Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

Libération Lundi 6 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5


gré cela, le personnel formé aux
soins spécifiques de réanimation
vient à manquer, l’ouverture d’un
grand nombre de lits de réanima-
tion implique de former, d’accom-
pagner au plus vite nos collègues
des soins continus et du bloc opéra-
toire pour renforcer les équipes de
réanimation, un véritable défi. Heu-
reusement, on peut aussi compter
sur nos anciens collègues partis en
formation ou vers d’autres horizons.
Combien de temps va-t-on résister
à cette inexorable montée des eaux?
Nos efforts de rationnement et les

futurs réapprovisionnements en
matériel nous permettront-ils de
travailler en sécurité jusqu’au bout?
Va-t-on vraiment accueillir autant
de patients? Les mesures de confi-
nement pourront-elles être assez
­efficaces? Une collègue résume : “Le
plus dur, c’est de ne pas savoir com-
bien de temps tout cela va durer...”»

2 heures Nawale Hadouiri,
interne de médecine physique
et réanimation, Besançon
«Jour de garde de nuit en circuit
d’urgence Covid aujourd’hui. On ac-

cueille les patients suspects, dans
une unité hors du service d’accueil
d’urgence. C’était le grand calme.
Puis, à 20 heures, un wagon de pa-
tients arrive. Impossible de s’arrêter
avant 2 heures du matin. Gestes au-
tomatiques d’habillage et de désha-
billage, interrogatoire, examens
physiques et paracliniques. On
court dans tous les sens, box après
box, pas moins de quinze en tout
dans cette unité. Beaucoup plus de
patients graves que d’habitude : la
typologie des patients change jour
après jour, mais souvent la même
histoire se répète. Des signes bénins,
puis une rapide dégradation respi-
ratoire. Les patients sont de tous
âges, de 21 ans à 91 ans, avec une
majorité de 50-60 ans. Ils nous re-
mercient et sont d’une extrême gen-
tillesse la plupart du temps. Cepen-
dant, je lis souvent ce même regard
d’inquiétude chez eux : ils ont peur
d’être atteints par ce virus. Et pour
la plupart d’entre eux, c’est le cas.
A 4 heures, enfin un petit moment
pour manger une barquette à l’of-
fice. Les équipes soignantes sont de
bonne humeur, solidaires, même si
on lit la fatigue sur tous les vi­sages.
Et puis après cette courte pause re-
vient un nouveau train de patients.
A 7 h 20, tous les patients sont sous
contrôle, en cours de bilan ou déjà
transférés en réanimation ou dans
des services d’hospitalisation spé-
ciale Covid. On a la chance d’avoir
encore des lits, et la situation est
moins tendue après les transferts de
patients de ce week-end vers d’au-
tres régions de France. A 9 heures,
exténuée, je quitte ­l’hôpital.»

9 heures S., urgentiste
(hôpital-Samu), Val-d’Oise
«On tient pour l’instant. Un soutien
psychologique nous a été proposé,
mais je n’en ressens pas le besoin. Je
ne sais pas, ça. On est fatigués, mais
on tient. Notre équipe est solidaire

U


n signe avant-coureur de la fin du
cauchemar ou une accalmie trom-
peuse? Après une vingtaine de jours
de confinement de la population, la pandé-
mie semble en France marquer le pas. Même
si les chiffres des décès (357 supplémentaires
dimanche à l’hôpital, pour un total de 5 889,
auxquels il faut ajouter 2 189 morts en Ehpad)
et des hospitalisations nouvelles (748 patients
supplé­mentaires dimanche, pour un total
de 28 891) restent considérables, les ­autorités
sanitaires en conviennent : une ­tendance fa-
vorable se dessine.

Embolie. Dimanche, il y avait 140 patients
Covid de plus en réanimation dans les établis-
sements français par rapport à la veille, pour

un total de 6 978 personnes. «On observe un
ralentissement de la croissance du nombre de
cas qui arrivent en réanimation, cela ne veut
pas dire que ce nombre de cas baisse, mais qu’il
augmente moins vite», précise le directeur gé-
néral de l’Agence régionale de Santé d’Ile-de-
France, Aurélien Rousseau, non sans dissi-
muler son espoir d’un «pic dans les tout
prochains jours».
Chez les hospitaliers parisiens, contraints
­depuis mi-mars de «pousser les murs» pour
accueillir le flot de nouveaux cas de Covid
graves, le soulagement est perceptible. «Ça
ralentit. On souffle un peu», respire le profes-
seur Xavier Lescure, ­infectiologue à l’hôpital
Bichat-Claude-Bernard, à Paris. Même cons-
tat à la Pitié-Salpêtrière : «Dans les services de
médecine, on a l’impression qu’on arrive à un
plateau même si ça reste très tendu en réani-
mation», témoigne la cheffe du service héma-
tologie, la professeure Véronique Leblond.
Entre transferts de patients vers les régions
pour l’heure épargnées par la pandémie et
­arrivée de renforts de soignants dans les
­régions les plus touchées – l’Ile-de-France et

le Grand-Est –, le risque d’embolie du système
sanitaire semble s’éloigner. «Avec 6 838 pa-
tients en réanimation en France, on a atteint
un niveau historique, mais les hôpitaux
­conservent partout un petit volant de lits
­disponibles», s’est félicité samedi le directeur
général de la Santé, Jérôme Salomon, au cours
de son désormais traditionnel point presse.

«Flambée». L’heure n’est pourtant pas à
crier victoire. «Il ne faut pas se faire d’illusions,
­insiste dimanche le professeur Philippe Juvin,
chef du service des urgences de l’hôpital euro-
péen Georges-Pompidou, à Paris. Quand on
leur parle de pic ou de plateau, les gens sem-
blent comprendre que c’est gagné. Mais pas du
tout. On a encore des paquets de patients dans
les étages qui seront admis en ­réanimation
dans les heures et les jours qui viennent et qui
vont y rester longtemps. L’épidémie sera der-
rière nous quand il se sera passé ­quatorze jours
sans aucune hospitalisation après le dernier
­nouveau cas. On en est très loin.» La veille,
­Aurélien Rousseau avait lui aussi invité à «l’ex-
trême prudence» : «Si le pic est là, effective-

ment, ce lundi, ça signifiera qu’on sera autour
de 2 400 personnes en réanimation en Ile-de-
France, c’est-à-dire bien ­au-delà de nos capaci-
tés normales. On n’est pas en situation de pren-
dre la moindre petite vague de plus.»
Dans ce contexte toujours extraordinaire-
ment tendu, le début des vacances scolaires
et l’arrivée des beaux jours virent à la grosse
tuile pour les soignants franciliens. «Regardez
par la fenêtre, les gens sont tous dehors, frémit
le professeur Juvin. C’est vrai qu’il y a de la
lassitude. Aux urgences de Pompidou, on
­constate une hausse des pathologies trauma­-
tiques : les gens se tapent dessus...» Mais le
même de prévenir : «Si le confinement n’est
pas respecté, on n’est pas à l’abri d’une nou-
velle flambée ­épidémique.»
Cet avis, tous les responsables de la santé
­publique le partagent. «Le confinement doit
rester absolument la règle, sinon on mettra en
danger le système de santé tout entier», a pré-
venu Rousseau. Le directeur général de la
Santé ne dit pas autre chose : «Ce n’est pas le
moment de relâcher l’effort. Restez chez vous !»
NATHALIE RAULIN

Bientôt le plateau mais la fin de l’épidémie


reste encore «très loin»


Alors que le nombre de
patients en état grave accueillis
en réanimation stagne,
les autorités appellent à
poursuivre le confinement
pour éviter un rebond.

pour le moment. Malgré la charge
de travail, il n’y a pas de tensions
entre nous. J’ai quand même décelé
parfois de la peur chez des collègues
plus âgés. Ils ont de l’expérience, du
vécu, mais pour la première fois, j’ai
senti leur voix vaciller. Ils ont l’im-
pression d’avoir été envoyés au
­casse-pipe (sans le matériel requis)
et la sensation de pouvoir être tou-
chés au regard de leur âge. Ils voient
des choses inédites, parce que ce
­virus est inédit. Ils voient aussi des
patients qui correspondent à leur
profil. On est sûrs de rien, mais cela
fait partie de ces crises sanitaires
qui n’arrivent parfois qu’une fois
par siècle. Les collègues plus an-
ciens nous disent “c’est à vous les
jeunes d’y aller”, parce qu’on a
moins de risques de développer
des formes graves. Certainement.
J’ai dû me poser des questions
deux fois, notamment une où j’étais
persuadé de mal respirer. C’était
simplement dû au fait d’avoir gardé
mon masque trop longtemps.»

10 heures Véronique Leblond,
cheffe de service hématologie
à la Pitié-Salpêtrière, Paris
«On est en discussion avec les
­cadres du service qui peuvent dé­-
tacher quatre infirmières formées
à leur demande vers les réanima-
tions. Mais leur hiérarchie préfère
les détacher vers un hôpital géria­-
trique. Et ce alors que nous rece-
vons de la direction générale des
mails toutes les cinq minutes pour
renforcer les effectifs de la réani­-
mation! Mais qui peut être le mieux
placé que nous et elles pour déci-
der? Colère. Deux heures plus tard,
un message de notre direction gé-
nérale tombe : “Le nombre de profes-
sionnels de l’AP-HP contaminés
­depuis le début de l’épidémie s’élève
à 1 200 personnes avec une propor-
tion importante de médecins, proche
de 40 %...” La peur de contaminer

le 29 mars (à droite). Photos Frédéric Dides. Hans Lucas


les nôtres est plus stressante que le
risque que nous courons. Surtout si
nous manquons de moyens, comme
l’illustre cet appel d’une collègue de
l’hôpital Avicenne, en secteur Co-
vid + : “Ici, il existe une grande soli-
darité entre les soignants qui rend
la vie possible. Il y a de nombreux
exemples : les orthopédistes tra-
vaillent comme aides-soignants
dans les unités Covid, les biologistes
font de la régulation, etc. Mais nous
manquons encore cruellement de
matériel de protection pour les soi-
gnants : masques FFP2 périmés, lu-
nettes de protection réservées à ceux
qui n’en portent pas, plus de lingettes
nettoyantes, une surblouse par per-
sonne et par jour dans les unités Co-
vid. Et aujourd’hui, en plus, les sur-
blouses sont sans manches.” Jamais
nous n’aurions pu imaginer cette si-
tuation. Je repense à ce mot de Pré-
vert : “J’ai reconnu mon bonheur au
bruit qu’il a fait en partant.”»

17 heures René Robert,
chef de la réanimation
au CHU de Poitiers
«Les malades sont là. La plupart ont
leurs poumons très atteints. Pres-
que tous sont sous ventilation arti-
ficielle, endormis. Certains sont sur
le ventre. Les soignants se changent
pour entrer dans les chambres avec
les fameux masques FFP2 en forme
de bec de canard. Avons-nous
peur? Peur. Peur de quoi? Peur de
voir mourir les ­patients. Non. C’est
notre combat pour la vie. En dehors
de l’épidémie Covid, 15 % à 20 % des
malades hospitalisés en réanima-
tion décèdent, et donc plus de 80 %
sortiront vivants de la réa. C’est no-
tre métier. Peur de ne pas apporter
assez aux patients. D’oublier l’hu-
main, en étant pris par le temps, la
nécessité de parer au plus pressé.
Heureu­sement, on n’en est pas là.
Alors peur d’être contaminés à no-
tre tour? Ou de ra- Suite page 6
Free download pdf