savoir quand.
A notre échelle, nous avons besoin
de ventilateurs de réanimation. On
a sorti ceux de réserve. Ils tiennent
la route, mais ne sont pas assez
puissants. Surtout, que va-t-il se
passer si la crise dure ?»

23 h 45 Martin, infirmier
au CHU de Saint-Etienne
«Cette nuit, je travaille en réani­-
mation, secteur non Covid. Au dé-
tour d’un couloir, je croise le méde-
cin réanimateur, de garde dans le
service de réanimation installé ré-
cemment en salle de réveil. Il faut
s’imaginer une grande salle com-
mune avec des lits séparés par des
paravents. Plusieurs lits sont déjà
occupés par des patients Covid. Un
ancien collègue désormais infir-
mier anesthésiste y travaille. Je de-
mande au médecin s’il peut lui dire
de m’appeler. Il me répond d’ouvrir
la porte d’un local dans lequel une
salle de pause a été aménagée. Une
partie de l’équipe est là, alignée
contre un mur. Mon collègue a déjà
quitté les lieux et j’apprends qu’il
ne sortira pas avant plusieurs
­heures. Faute de matériel, les équi-
pements sont rationnés. Il devra
rester quatre heures confiné dans
son équipement, quatre heures
pendant lesquelles il ne pourra ni
boire, ni manger, ni se rendre aux
toilettes. Certains diront qu’il a de
la chance d’avoir du matériel pour
se protéger. Je ne le verrai pas cette
nuit-là.»

«Mes parents s’inquiètent des risques


que je prends. Ils ont peur pour moi,


j’ai peur pour eux. Je les rassure,


ils font semblant de me croire.»


Mélanie Roussel urgentiste à Rouen

Dimanche 29 mars
«Bouées
de sauvetage»

17 h 30 René Robert,
chef de la réanimation
au CHU de Poitiers
«Le dernier patient de l’Est vient
d’arriver. L’organisation est incroya-
ble. On reconnaît à peine nos collè-
gues du Samu dans leur “scaphan-
dre”. Le relais est pris avec le Samu.
Le malade est passé du brancard
dans son lit. Le respirateur et le sys-
tème de surveillance de la chambre
sont installés. Les transmissions
sont méthodiques, effi­caces. Une
fois le malade installé dans l’unité
Covid 2 : prévenir la famille que le
voyage s’est bien passé, leur donner
le numéro pour qu’à leur tour elle
puisse appeler et prendre des nou-
velles. Le téléphone. Nous qui étions
habitués au contact direct, nous qui
avions ouvert notre service aux visi-
tes vingt-quatre heures sur vingt-
quatre pour accueillir et soutenir les
proches. Nous qui avions organisé
des salles d’attente pour pouvoir in-
former, discuter. Le téléphone. Dans
la nuit, on l’a décroché pour donner
d’autres nouvelles, prévenir d’aggra-
vation. Et puis il y a les appels reçus
organisés pour être intégrés au tra-
vail. Malgré le boulot, on ne le laisse
pas sonner. Le moins possible. J’en-
tends des bribes de phrases : “Je vous
rappelle après la visite”, “Appelez
dans la soirée, on vous dira”, “Il est
endormi”... A l’autre bout, les pro-
ches. Remerciements, confiance, es-
poirs. On est les bouées de sauve-
tage. C’est nous qui sommes émus.
Le téléphone et ses fils invisibles qui
nous relient. Branchés, jamais le
terme n’aura été aussi fort.»

23 heures Thierry Arnaud,
SOS Médecins, Mulhouse
«“Le pays est en guerre”, paraît-il,
semble-t-il. Depuis un mois déjà,
oui. La guerre apporte son lot de
morts, de blessés. Certains auront
tout perdu, y compris leur famille,
et de façon subite. Qui à Noël, il y a
pourtant juste trois mois, aurait pu
penser que son destin personnel
pouvait basculer? Et qui aurait pu
penser qu’on enverrait des mé­-
decins à la guerre sans protection,
sans armes? Nous n’avons pas tous
combattu avec des masques, ces pe-
tits morceaux de tissu qui nous pa-
raissaient anodins avant la guerre.
Mais qui enverrait un fantassin sans
fusil, sans munitions? Nous avons
tous dû, avant de faire la guerre à cet
ennemi invisible, faire la guerre des
masques : trouver, coûte que coûte,
ces petits morceaux de tissu qui
peuvent être synonymes d’immu-
nité lors du grand conseil du Covid!
Devant notre ennemi, nous devons
aujourd’hui trouver d’autres muni-
tions tout aussi importantes : sur-
blouses, gel hydroalcoolique, char-
lottes... Tous les fantassins que nous
sommes, personnel hospitalier, in-
firmières et médecins libéraux, ai-
des à domicile, agents des Ehpad,
sapeurs-pompiers, am­bulanciers,
secouristes, ne comprenons tou-
jours pas comment, dans un pays
aussi développé que le nôtre, aucun
stock de matériel de Suite page 4
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