4 u Libération Lundi 6 Avril 2020
couragements de nos dirigeants et
de nos politiques ; nous n’en avions
plus l’habitude. Mais je préfère ceux
de 20 heures, Ceux-là me touchent
et en même temps me gênent car
nous sommes tous des “héros”. Ceux
qui restent chez eux confinés sau-
vent probablement plus de vies que
nous. J’écoute la détresse de nos
amis italiens et espagnols qui nous
racontent leur quotidien qui res-
semble étrangement au nôtre. Le
coronavirus va-t-il faire prendre
conscience de la fragilité et de l’ab-
sence d’autonomie de nos Etats ?»
13 h 30 Emma Beetlestone,
psychiatre, Marseille
«Ma journée a commencé par une
réunion avec l’équipe mobile de
crise, Ulice, dont je suis le respon-
sable médical. Son activité s’appa-
rentant à une “hospitalisation à do-
micile” pour les personnes vivant un
épisode de crise psychique intense
(crise suicidaire, épisode maniaque
ou psychotique avec risque de mise
en danger...), elle a été maintenue
et même facilitée depuis la crise du
Covid, afin de limiter au strict mini-
mum les admissions dans les unités
d’hospitalisation et réduire forte-
ment la durée des séjours. Les visites
à domicile se font très prudemment
et des entretiens par vidéo sont
privilégiés lorsque c’est possible.
Ce matin, ma collègue psychiatre,
l’équipe médicale des unités d’hos-
pitalisation de l’hôpital Sainte-Mar-
guerite et celle des urgences psy-
chiatriques ont dû évaluer la pos-
sibilité de proposer un suivi intensif
ambulatoire à deux personnes sup-
portant mal l’hospitalisation. Ces
deux personnes sont dans des situa-
tions similaires : hospitalisées sans
leur consentement la semaine der-
nière parce qu’elles tenaient des pro-
pos délirants, elles étaient agressives
envers leurs proches et n’étaient plus
lucides pour accepter les soins. Cet
homme et cette femme vivent en fa-
mille (en couple, et avec des enfants
en bas âge), nous échangeons donc
avec l’équipe Ulice sur le déroule-
ment de l’évaluation : les proches
participent en général à l’entretien
mais dans le contexte du confine-
ment, le binôme médecin et infir-
mier devront réaliser l’entretien avec
eux par téléphone. Finalement, la
personne hospitalisée depuis quel-
ques jours à Sainte-Marguerite a des
symptômes évoquant le Covid. Elle
doit donc faire un test de dépistage
avant que l’on puisse envisager son
retour à domicile.»
19 h 30 Nawale Hadouiri,
interne de médecine physique
et réanimation, Besançon
«Après m’être portée volontaire et
avoir effectué une formation adap-
tée, je me retrouve aujourd’hui,
casque-micro vissé sur la tête, assise
face à deux écrans d’ordinateur, dans
une salle comble pour répondre,
conseiller et souvent transférer vers
des établissements de santé des pa-
tients suspects de Covid-19. Ce soir,
cela faisait plusieurs heures que j’en-
chaînais les appels jusqu’à minuit,
quand l’appel d’un homme d’environ
75-80 ans m’a été transféré. Aux pre-
miers mots, j’ai compris qu’il fallait
aller vite. Il était essoufflé : enchaîner
plus de cinq mots était complexe
pour lui. Sa situation s’est dégradée
brutalement : perte de goût et d’odo-
rat quelques jours auparavant sans
autre symptôme, puis essoufflement
et asthénie [état de fatigue générale,
ndlr] majeurs, une toux sèche impor-
tante associée à une grande oppres-
sion thoracique. Il avait été en con-
tact avec un ami il y a dix jours,
hospitalisé pour Covid +.
«Je lui explique qu’il doit être trans-
féré vers le centre hospitalier le plus
proche de son domicile pour des
examens complémentaires avec
une potentielle hospitalisation. “Je
ne sais pas madame, je ne veux
pas prendre la place de quelqu’un
d’autre, mon état n’est pas si grave,
je vais me reposer et cela ira mieux,
je ne veux pas déranger.” Il accepte
finalement la prise en charge. En re-
gagnant mon domicile, je ressasse
les différents appels. Enormément
de gens appellent le 15 parce qu’ils
souhaitent se faire dépister, même
sans symptômes. Et à côté de cela,
cet appel d’un homme très mal en
point, qui “ne voulait pas déranger”.
“Je ne veux pas déranger” : cette
crise sanitaire ne ressemble décidé-
ment à aucune autre.»
20 heures Stéphane Gaudry,
médecin réanimateur
à l’hôpital Avicenne, Bobigny
«Mon hôpital est transfiguré. Il
m’aura fallu deux semaines de crise
inédite pour en prendre pleinement
conscience. J’ai passé ma journée en
cardiologie. Je devais finir de coor-
donner l’ouverture de huit places
supplémentaires de réanimation.
Notre service est trop encombré
pour accueillir de nouveaux lits,
alors nous nous étalons chez les col-
lègues. C’est inhabituel pour un soi-
gnant : sortir de l’étage, du couloir,
des murs de son service. Là, tout
autour de moi, des cardiologues, des
médecins internistes, des rhuma-
tologues s’occupaient d’autres
patients Covid, pendant que nous fi-
nalisions la préparation des derniers
lits de réanimation de cette nouvelle
unité.
«J’ai pris un instant pour regarder
tout le monde au travail dans ces
couloirs qui ne m’étaient pas fami-
liers il y a encore quelques jours. Je
ne sais pas très bien à quoi ressem-
ble une fourmilière de l’intérieur,
mais possiblement à ça. Je n’avais
pas réalisé, pas assez, que tous les
soignants de mon établissement,
quelle que soit leur spécialité,
avaient désormais un seul objectif
commun. Que l’esprit avait changé,
qu’une immense solidarité s’était
installée. D’ordinaire, le collectif se
limite au service dans lequel on tra-
vaille. Aujourd’hui, c’est tout notre
hôpital qui forme une seule et
même équipe.»
Mardi 31 mars
«Colère»
1 heure Martin, infirmier
au CHU de Saint-Etienne
«On fait un peu le point sur la straté-
gie adoptée au CHU avec l’équipe de
garde. On a tous l’image d’une vague
qui déferle sur nos hôpitaux, en-
semble on essaie de construire plus
haut pour éviter d’être submergés.
Pour ne rien cacher, on s’atten-
dait à quelque chose d’encore plus
soudain, on dirait que chez nous,
contrairement à nos collègues du
Grand-Est, l’eau monte doucement
mais sûrement. L’énorme avantage
pour nous est d’avoir eu le temps
d’anticiper l’afflux de patients. Mal-
A l’hôpital de Grasse, discussion entre médecins envisageant le transfert d’un malade le 30 mars (à gauche) ; le mur de la salle de repos, avec le mot d’encouragement d’un patient,
événement santé
protection n’a
été prédisposé en régions. Et pour-
tant des plans de préparation, il y en
a eu : grippe H1N1 en 2009, virus
Ebola entre 2014 et 2016. Personne
ne pourra dire qu’il n’était pas pré-
venu, mais quelqu’un a, un jour,
arbitré en faveur de notre ennemi!
Clemenceau disait : “La guerre!
C’est une chose trop grave pour
la confier à des militaires.” Nous
disons : “La santé! C’est une chose
trop grave pour la confier à des irres-
ponsables.”»
Lundi 30 mars
«Je ne veux
pas déranger»
7 h 30 Véronique Leblond,
cheffe de service hématologie
à la Pitié-Salpêtrière, Paris
«J’ai reçu de nombreux mails ce
week-end de patients pour deman-
der des conseils et de l’aide. Ils ont
de la fièvre, de la toux et surtout
peur. Une peur justifiée car ces pa-
tients traités pour des pathologies
graves, immunodéprimés, ne seront
jamais prioritaires dans les services
de réanimation, ce qui nous révolte,
mais que, malheureusement, nous
acceptons. Dernier exemple en date :
une patiente guérie après une greffe
de moelle, mère de quatre enfants,
50 ans, positive au Covid, à prendre
en réanimation. La discussion avec
les collègues de réanimation s’avère
difficile : après un premier refus, un
accord tombe six heures après. Elle
est toujours vivante... Comme tous
les matins, je regarde l’état des lits
Covid + et je vois un raz de marée de
lits en “rouge”, malgré l’ouverture de
place en médecine et en réanima-
tion. Plus de 350 lits Covid + et plus
aucun lit de réa de libre. Il reste en-
core quelques places en médecine,
mais pour combien de temps? Je lis
beaucoup de remerciements et d’en-
Suite de la page 3
«On a tous l’image d’une vague
qui déferle sur nos hôpitaux,
on essaie de construire plus haut
pour éviter d’être submergés.»
Martin infirmier à Saint-Etienne